Au coin de la ruelle du Montalais, qui descend au lac, et Ă deux pas du bois de Ville-dâAvray, sâĂ©levait une maison de campagne, fraĂźche et coquette au possible derriĂšre ses clĂ©matites et ses plantes grimpantes : vrai nid dâamoureux qui dĂ©testent le bruit et dâamants Ă©goĂŻstes pour qui le monde finit Ă leur amour.
La villa Montalais avait été achetée quelques années auparavant par M. Roger Laroque, un ingénieur-mécanicien, trÚs connu, dont les ateliers de constructions étaient rue Saint-Maur et qui avait, en outre, un appartement particulier, boulevard Malesherbes, 117.
Lâhiver, il habitait boulevard Malesherbes ; lâĂ©tĂ©, il se rĂ©fugiait Ă Ville-dâAvray, avec sa femme et sa fille ; mais chaque matin ses affaires le rappelaient Ă Paris, rue Saint-Maur ; il y dĂ©jeunait et rentrait le soir, vers sept heures, pour dĂźner en famille.
Le soir oĂč commence notre rĂ©cit â en juillet 1872 â Ă huit heures, contre son habitude trĂšs rĂ©guliĂšre, Roger Laroque nâĂ©tait pas encore rentrĂ©.
Le dĂźner Ă©tait prĂȘt. La lampe suspendue venait dâĂȘtre allumĂ©e dans une ravissante salle Ă manger communiquant avec une serre et tout encombrĂ©e de fleurs. Au salon, dont les fenĂȘtres ouvraient sur une large terrasse, non plus quâĂ la salle Ă manger, personne. Et lâon eĂ»t dit, sans les lumiĂšres, que cette maison Ă©tait inhabitĂ©e, tant elle semblait calme et comme endormie au milieu des fleurs dans la nuit envahissante.
Pourtant, à gauche du salon, deux voix chuchotent. De ce cÎté, se trouve la chambre de Mme Laroque, encore plongée dans la demi-obscurité du crépuscule.
Deux voix, lâune superbe, grave et douce, de celles qui font aimer une femme sans la connaĂźtre, lâautre, enfantine, pareille au son du cristal, appelant le rire, les jeux et lâinsouciance. Câest la mĂšre et la fille, Henriette Laroque et Suzanne.
Mme Laroque a traĂźnĂ© une chaise longue auprĂšs de la fenĂȘtre entrouverte. Elle sây est assise. Elle a attirĂ© Suzanne auprĂšs dâelle. Elles sont blondes toutes deux. Lâune a vingt-cinq ans. Elle est en pleine floraison de sa beautĂ©. Lâautre a sept ans et nâest pas encore au printemps de sa vie. Elles se ressemblent.
Bien que huit heures aient sonnĂ© et que depuis plus dâune heure son mari devrait ĂȘtre lĂ , Mme Laroque nâest pas trop inquiĂšte. De quoi sâinquiĂ©terait-elle ? Ne sait-elle pas que Roger lâadore autant quâelle lâaime ?
Cependant, plus que dâautre jour, elle dĂ©sirerait ce soir-lĂ quâil ne fĂ»t point en retard. Henriette et Suzanne lâattendent avec impatience et la maison elle-mĂȘme, avec ses fleurs Ă profusion, son air souriant de fĂȘte, semble Ă©tonnĂ©e de ce silence et de cette solitude.
Câest que, justement, il y a sept ans que Suzanne est nĂ©e : Suzanne, lâunique enfant, lâenfant gĂątĂ©e, lâadoration du pĂšre.
Et, dans les longues heures de la journĂ©e, depuis lâavant-veille, Henriette lui fait rĂ©citer quelques mots quâelle lui apprend par cĆur et par lesquels Suzanne va souhaiter la bienvenue Ă Roger, dans un instant, lorsquâil entrera.
Ăcoutez la voix grave de la mĂšre et le cristal pur de la petite fille, chuchotant, nâosant parler haut, afin de conserver bien Ă elles, pour quelques minutes encore, le mystĂšre de leur douce surprise.
