Mack avait eu raison de craindre la rapiditĂ© des mouvements de lâarmĂ©e française : dĂ©jĂ , dans la nuit qui avait suivi la bataille, les deux avant-gardes, guidĂ©es, lâune par Salvato Palmieri, lâautre par Hector Caraffa, avaient pris la route de Civita-Ducale, dans lâespĂ©rance dâarriver, lâune Ă Sora par Tagliacozzo et Capistrello, et lâautre Ă Ceprano par Tivoli, Palestrina, Valmontone et Ferentina, et de fermer ainsi aux Napolitains le dĂ©filĂ© des Abruzzes.
Quant Ă Championnet, ses affaires une fois finies Ă Rome, il devait prendre la route de Velletri et de Terracina par les marais Pontins.
Au point du jour, aprĂšs avoir fait donner Ă Lemoine et Ă Casabianca des nouvelles de la victoire de la veille, et leur avoir ordonnĂ© de marcher sur Civita-Ducale pour se rĂ©unir au corps dâarmĂ©e de Macdonald et de Duhesme et prendre avec eux la route de Naples, il partit avec six mille hommes pour rentrer Ă Rome, fit vingt-cinq milles dans sa journĂ©e, campa Ă la Storta, et, le lendemain, Ă huit heures du matin, se prĂ©senta Ă la porte du Peuple, rentra dans Rome au bruit des salves de joie que tirait le chĂąteau Saint-Ange, prit la rive gauche du Tibre et regagna le palais Corsini, oĂč, comme le lui avait promis le baron de Riescach, il retrouva chaque chose Ă la place oĂč il lâavait laissĂ©e.
Le mĂȘme jour, il fit afficher cette proclamation :
« Romains !
» Je vous avais promis dâĂȘtre de retour Ă Rome avant vingt jours ; je vous tiens parole, jây rentre le dix-septiĂšme.
» LâarmĂ©e du despote napolitain a osĂ© prĂ©senter le combat Ă lâarmĂ©e française.
» Une seule bataille a suffi pour lâanĂ©antir, et, du haut de vos remparts, vous pouvez voir fuir ses dĂ©bris vers Naples, oĂč les prĂ©cĂ©deront nos lĂ©gions victorieuses.
» Trois mille morts et cinq mille blessĂ©s Ă©taient couchĂ©s hier sur le champ de bataille de Civita-Castellana ; les morts auront la sĂ©pulture honorable du soldat tuĂ© sur le champ de bataille, câest-Ă -dire le champ de bataille lui-mĂȘme ; les blessĂ©s seront traitĂ©s comme des frĂšres ; tous les hommes ne le sont-ils pas aux yeux de lâĂternel qui les a créés !
» Les trophĂ©es de notre victoire sont cinq mille prisonniers, huit drapeaux, quarante-deux piĂšces de canon, huit mille fusils, toutes les munitions, tous les bagages, tous les effets de campement et enfin le trĂ©sor de lâarmĂ©e napolitaine.
» Le roi de Naples est en fuite pour regagner sa capitale, oĂč il rentrera honteusement, accompagnĂ© des malĂ©dictions de son peuple et du mĂ©pris du monde.
» Encore une fois, le Dieu des armĂ©es a bĂ©ni notre cause. â Vive la RĂ©publique !
» CHAMPIONNET. »
Le mĂȘme jour, le gouvernement rĂ©publicain Ă©tait rĂ©tabli Ă Rome ; les deux consuls Mattei et Zaccalone, si miraculeusement Ă©chappĂ©s Ă la mort, avaient repris leur poste, et, sur lâemplacement du tombeau de Duphot, dĂ©truit, Ă la honte de lâhumanitĂ©, par la population romaine, on Ă©leva un sarcophage oĂč, Ă dĂ©faut de ses nobles restes jetĂ©s aux chiens, on inscrivit son glorieux nom.
Ainsi que lâavait dit Championnet, le roi de Naples avait fui ; mais, comme certaines parties de ce caractĂšre Ă©trange resteraient inconnues Ă nos lecteurs, si nous nous contentions, comme Championnet dans sa proclamation, dâindiquer le fait, nous leur demanderons la permission de lâaccompagner dans sa fuite.
Ă la porte du théùtre Argentina, Ferdinand avait trouvĂ© sa voiture et sâĂ©tait Ă©lancĂ© dedans avec Mack, en criant Ă dâAscoli dây monter aprĂšs eux.
Mack sâĂ©tait respectueusement placĂ© sur le siĂšge de devant.
â Mettez-vous au fond, gĂ©nĂ©ral, lui dit le roi ne pouvant pas renoncer Ă ses habitudes de raillerie, et ne songeant pas quâil se raillait lui-mĂȘme ; il me paraĂźt que vous allez avoir assez de chemin Ă faire Ă reculons, sans commencer avant que la chose soit absolument nĂ©cessaire.
