Ce dimanche-lĂ , un dimanche de juillet chauffĂ© Ă blanc, il y avait, Ă lâoccasion du concours rĂ©gional, une grande fĂȘte de jour aux arĂšnes dâAps-en-Provence. Toute la ville Ă©tait venue : les tisserands du Chemin-Neuf, lâaristocratie du quartier de la Calade, mĂȘme du monde de Beaucaire.
« Cinquante mille personnes au moins ! » disait le Forum dans sa chronique du lendemain ; mais on doit tenir compte de lâenflure mĂ©ridionale.
Le vrai, câest quâune foule Ă©norme sâĂ©tageait, sâĂ©crasait sur les gradins brĂ»lĂ©s du vieil amphithéùtre, comme au beau temps des Antonins, et que la fĂȘte des comices nâĂ©tait pour rien dans ce dĂ©bordement de peuple. Il fallait autre chose que les courses landaises, les luttes pour hommes et demi-hommes, les jeux de lâĂ©trange-chat et du saut sur lâoutre, les concours de flĂ»tets et de tambourins, spectacles locaux plus usĂ©s que la pierre rousse des arĂšnes, pour rester deux heures debout sur ces dalles flambantes, deux heures dans ce soleil tuant, aveuglant, Ă respirer de la flamme et de la poussiĂšre Ă odeur de poudre, Ă braver les ophtalmies, les insolations, les fiĂšvres pernicieuses, tous les dangers, toutes les tortures de ce quâon appelle lĂ -bas une fĂȘte de jour.
Le grand attrait du concours, câĂ©tait Numa Roumestan.
Ah ! le proverbe qui dit : « Nul nâest prophĂšte⊠» est certainement vrai des artistes, des poĂštes, dont les compatriotes sont toujours les derniers Ă reconnaĂźtre la supĂ©rioritĂ©, toute idĂ©ale en somme et sans effets visibles ; mais il ne saurait sâappliquer aux hommes dâĂtat, aux cĂ©lĂ©britĂ©s politiques ou industrielles, Ă ces fortes gloires de rapport qui se monnayent en faveurs, en influences, se reflĂštent en bĂ©nĂ©dictions de toutes sortes sur la ville et sur lâhabitant.
VoilĂ dix ans que Numa, le grand Numa, le dĂ©putĂ© leader de toutes les droites, est prophĂšte en terre de Provence, dix ans que, pour ce fils illustre, la ville dâAps a les tendresses, les effusions dâune mĂšre, et dâune mĂšre du Midi, Ă manifestations, Ă cris, Ă caresses gesticulantes. DĂšs quâil arrive, en Ă©tĂ©, aprĂšs les vacances de la Chambre, dĂšs quâil apparaĂźt en gare, les ovations commencent : les orphĂ©ons sont lĂ , gonflant sous des chĆurs hĂ©roĂŻques leurs Ă©tendards brodĂ©s ; des portefaix, assis sur les marches, attendent que le vieux carrosse de famille, qui vient chercher le leader, ait fait trois tours de roues entre les larges platanes de lâavenue BerchĂšre, alors il se mettent eux-mĂȘmes aux brancards et traĂźnent le grand homme, au milieu des vivats et des chapeaux levĂ©s, jusquâĂ la maison Portal oĂč il descend. Cet enthousiasme est tellement passĂ© dans la tradition, dans le cĂ©rĂ©monial de lâarrivĂ©e, que les chevaux sâarrĂȘtent spontanĂ©ment, comme Ă un relais de poste, au coin de la rue oĂč les portefaix ont lâhabitude de dĂ©teler, et tous les coups de fouet ne leur feraient pas faire un pas de plus. Du premier jour, la ville change dâaspect : ce nâest plus la morne prĂ©fecture, aux longues siestes bercĂ©es par le cri strident des cigales sur les arbres brĂ»lĂ©s du Cours. MĂȘme aux heures de soleil, les rues, lâesplanade sâaniment et se peuplent de gens affairĂ©s, en chapeaux de visite, vĂȘtements de drap noir, tout crus dans la vive lumiĂšre, dĂ©coupant sur les murs blancs lâombre Ă©pileptique de leurs gestes. Le carrosse de lâĂ©vĂȘchĂ©, du prĂ©sident, secoue la chaussĂ©e ; puis des dĂ©lĂ©gations du faubourg, oĂč Roumestan est adorĂ© pour ses convictions royalistes, des dĂ©putations dâourdisseuses sâen vont par bandes dans toute la largeur du boulevard, la tĂȘte hardie sous le ruban arlĂ©sien. Les auberges sont pleines de gens de la campagne, fermiers de Camargue ou de Crau, dont les charrettes dĂ©telĂ©es encombrent les petites places, les rues des quartiers populeux, comme aux jours de marchĂ© ; le soir, les cafĂ©s, bourrĂ©s de monde, restent ouverts bien avant dans la nuit, et les vitres du Cercle des Blancs, Ă©clairĂ©es Ă des heures indues, sâĂ©branlent sous les Ă©clats de la voix du Dieu.
