Le trente et un du mois dâaoĂ»t, vers les neuf heures du matin, Robert Cozal regagna ses pĂ©nates, sâĂ©tant levĂ© avec les coqs.
Il Ă©tait chaussĂ© dâespadrilles, coiffĂ© dâune casquette de vacher, et il revenait de la rue des Saules oĂč il Ă©tait allĂ© boire du vin blanc et manger un bout de saucisson Ă la porte dâun mastroquet, en regardant les lentes fumĂ©es des chemins de fer flotter dans lâair bleu des lointains.
Il en usait ainsi chaque matin, Ă moins que le temps sây opposĂąt. Le lundi seulement, et le jeudi, jours oĂč Mme Hamiet, sa maĂźtresse, le venait voir, il modifiait son ordinaire et dĂ©jeunait de fromage blanc, crainte de troubler dâun relent dâail lâextase des intimitĂ©s.
TrĂšs nomade et capricieux, aimant la nouveautĂ© jusquâĂ changer trois fois par mois son lit de place, histoire de goĂ»ter au rĂ©veil lâexquise impression de la surprise, il nâĂ©tait guĂšre un coin de Paris oĂč cet aimable garçon nâeĂ»t plantĂ© un instant sa tente. Ă la fin il avait fait comme tout le monde, il avait Ă©chouĂ© Ă Montmartre, et, depuis le printemps, il filait dâheureux jours sous les ombrages de la villa Bon-Abri : une double forĂȘt dâacacias et de hĂȘtres dĂ©gringolant Ă pic, aux flancs dâune commune allĂ©e, la pente nord de la Butte.
Et le fait est que câĂ©tait dĂ©licieux, ce coin de banlieue prĂ©maturĂ©e poussĂ© lĂ sans que lâon sĂ»t comment, semĂ© dâhabitations coquettes, de haies frĂȘles oĂč les liserons couraient en clochettes lĂ©gĂšres, et que les dimanches de beau temps emplissaient dâun tapage de bombances champĂȘtres. Il y en avait pour tous les goĂ»ts et aussi pour toutes les bourses, depuis le manoir Ă tourelles dont les Ă©troites meurtriĂšres Ă©clairent les water-closets, jusquâĂ lâhumble cahute de planches, coiffĂ©e dâun zinc Ă rails que roue de coups la pluie.
De bourse et de goĂ»ts Ă©galement modestes, Robert Cozal avait pris le juste milieu : il payait douze cents francs par an le droit dâexĂ©cuter dâagrĂ©ables variations sur le thĂšme cĂ©lĂšbre de Jean-Jacques, « une maisonnette blanche avec des contrevents verts », vraie maison de Socrate pour lâexiguĂŻtĂ©, si basse quâune couple de platanes se rejoignaient par-dessus son toit, sây enlaçaient en rameaux fraternels.
LĂ , il goĂ»tait les grandes douceurs de paix quâavait toujours convoitĂ©es sa paresse, restant parfois des heures entiĂšres le dos dans les herbes de sa pelouse, Ă regarder planer dâimmobiles cerfs-volants quâenlevaient des gamins rue Lamarck. Ă midi, il passait son veston dâalpaga, se coiffait de sa casquette et partait dĂ©jeuner au petit bonheur de ses pas : au « Lapin Agile », par exemple, ou sous les phtisiques tonnelles du « Site Enchanteur », une façon dâauberge de grand chemin Ă©chappĂ©e Ă un dĂ©cor de mĂ©lodrame et que, seul, un miracle semblait empĂȘcher de glisser comme un wagonnet de montagne russe, sur la dĂ©gringolade de la rue du Mont-Cenis. Quelque temps il avait, ainsi, promenĂ© de bouchon en bouchon son hĂ©sitante clientĂšle, mais un matin quâil Ă©tait venu tirer de lâeau au puits banal de la villa Bon-Abri, il avait fait la connaissance du musicien StĂ©phen Hour, son voisin, en lui inondant les souliers du trop plein de ses arrosoirs, et depuis lors, devenus grands amis, les deux hommes dĂźnaient ensemble dans une gargote de la rue Saint-Rustique dont lâahurissante enseigne
OLIVIER
ET
PIEDS DE MOUTONS
avait le pouvoir de jeter Cozal Ă des abĂźmes de rĂȘverie.