Mack poussa un soupir et sâassit prĂšs du roi.
Le duc dâAscoli prit place sur le devant.
On toucha au palais FarnĂšse ; un courrier Ă©tait arrivĂ© de Vienne apportant une dĂ©pĂȘche de lâempereur dâAutriche ; le roi lâouvrit prĂ©cipitamment et lut :
« Mon trÚs-cher frÚre, cousin, oncle, beau-pÚre, allié et confédéré,
» Laissez-moi vous féliciter bien sincÚrement sur le succÚs de vos armes et sur votre entrée triomphale à Rome⊠»
Le roi nâalla pas plus loin.
â Ah ! bon ! dit-il, en voilĂ une qui arrive Ă propos.
Et il remit la dĂ©pĂȘche dans sa poche.
Puis, regardant autour de lui :
â OĂč est le courrier qui a apportĂ© cette lettre ? demanda-t-il.
â Me voici, sire, fit le courrier en sâapprochant.
â Ah ! câest toi, mon ami ? Tiens voilĂ pour ta peine, dit le roi en lui donnant sa bourse.
â Votre MajestĂ© me fera-t-elle lâhonneur de me donner une rĂ©ponse pour mon auguste souverain.
â Certainement ; seulement, je te la donnerai verbale, nâayant pas le temps dâĂ©crire. Nâest-ce pas, Mack, que je nâai pas le temps ?
Mack baissa la tĂȘte.
â Peu importe, dit le courrier ; je peux rĂ©pondre Ă Votre MajestĂ© que jâai bonne mĂ©moire.
â De sorte que tu es sĂ»r de rapporter Ă ton auguste souverain ce que je vais te dire ?
â Sans y changer une syllabe.
â Eh bien, dis-lui de ma part, entends-tu bien ? de ma partâŠ
â Jâentends, sire.
â Dis-lui que son frĂšre et cousin, oncle et beau-pĂšre, alliĂ© et confĂ©dĂ©rĂ© le roi Ferdinand est un Ăąne.
Le courrier recula effrayé.
â Nây change pas une syllabe, reprit le roi, et tu auras dit la plus grande vĂ©ritĂ© qui soit jamais sortie de ta bouche.
Le courrier se retira stupéfié.
â Et maintenant, dit le roi, comme jâai dit Ă Sa MajestĂ© lâempereur dâAutriche tout ce que jâavais Ă lui dire, partons.
â Jâoserai faire observer Ă Votre MajestĂ©, dit Mack, quâil nâest pas prudent de traverser la plaine de Rome en voiture.
â Et comment voulezâvous que je la traverse ? Ă pied ?
â Non, mais Ă cheval.
â Ă cheval ! Et pourquoi cela, Ă cheval ?
â Parce quâen voiture, Votre MajestĂ© est obligĂ©e de suivre les routes, tandis quâĂ cheval, au besoin, Votre MajestĂ© peut prendre Ă travers les terres ; excellent cavalier comme est Votre MajestĂ©, et montĂ©e sur un bon cheval, elle nâaura point Ă craindre les mauvaises rencontres.
â Ah ! malora ! sâĂ©cria le roi, on peut donc en faire ?
â Ce nâest pas probable ; mais je dois faire observer Ă Votre MajestĂ© que ces infĂąmes jacobins ont osĂ© dire que, si le roi tombait entre leurs mainsâŠ
â Eh bien ?
â Ils le pendraient au premier rĂ©verbĂšre venu si câĂ©tait dans la ville, au premier arbre rencontrĂ© si câĂ©tait en plein champ.
â Fuimmo, dâAscoli ! fuimmo !⊠Que faites-vous donc lĂ -bas, vous autres fainĂ©ants ? Deux chevaux ! deux chevaux ! les meilleurs ! Câest quâils le feraient comme ils le disent, les brigands ! Cependant, nous ne pouvons pas aller jusquâĂ Naples Ă cheval ?
â Non, sire, rĂ©pondit Mack ; mais, Ă Albano, vous prendrez la premiĂšre voiture de poste venue.
â Vous avez raison. Une paire de bottes ! Je ne peux pas courir la poste en bas de soie. Une paire de bottes ! Entends-tu, drĂŽle ?
Un valet de pied se précipita par les escaliers et revint avec une paire de longues bottes.
Ferdinand mit ses bottes dans la voiture, sans plus sâinquiĂ©ter de son ami dâAscoli que sâil nâexistait pas.
Au moment oĂč il achevait de mettre sa seconde botte, on amena les deux chevaux.