Pas prophĂšte en son pays ! Il nây avait quâĂ voir les arĂšnes en ce bleu dimanche de juillet 1875, lâindiffĂ©rence du public pour ce qui se passait dans le cirque, toutes les figures tournĂ©es du mĂȘme cĂŽtĂ©, ce feu croisĂ© de tous les regards sur le mĂȘme point, lâestrade municipale, oĂč Roumestan Ă©tait assis au milieu des habits chamarrĂ©s et des soies tendues, multicolores, des ombrelles de cĂ©rĂ©monie. Il nây avait quâĂ entendre les propos, les cris dâextase, les naĂŻves rĂ©flexions Ă haute voix de ce bon populaire dâAps, les unes en provençal, les autres dans un français barbare, frottĂ© dâail, toutes avec cet accent implacable comme le soleil de lĂ -bas, qui dĂ©coupe et met en valeur chaque syllabe, ne fait pas grĂące dâun point sur un i.
â Diou ! quâes bĂšou !⊠Dieu ! quâil est beau !âŠ
â Il a pris un peu de corps depuis lâan passĂ©.
â Il a plus lâair imposant comme ça.
â Ne poussez pas tant⊠Il y en a pour tout le monde.
â Tu le vois, petit, notre Numa⊠Quand tu seras grand, tu pourras dire que tu lâas vu, quĂ© !
â Toujours son nez Bourbon⊠Et pas une dent qui lui manque.
â Et pas de cheveux blancs non plusâŠ
â TĂ©, pardi !⊠Il nâest pas dĂ©jĂ si vieux⊠Il est de 32, lâannĂ©e que Louis-Philippe tomba les croix de la mission, pecaĂŻrĂ©.
â Ah ! gueusard de Philippe.
â Il ne les paraĂźt pas, ses quarante-trois ans.
â SĂ»r que non, quâil ne les paraĂźt pas⊠TĂ© ! bel astreâŠ
Et, dâun geste hardi, une grande fille aux yeux de braise lui envoyait, de loin, un baiser sonnant dans lâair comme un cri dâoiseau.
â Prends garde, Zette⊠si sa dame te voyait !
â Câest la bleue, sa dame ?
Non, la bleue câĂ©tait sa belle-sĆur, mademoiselle Hortense, une jolie demoiselle qui ne faisait que sortir du couvent et dĂ©jà « montait le cheval » comme un dragon. Madame Roumestan Ă©tait plus posĂ©e, de meilleure tenue, mais elle avait lâair bien plus fier. Ces dames de Paris, ça sâen croit tant ! Et, dans le pittoresque effrontĂ© de leur langue Ă demi-latine, les femmes, debout, les mains en abat-jour au-dessus des yeux, dĂ©taillaient tout haut les deux Parisiennes, leurs petits chapeaux de voyage, leurs robes collantes, sans bijoux, dâun si grand contraste avec les toilettes locales : chaĂźnes dâor, jupes vertes, rouges, arrondies de tournures Ă©normes. Les hommes Ă©numĂ©raient les services rendus par Numa Ă la bonne cause, sa lettre Ă lâempereur, son discours pour le drapeau blanc. Ah ! si on en avait eu une douzaine comme lui Ă la Chambre, Henri V serait sur le trĂŽne depuis longtemps.
EnivrĂ© de ces rumeurs, soulevĂ© par cet enthousiasme ambiant, le bon Numa ne tenait pas en place. Il se renversait sur son large fauteuil, les yeux clos, la face Ă©panouie ; se jetait dâun cĂŽtĂ© sur lâautre ; puis bondissait, arpentait la tribune Ă grands pas, se penchait un moment vers le cirque, humait cette lumiĂšre, ces cris, et revenait Ă sa place, familier, bon enfant, la cravate lĂąche, sautait Ă genoux sur son siĂšge, et le dos et les semelles Ă la foule, parlait Ă ces Parisiennes assises en arriĂšre et au-dessus de lui, tĂąchait de leur communiquer sa joie.