â Tu nâas pas oubliĂ©, chĂšre enfant ?
â Oh ! non, mĂšre, je nâai rien oubliĂ©.
â Que diras-tu Ă ton pĂšre, lorsquâil tâembrassera ?
â Je lui dirai : « PĂšre, je tâaime depuis sept ans. Je tâaime autant que maman. Je sais que tu consacres ta vie Ă prĂ©parer la mienne, et que tu te fatigues pour que je sois heureuse plus tard. Mais, pĂšre chĂ©ri, je ne suis jamais si heureuse que quand tu mâembrasses. Je sais que tu es indulgent pour moi, et tous les jours je tâaime davantage, parce que, tous les jours, je vois combien tu es bon. Si je tâai fait de la peine, pĂšre chĂ©ri, câest sans le savoir⊠et je tâen demande pardon ! »
â Et tu penses ce que tu dis, nâest-ce pas, mon enfant ?
â Oh ! mĂšre, dit la mignonne en jetant les deux bras autour du cou dâHenriette, câest vrai, sais-tu bien que je lâaime autant que toi !
La demie de huit heures sonna.
Henriette eut un geste de surprise.
â Ton pĂšre ne dĂźnera pas avec nous ce soir, dit-elle, viens. Je ne veux pas que tu attendes plus longtemps.
Elles passĂšrent dans la salle Ă manger.
Mme Laroque sonna pour quâon servĂźt. Il nây avait, Ă la villa, pour tout domestique, quâun cocher, une cuisiniĂšre et une femme de chambre, Victoire, laquelle Ă©tait au service dâHenriette depuis deux jours seulement.
Le dĂźner fut silencieux.
MalgrĂ© elle, un vague sentiment de crainte oppressait le cĆur de la jeune femme. Ă deux ou trois reprises, Roger sâĂ©tait trouvĂ© ainsi en retard, mais il avait eu soin de tĂ©lĂ©graphier. Ce soir, rien. Pourquoi ?
Elles revinrent Ă la chambre Ă coucher.
Une heure sâĂ©coula. Roger ne rentrait pas.
Henriette rĂȘvait devant la fenĂȘtre, demi-couchĂ©e sur la chaise longue.
Victoire avait voulu allumer. Elle sây Ă©tait opposĂ©e. Ă quoi bon ? Elle nâavait pas envie de lire, et il faisait un clair de lune magnifique. Le ciel Ă©tait dâun bleu transparent, laissant deviner de lointains infinis.
Dix heures sonnĂšrent.
â Tu ne dors pas, chĂ©rie ? fit Henriette.
â Non, mĂšre, dit lâenfant dont les yeux Ă©taient grands ouverts.
â Tu ne veux pas te coucher ?
â Oh ! non, je voudrais embrasser petit pĂšre auparavant. Henriette, tourmentĂ©e, alla sâappuyer sur le balcon, regardant vers le chemin par oĂč Roger, venant de la gare, avait coutume dâarriver. Suzanne, auprĂšs dâelle, regardait aussi.
La villa Montalais est isolĂ©e de Ville-dâAvray par des jardins et des arbres. En face dâelle, dans les marronniers et un peu sur la gauche, est une petite maison proprette, aux contrevents verts, donnant de plain-pied sur la rue, alors que la villa, au contraire, est sĂ©parĂ©e de la rue par une pelouse constamment rafraĂźchie par un jet dâeau.
La maisonnette Ă©tait Ă©clairĂ©e ; les fenĂȘtres ouvertes laissaient voir une chambre meublĂ©e dâacajou, ayant une table au milieu et, dans le fond, une sorte de bureau-secrĂ©taire poussĂ© contre le mur.
Onze heures sonnĂšrent non loin de lĂ , Ă lâĂ©glise du village.
â Mon Dieu ! dit-elle, que sâest-il donc passĂ© ?