â Ă cheval, dâAscoli ! Ă cheval ! dit Ferdinand. Que diable fais-tu donc dans le coin de la voiture ? Je crois, Dieu me pardonne, que tu dors !
â Dix hommes dâescorte, cria Mack, et un manteau pour Sa MajestĂ© !
â Oui, dit le roi montant Ă cheval, dix hommes dâescorte et un manteau pour moi.
On lui apporta un manteau de couleur sombre dans lequel il sâenveloppa.
Mack monta lui-mĂȘme Ă cheval.
â Comme je ne serai rassurĂ© que quand je verrai Votre MajestĂ© hors des murs de la ville, je demande Ă Votre MajestĂ© la permission de lâaccompagner jusquâĂ la porte San-Giovanni.
â Est-ce que vous croyez que jâai quelque chose Ă craindre dans la ville, gĂ©nĂ©ral ?
â Supposons⊠ce qui nâest pas supposableâŠ
â Diable ! fit le roi ; nâimporte, supposons toujours.
â Supposons que Championnet ait eu le temps de faire prĂ©venir le commandant du chĂąteau Saint-Ange, et que les jacobins gardent les portes.
â Câest possible, cria le roi, câest possible ; partons.
â Partons, dit Mack.
â Eh bien, oĂč allez-vous, gĂ©nĂ©ral ?
â Je vous conduis, sire, Ă la seule porte de la ville par laquelle on ne supposera jamais que vous sortiez, attendu quâelle est justement Ă lâopposĂ© de la porte de Naples ; je vous conduis Ă la porte du Peuple, et, dâailleurs, câest la plus proche dâici ; ce qui nous importe, câest de sortir de Rome le plus promptement possible ; une fois hors de Rome, nous faisons le tour des remparts, et, en un quart dâheure, nous sommes Ă la porte San-Giovanni.
â Il faut que ces coquins de Français soient de bien rusĂ©s dĂ©mons, gĂ©nĂ©ral, pour avoir battu un gaillard aussi fin que vous.
On avait fait du chemin pendant ce dialogue, et lâon Ă©tait arrivĂ© Ă lâextrĂ©mitĂ© de Ripetta.
Le roi arrĂȘta le cheval de Mack par la bride.
â HolĂ ! gĂ©nĂ©ral, dit-il, quâest-ce que câest que tous ces gens-lĂ qui rentrent par la porte du Peuple ?
â Sâils avaient eu le temps matĂ©riel de faire trente milles en cinq heures, je dirais que ce sont les soldats de Votre MajestĂ© qui fuient.
â Ce sont eux, gĂ©nĂ©ral ! ce sont eux ! Ah ! vous ne les connaissez pas, ces gaillards-lĂ ; quand il sâagit de se sauver, ils ont des ailes aux talons.
Le roi ne sâĂ©tait pas trompĂ©, câĂ©tait la tĂȘte des fuyards qui avaient fait un peu plus de deux lieues Ă lâheure, et qui commençaient Ă rentrer dans Rome. Le roi mit son manteau sur ses yeux et passa au milieu dâeux sans ĂȘtre reconnu.
Une fois hors de la ville, la petite troupe se jeta Ă droite, suivit lâenceinte dâAurĂ©lien, dĂ©passa la porte San-Lorenzo, puis la porte Maggiore, et enfin arriva Ă cette fameuse porte San-Giovanni, oĂč le roi, seize jours auparavant, avait en si grande pompe reçu les clefs de la ville.
â Et maintenant, dit Mack, voici la route, sire ; dans une heure, vous serez Ă Albano ; Ă Albano, vous ĂȘtes hors de tout danger.
â Vous me quittez, gĂ©nĂ©ral ?
â Sire, mon devoir Ă©tait de penser au roi avant tout ; mon devoir est maintenant de penser Ă lâarmĂ©e.
â Allez, et faites de votre mieux ; seulement, quoi quâil arrive, je dĂ©sire que vous vous rappeliez que ce nâest pas moi qui ai voulu la guerre et qui vous ai dĂ©rangĂ© de vos affaires, si vous en aviez Ă Vienne, pour vous faire venir Ă Naples.
â HĂ©las ! câest bien vrai, sire, et je suis prĂȘt Ă rendre tĂ©moignage que câest la reine qui a tout fait. Et maintenant, que Dieu garde Votre MajestĂ© !
Mack salua le roi et mit son cheval au galop, reprenant la route par laquelle il était venu.
â Et toi, murmura le roi en enfonçant les Ă©perons dans le ventre de son cheval et en le lançant Ă fond de train sur la route dâAlbano, et toi, que le diable tâemporte, imbĂ©cile !
On voit que, depuis le jour du conseil d...