Madame Roumestan sâennuyait. Cela se voyait Ă une expression de dĂ©tachement, dâindiffĂ©rence sur son visage aux belles lignes dâune froideur un peu hautaine, quand lâĂ©clair spirituel de deux yeux gris, de deux yeux de perle, ces vrais yeux de Parisienne, le sourire entrâouvert dâune bouche Ă©tincelante ne lâanimait pas.
Ces gaietĂ©s mĂ©ridionales, faites de turbulence, de familiaritĂ© ; cette race verbeuse, tout en dehors, en surface, Ă lâopposĂ© de sa nature si intime et sĂ©rieuse, la froissaient, peut-ĂȘtre, sans quâelle sâen rendĂźt bien compte, parce quâelle retrouvait dans ce peuple le type multipliĂ©, vulgarisĂ©, de lâhomme Ă cĂŽtĂ© de qui elle vivait depuis dix ans et quâĂ ses dĂ©pens elle avait appris Ă connaĂźtre. Le ciel non plus ne la ravissait pas, excessif dâĂ©clat, de chaleur rĂ©verbĂ©rĂ©e. Comment faisaient-ils pour respirer, tous ces gens-lĂ ? OĂč trouvaient-ils du souffle pour tant de cris ? Et elle se prenait Ă rĂȘver tout haut dâun joli ciel parisien, gris et brouillĂ©, dâune fraĂźche ondĂ©e dâavril sur les trottoirs luisants.
â Oh ! Rosalie, si lâon peut direâŠ
Sa sĆur et son mari sâindignaient ; sa sĆur surtout, une grande jeune fille Ă©blouissante de vie, de santĂ©, dressĂ©e de toute sa taille pour mieux voir. Elle venait en Provence pour la premiĂšre fois, et pourtant lâon eĂ»t dit que tout ce train de cris, de gestes dans un soleil italien remuait en elle une fibre secrĂšte, un instinct engourdi, les origines mĂ©ridionales que rĂ©vĂ©laient ses longs sourcils joints sur ses yeux de houri et la matitĂ© dâun teint oĂč lâĂ©tĂ© ne mettait pas une rougeur.
â Voyons, ma chĂšre Rosalie, faisait Roumestan, qui tenait Ă convaincre sa femme, levez-vous et regardez ça⊠Paris vous a-t-il jamais rien montrĂ© de pareil ?
Dans lâimmense théùtre Ă©largi en ellipse et qui dĂ©coupait un grand morceau de bleu, des milliers de visages se serraient sur les gradins en Ă©tages avec le pointillement vif des regards, le reflet variĂ©, le papillotage des toilettes de fĂȘte et des costumes pittoresques. De lĂ , comme dâune cuve gigantesque, montaient des huĂ©es joyeuses, des Ă©clats de voix et de fanfares volatilisĂ©s, pour ainsi dire, par lâintense lumiĂšre du soleil. Ă peine distincte aux Ă©tages infĂ©rieurs oĂč poudroyaient le sable et les haleines, cette rumeur sâaccentuait en montant, se dĂ©pouillait dans lâair pur. On distinguait surtout le cri des marchands de pains au lait qui promenaient de gradin en gradin leur corbeille drapĂ©e de linges blancs : « Li pan ou la⊠li pan ou la ! » Et les revendeuses dâeau fraĂźche, balançant leurs cruches vertes et vernies, vous donnaient soif de les entendre glapir : « Lâaigo es fresco⊠Quau voĂč beĂčre ?⊠» Lâeau est fraĂźche⊠Qui veut boire ?âŠ
Puis, tout en haut, des enfants, courant et jouant Ă la crĂȘte des arĂšnes, promenaient sur ce grand brouhaha une couronne de sons aigus au niveau dâun vol de martinets, dans le royaume des oiseaux. Et sur tout cela quels admirables jeux de lumiĂšre, Ă mesure que â le jour sâavançant â le soleil tournait lentement dans la rondeur du vaste amphithéùtre comme sur le disque dâun cadran solaire, reculant la foule, la groupant dans la zone de lâombre, faisant vides les places exposĂ©es Ă la trop vive chaleur, des espĂšces de dalles rousses sĂ©parĂ©es dâherbes sĂšches oĂč des incendies successifs ont marquĂ© des traces noires.
Parfois, aux Ă©tages supĂ©rieurs, une pierre se dĂ©tachait du vieux monument, sous une poussĂ©e de monde, roulait dâĂ©tage en Ă©tage au milieu des cris de terreur, des bousculades, comme si tout le cirque croulait ; et câĂ©tait sur les gradins un mouvement pareil Ă lâassaut dâune falaise par la mer en furie, car chez cette race exubĂ©rante lâeffet nâest jamais en rapport avec la cause, grossie par des visions, des perceptions disproportionnĂ©es.