Et, sâadressant Ă sa fille :
â Tu nâas pas froid ? Tu ne tâendors pas ?
â Oh ! non, mĂšre ! il fait si bon, et je voudrais tant voir petit pĂšre !
Dans la maison dâen face, devant les fenĂȘtres, un homme de moyenne taille venait de passer et sâasseyait Ă son secrĂ©taire quâil ouvrait. On le voyait distinctement et Henriette et Suzanne le regardaient. CâĂ©tait le locataire, le pĂšre Larouette.
â Notre nouveau voisin est rentrĂ©, dit la petite.
Lâhomme avait tirĂ© de sa redingote un portefeuille gonflĂ©, lâavait vidĂ© et Ă©parpillait devant lui les liasses de billets de banque, des rouleaux de louis, une fortune quâil se mit Ă ranger mĂ©thodiquement, comptant et recomptant avec un plaisir visible.
Henriette et Suzanne le voyaient de profil ; et, tel quâil Ă©tait placĂ©, Larouette tournait le dos Ă la porte dâentrĂ©e de sa chambre.
â Quâest-ce quâil fait, notre voisin ? interrogea Suzanne.
â Il compte de lâargent quâil vient de recevoir, sans doute.
On entendit le premier quart de onze heures, au carillon de lâĂ©glise.
Henriette se pencha sur sa fille, et lâembrassa au front, longuement.
â Je vais appeler Victoire pour quâelle te dĂ©shabille et te couche, dit-elle.
â Oh ! mĂšre, encore un instant⊠Papa ne peut tarderâŠ
â Non, mignonne, il se fait tard⊠Tu serais fatiguĂ©e.
Et la jeune femme appuya sur le bouton dâune sonnette Ă©lectrique communiquant avec lâoffice et se remit au balcon.
Suzanne regardait dans la rue, le plus loin quâelle pouvait voir.
Victoire entra.
â Allumez une lampe et la veilleuse, dit Henriette, puis vous prendrez Suzanne.
Au mĂȘme instant, la fillette se penchait en dehors du balcon en battant des mains, riant et appelant, dans un cri de joie :
â PĂšre ! pĂšre ! nous tâattendons⊠Je ne suis pas couchĂ©e !âŠ
Un homme, en effet, remontait la rue, Ă quelques pas de lĂ . Il Ă©tait de haute stature, coiffĂ© dâun chapeau gris clair et vĂȘtu dâun pardessus dâĂ©tĂ© Ă©galement gris, avec une pĂšlerine sur les Ă©paules.
Au cri de Suzanne, il se jeta dans les marronniers, devant la maison.
Henriette, en se penchant, lâavait vu aussi.
â Roger ! Roger ! dit-elle, pourquoi es-tu en retard ?⊠Dans quelle inquiĂ©tude tu nous as mises, si tu savais !âŠ
Mais lâhomme, quâil eĂ»t entendu ou non, ne rĂ©pondait rien. Il se coulait maintenant, le dos baissĂ©, dans les arbres, de tronc en tronc, en se rapprochant de la maison de Larouette.
Tout Ă coup, il eut Ă franchir un sentier. La lune lâĂ©claira encoreâŠ
â Câest Roger !⊠murmura Henriette, que fait-il donc ? oĂč va-t-il ?
Suzanne, Ă©tonnĂ©e, se taisait, mais ses yeux suivaient son pĂšre avec une curiositĂ© inquiĂšte⊠Et la mĂšre ne respirait plus⊠le cĆur tordu par une angoisse⊠les mains crispĂ©es au fer du balcon⊠trĂšs pĂąle⊠les dents serrĂ©es⊠presque mĂ©connaissableâŠ
Lâhomme dĂ©passa les arbres et pĂ©nĂ©tra furtivement dans la maison.
â Tiens ! fit Suzanne, pĂšre qui va chez le voisin !âŠ
Quelques secondes se passÚrent. Larouette se levait, et, debout prÚs de son secrétaire, refermait les tiroirs à clef avec méthode et lenteur.