Ils mangeaient en plein air, Ă la fraĂźcheur dâun chĂšvrefeuille quâallumait de verts Ă©clatants une lampe posĂ©e entre eux, sâattardaient ensuite Ă causer, devant les lits de sucre fondu restĂ©s au fond de leurs tasses, dâun projet de collaboration : un opĂ©ra-comique Louis XV, appelĂ© Madame Brimborion, que Cozal achevait tout doucement, en sâamusant, pour occuper ses loisirs. Hour, du reste, pour qui la vie avait eu la dent un peu dure et qui ne dĂ©rageait pas contre elle, avait, en tout et pour tout, deux sujets de conversation, â deux ! â sa musique et sa maĂźtresse. Sorti de lĂ , il bourrait sa pipe et laissait dire, dĂ©sintĂ©ressĂ©, retranchĂ©, si on venait Ă le questionner, derriĂšre le vague geste ignorant du monsieur qui sâen bat lâorbite.
Sa musique !âŠ
à la vérité, deux mornes chutes résumaient sa carriÚre :
1° Ă lâOpĂ©ra, Servage ! Ă©popĂ©e tragique, intentionnellement traitĂ©e en opĂ©rette, Hour ayant tenu Ă prouver quâil savait ĂȘtre homme de verve le jour oĂč ça lui convenait ;
2° Aux Folies-Dramatiques, La Main chaude, opĂ©rette bouffe dĂ©bordante dâĂąpre Ă©rudition et dâinsipide solennitĂ©, Hour ayant voulu, cette fois, Ă©tablir quâil avait plus dâune corde Ă son arc, et que, sâil excellait Ă se montrer badin lorsquâil convenait quâil fĂ»t grave, en revanche il Ă©tait sans Ă©gal pour triompher, quand il fallait ĂȘtre plaisant, dans le bel art dâĂȘtre sĂ©vĂšre.
Avec ce joli systĂšme, oĂč se synthĂ©tisait tout entiĂšre la vanitĂ© intransigeante et insociable du personnage, il en Ă©tait venu, lui, prix de Rome de 1895, Ă bricoler pour lâĂ©diteur BarbaillĂ©, qui les lui payait vingt francs piĂšce, des rĂ©ductions enfantines dâĆuvres cĂ©lĂšbres tombĂ©es dans le domaine public, et Ă battre, le reste du temps, le pavĂ© de la capitale, pour trouver des leçons de piano â quâil trouvait et ne gardait jamais plus de huit jours, tant il apportait de promptitude Ă dĂ©goĂ»ter les gens les mieux intentionnĂ©s.
Les quelques louis ainsi glanĂ©s de droite et de gauche, joints aux quelques piĂšces de cent sous quâil touchait Ă lâagence des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (il Ă©tait lâauteur dâune romance cĂ©lĂšbre : Cueillons les Roses), et aux petits revenus quâil avait hĂ©ritĂ©s de sa mĂšre, lui constituaient une maigre aisance, dont lâallĂ©geait, avec une incontestable dextĂ©ritĂ©, la jeune HĂ©lĂšne, aimable voyou juponnĂ© de 17 Ă 18 ans, quâil avait mise dans ses meubles et quâil idolĂątrait et rouait de coups tout ensemble.
Rue de Lorient, une venelle en coude quâĂ©crase la crĂȘte de la Butte sous lâombre allongĂ©e de ses moulins, il lui avait louĂ© et meublĂ© un petit rez-de-chaussĂ©e de trois piĂšces oĂč Ă©taient venus coucher les uns aprĂšs les autres tous les rigolos de Montmartre, sauf lui, quâelle renvoyait impitoyablement Ă sa niche de la villa.
Car cette prodigue de soi-mĂȘme, de qui nul pied nâavait en vain agacĂ© le pied sous une table, se montrait avec lui dâune lĂ©sinerie inouĂŻe, dâune ladrerie qui ne dĂ©sarmait par-ci par-lĂ quâavec des soupirs assommĂ©s, et qui, aprĂšs lâavoir lentement exaspĂ©rĂ©, le jetait soudain Ă des accĂšs de folie furieuse.
â SaletĂ© ! criait-il. Coquine ! En voilĂ encore des façons ! Si je te dĂ©goĂ»te, faut le dire.
Mais elle, froidement :
â Faut le dire ?⊠Je le dis.
â Je te dĂ©goĂ»te ?
â Oui, tu me dĂ©goĂ»tes !
Alors Stéphen Hour, hors de lui :
â Sale bĂȘte ! hurlait-il, sale bĂȘte !
Et lĂ -dessus, câĂ©tait des batailles Ă en Ă©tourdir la maison, des pourchas extravagants autour des meubles culbutĂ©s, des scĂšnes de pugilat en chambre, dâoĂč ils sortaient : lui, comme dâune catastrophe Ă laquelle il nâaurait Ă©chappĂ© que par miracle, Ă©perdu, muet, les lĂšvres blĂȘmes ; elle, comme de son lit, mon Dieu ! reposĂ©e, et souriante, et calme, toute colorĂ©e de calottes et ravie dâavoir fait Ă©cumer le gros homme.