Tout Ă coup, il se passa derriĂšre lui une chose quâil ne vit pas, mais que, de leur balcon, distinguĂšrent Suzanne et Henriette.
La porte du fond venait de sâouvrir doucement, sans aucun bruit, puisque Larouette nâavait pas entendu, et un homme qui paraissait de haute taille, trĂšs robuste, apparut soudain derriĂšre lui, tournant le dos Ă la fenĂȘtre.
La moitié du corps projetée hors du balcon, les yeux dilatés, Henriette regardait.
Quâallait-il donc se passer lĂ ? Est-ce que câĂ©tait Roger, vraiment ?âŠ
Lâhomme leva les deux bras⊠les poings fermĂ©s⊠sur la tĂȘte nue de LarouetteâŠ
Henriette voulut crier, prĂ©venir⊠mais une force supĂ©rieure Ă elle-mĂȘme retint le cri dans sa gorge ; elle nâeut quâun soupir rauque, une sorte de rĂąle dâĂ©pouvante et dit seulement :
â Roger ! Roger ! Juste Dieu !âŠ
La scĂšne qui suivit ne dura quâune seconde.
Les deux poings levĂ©s sâĂ©taient abattus, mais Larouette au mĂȘme instant se retournait, esquivant le coup. Il jeta un cri, un seul : « Ă lâassassin ! »
Il y eut une courte et atroce lutte. Le chapeau du meurtrier tomba â un chapeau dâĂ©tĂ©, gris, ornĂ© dâun large ruban noir.
La lampe roula sur la table, mais, avant quâelle ne sâĂ©teignĂźt, une brune figure, couverte dâune Ă©paisse barbe trĂšs noire, Ă©tait apparue comme dans un Ă©clair.
Du reste, pas dâautre bruit. Les tĂ©nĂšbres sâĂ©taient faites dans la chambre. Larouette, chĂ©tif, tenta de se dĂ©fendre. Le meurtrier Ă©tait un colosse. Pourtant la crainte de mourir dĂ©cupla les forces de la victime. Larouette se dĂ©battit, essaya de crier.
Alors, il y eut une vive lumiĂšre, puis une dĂ©tonation sourde. Et ce fut toutâŠ
Henriette sâĂ©tait reculĂ©e. Ses dents claquaient. De grosses gouttes de sueur mouillaient son front. Elle avait le regard dâune folle⊠Et elle rĂ©pĂ©tait, haletante, dans un dĂ©chirement affreux de toute sa vie :
â Roger ! Se peut-il ! Lui !⊠Câest horrible !
Et voilĂ tout Ă coup quâau milieu de son Ă©garement lui vient la pensĂ©e de sa fille, de sa fille quâelle a oubliĂ©e pendant les cinq minutes quâa durĂ© ce terrible drame⊠de sa fille qui, la premiĂšre, avait reconnu Roger.
â Suzanne ! dit-elle.
â MĂšre ! fait une voix trĂšs faible, derriĂšre elle.
Alors Henriette prend lâenfant dans ses bras avec une farouche douleur.
â Tu nâas rien vu⊠dit-elle, haletante, dans le dĂ©sordre de son esprit⊠tu nâas rien vu⊠tu nâas rien entendu⊠Ăcoute-moi bien et comprends-moi⊠Il faut que tu nâaies rien vu et rien entendu.
â Non, mĂšre, je nâaurai rien vu⊠je nâaurai rien entenduâŠ
Ce nâĂ©tait plus la voix de cristal pur, argentine et frĂȘle⊠câĂ©tait la voix grave de la mĂšre ; grandie soudain par un abominable spectacle, la fillette distinguait clairement lâavenir.
â Tu ne diras jamais rien ?
â Jamais⊠que sur un ordre de toi, mĂšre.
â Câest bien⊠que Dieu tâĂ©pargne la douleur⊠quâil me frappe, mais quâil ait pitiĂ© de ta faiblesse et de ton innocence !âŠ
Elle ne pleurait pas. Seulem...