Pauvre gros homme !
TorturĂ© de jalousie latente et de dĂ©sirs insatisfaits, deux fois trahi et deux fois malheureux dans les deux seules passions qui meublassent sa vie, volontiers et indiffĂ©remment il sâen prenait Ă lâune de lâautre. Ă lâingratitude de son art il reprochait les tristes consolations demandĂ©es Ă ses sales amours ; Ă ses amours, les cruelles reprĂ©sailles de son art bĂȘtement nĂ©gligĂ© et galvaudĂ© pour elles, et qui se vengeait.
Il passait la moitiĂ© de sa vie Ă faire le serment de lĂącher la « coquine » et lâautre moitiĂ© Ă le refaire ; de quoi se divertissait fort Robert Cozal, demeurĂ© trĂšs bĂ©bĂ© malgrĂ© ses vingt-cinq ans, et quâamusait au suprĂȘme degrĂ© lâĂ©loquence pittoresque et pleine de laisser-aller de son ami. Celui-ci, par sa large face embroussaillĂ©e, le flamboiement sombre de ses yeux, le perpĂ©tuel grondement dâorage qui filtrait de ses lĂšvres closes et lâentretenait au centre dâun essaim bourdonnant de grosses mouches, apparaissait Ă celui-lĂ tel un sanglier monstrueux.
Ce mĂȘme matin, trente et uniĂšme du mois dâaoĂ»t, Cozal devait ĂȘtre Ă©bahi Ă dĂ©couvrir en quelle bauge le sanglier vivait comme un cochon.
Il avait, la veille au soir, achevĂ© le second acte de Madame Brimborion, et, pressĂ© de lui faire tenir la bonne nouvelle, il se dĂ©cida Ă franchir, en dĂ©pit de lâheure matinale, le seuil de son collaborateur.
En pénétrant dans la villa Bon-Abri, le premier cottage rencontré était celui de Stéphen Hour.
Il se composait dâune chose qui avait Ă©tĂ© un jardin, ainsi quâen attestaient les buis empoussiĂ©rĂ©s surgis des herbes par instants et marquant lâemplacement de corbeilles disparues, et dâun cube Ă©norme de verdures qui Ă©tait lâhabitation. De la maison, en effet, plus rien, que lâenchevĂȘtrement confus des vignes vierges qui en matelassaient la toiture, pour chasser de lĂ , jusquâau sol, en stalactites compactes, leurs jeunes pousses troussĂ©es et tendres. Robert Cozal, cherchant la porte, les dut Ă©carter de ses deux bras ainsi quâil eĂ»t fait de lourds rideaux.
La clĂ©, mise une fois pour toutes Ă la serrure, nâen avait oncques bougĂ© depuis.
Il entra.
â Eh ?⊠Quoi ?⊠Qui va lĂ ? fit une voix qui parut sortir dâun souterrain et qui, en rĂ©alitĂ©, Ă©tait celle de StĂ©phen Hour, couchĂ© Ă mĂȘme le plancher. Ah ! câest vous ? Eh bien ! vrai, vous nâavez pas le trac dâĂȘtre sur vos pattes Ă cette heure-ci. Le diable vous emporte, mon bon !
En mĂȘme temps, par le bain dâombre noyant la piĂšce, une pĂąleur imprĂ©cise et vivante sâagita : Hour, Ă©veillĂ© en sursaut, qui se soulevait sur ses paumes.
Interloqué :
â Je vous dĂ©range⊠; vous dormiez encore, fit Cozal.
Hour avait un langage Ă lui, dont les volontĂ©s de continence dâune exaspĂ©ration perpĂ©tuelle mangeaient la moitiĂ© au passage et dont suintait le reste, tant bien que mal, Ă travers la flambaison dense dâune moustache en chute dâeau.
Sa réponse fut un grognement de truie à qui on a donné du pied dans le groin.
â ⊠on⊠eu⊠ou⊠; heure quâil est ?⊠Pas midi, je parie !⊠erdant, ĂȘtre rĂ©veillĂ© Ă des heures pareilles !⊠â Enfin !
Il ajouta :
â Tirez donc le rideau. On est comme dans une cave, ici. Cozal, ravi dây voir clair, sâempressa, et il demeura effarĂ©, Ă se demander sâil rĂȘvait.
Ă peine distinguĂ© dans lâaffreux crĂ©puscule tombĂ© lĂ tout Ă coup des verdures du dehors, câĂ©tait sous ses yeux le plus fou, le plus invraisemblable repaire de sous-fripier quâait jamais abritĂ© la Maube en les enfoncements sinistres de ses impasses.
Des loques ! Des chaussures moisies et encroĂ»tĂ©es dâantiques boues !⊠Des chapeaux ravagĂ©s dâusure, et dont lâun, ĂŽ surprise ! un melon aux vastes bords, que sans doute la main de son propriĂ©taire avait impatiemment lancĂ© Ă la volĂ©e, flottait comme un navire Ă lâancre en les eaux savonneuses et Ă©paisses dâune cuvette !⊠Sur la tablette, fendue en deux, dâune cheminĂ©e qui Ă©tait un cellier et dont la trappe dĂ©mantibulĂ©e ouvrait un jour en angle aigu sur lâĂątre hĂ©rissĂ© de bouteilles vides, cette cuvette occupait la place de la pendule, laquelle, juchĂ©e sur la corniche dâun colossal bahut de chĂȘne, projetait un rouleau de musique hors du trou bĂ©ant de son cadran, parti lui-mĂȘme avec Jean, « voir sâils viennent ». Des milliers de bouts dâallumettes saupoudraient de grĂ©sil le plancher, des mĂ©gots de cigarettes crachĂ©s au hasard de la lĂšvre lĂ©praient bizarrement les murs dâune invasion dâĂ©normes cloportes immobiles, et StĂ©phen Hour, Ă demi Ă©mergĂ© du pĂȘle-mĂȘle de ses couvertures entre un pot de nuit Ă sa droite et un monticule de tabac Ă sa gauche, Ă©tait une horreur de plus, parmi tant dâautres.
Il y avait mieux cependant.
La vraie surprise de ce claquedent, ce qui, dâune chose simplement extraordinaire, faisait une chose fantastique, câĂ©tait lâattendrissant piano qui servait au compositeur Ă y parfaire ses chefs-dâĆuvre.
Non, ce meuble !âŠ
Ah ! les choses, vraiment ont des mélancolies à elles ; des tristesses qui leur sont propres !
Avec son clavier comparable Ă la mĂąchoire safranĂ©e dâune quakeresse octogĂ©naire, le piano de StĂ©phen Hour eĂ»t Ă©voquĂ© la vision du capitaine Castagnette, si, plutĂŽt, il nâeĂ»t fait songer Ă un pauvre Ăąne Ă©corchĂ© vif, par son ventre, son triste ventre dĂ©foncĂ© en cerceau de cirque sur ses entrailles de laiton. De ses colonnettes de soutien, frĂȘles spirales oĂč sâaccrochait le jour, lâune se calait, amputĂ©e Ă mi-jambe, au cul dâun seau renversĂ©, et les deux accroches de cuivre, dâoĂč les appliques avaient fui, qui flanquaient les zigzags baroques du pupitre, pointaient sur son avant, tels, sur une plate poitrine, les petits, tout petits tĂ©tons, dâune grande bringue de pensionnaire. InstallĂ© au sein de ce fumier, de biais et Ă©nigmatiquement Ă contre-jour, il sây dressait avec lâhĂ©sitation inquiĂšte dâun homme saoul Ă©chouĂ© quelque part sans sâĂȘtre au juste rendu compte par la faveur de quel miracle.
Or, chose inouĂŻe ! Ă cette Ă©pinette apocalyptique et de laquelle se battaient les cordes avec des coquilles de noix, des carcasses de boĂźtes dâallumettes et des fragments de papiers encore gras des reliefs de charcuterie quâils avaient enveloppĂ©s naguĂšre, StĂ©phen Hour arrachait des sons !⊠Quels sons !⊠Nâimporte, des sons ; des mĂ©lancolies attĂ©nuĂ©es, lointaines, lointaines, lointaines, qui avaient la plaintive douceur des souvenirs dâenfance effacĂ©s Ă demi, et cela Ă©tait Ă la fois profondĂ©ment triste et grotesque, parce quâĂ la musique douloureuse sanglotĂ©e aux flancs de lâinstrument une autre musique se mĂȘlait : la danse tremblotĂ©e de lâanse sur les parois sonores du seau.
â Oui⊠un peu en dĂ©sordre ici, dit nĂ©gligemment StĂ©phen Hour qui avait suivi de son regard le regard ahuri de Cozal et qui ajouta ce mot superbe : â Je fais mon mĂ©nage moi-mĂȘme. Excusez, hein !⊠Qâç...