Ainsi peuplĂ©e et animĂ©e, la ruine semblait revivre, perdait sa physionomie de monument Ă cicĂ©rone. On avait, en la regardant, la sensation que donne une strophe de Pindare rĂ©citĂ©e par un AthĂ©nien de maintenant, câest-Ă -dire la langue morte redevenue vivante, nâayant plus son aspect scolastique et froid. Ce ciel si pur, ce soleil dâargent vaporisĂ©, ces intonations latines conservĂ©es dans lâidiome provençal, çà et lĂ â surtout aux petites places â des attitudes Ă lâentrĂ©e dâune voĂ»te, des poses immobiles que la vibration de lâair faisait antiques, presque sculpturales, le type de lâendroit, ces tĂȘtes frappĂ©es comme des mĂ©dailles avec le nez court et busquĂ©, les larges joues rases, le menton retournĂ© de Roumestan, tout complĂ©tait lâillusion dâun spectacle romain, jusquâau beuglement des vaches landaises en Ă©cho dans les souterrains dâoĂč sortaient jadis les lions et les Ă©lĂ©phants de combat. Aussi, quand sur le cirque vide et tout jaune de sable sâouvrait lâĂ©norme trou noir du podium, fermĂ© dâune claire-voie, on sâattendait Ă voir bondir les fauves au lieu du pacifique et champĂȘtre dĂ©filĂ© de bĂȘtes et de gens couronnĂ©s au concours.
Ă prĂ©sent câĂ©tait le tour des mules harnachĂ©es, menĂ©es Ă la main, couvertes de somptueuses sparteries provençales, portant haut leurs petites tĂȘtes sĂšches ornĂ©es de clochettes dâargent, de pompons, de nĆuds, de bouffettes, et ne sâeffrayant pas des grands coups de fouet coupants et clairs, en pĂ©tards, en serpenteaux, des muletiers debout sur chacune dâelles. Dans la foule, chaque village reconnaissait ses laurĂ©ats, les annonçait Ă voix haute :
« Voilà Cavaillon⊠Voilà Maussane⊠»
La longue file somptueuse se dĂ©roulait tout autour de lâarĂšne quâelle remplissait dâun cliquetis Ă©tincelant, de sonneries lumineuses ; sâarrĂȘtait devant la loge de Roumestan, accordant une minute en aubade dâhonneur ses coups de fouet et ses sonnailles, puis continuait sa marche circulaire, sous la direction dâun beau cavalier, en collant clair et bottes montantes, un des messieurs du Cercle, organisateur de la fĂȘte, qui gĂątait tout sans sâen douter, mĂȘlant la province Ă la Provence, donnant Ă ce curieux spectacle local un vague aspect de cavalcade de Franconi. Du reste, Ă part quelques gens de campagne, personne ne regardait. On nâavait dâyeux que pour lâestrade municipale, envahie depuis un moment par une foule de personnes venant saluer Numa, des amis, des clients, dâanciens camarades de collĂšge, fiers de leurs relations avec le grand homme et de les montrer lĂ sur ces trĂ©teaux, bien en vue.
Le flot succĂ©dait sans interruption. Il y en avait des vieux, des jeunes, des gentilshommes de campagne en complet gris de la guĂȘtre au petit chapeau, des chefs dâateliers endimanchĂ©s dans leurs redingotes marquĂ©es de plis, des mĂ©nagers, des fermiers de la banlieue dâAps en vestes rondes, un pilote du Port Saint-Louis, tortillant son gros bonnet de forçat, tous avec leur Midi marquĂ© sur la figure, quâils fussent envahis jusque dans les yeux de ces barbes en palissandre que la pĂąleur des teints orientaux fait plus noires encore, ou bien rasĂ©s Ă lâancienne France, le cou court, rougeauds et suintant comme des alcarazas en terre cuite, tous lâĆil noir, flambant, hors de la tĂȘte, le geste familier et tutoyeur.
Et comme Roumestan les accueillait, sans distinction de fortune ou dâorigine, avec la mĂȘme effusion inĂ©puisable ! « TĂ© ! Monsieur dâEspalion ! et comment va, marquis ?⊠»
« Hé bé ! mon vieux Cabantous, et le pilotage ?⊠»
« Je salue de tout cĆur M. le prĂ©sident BĂ©darride. »
Alors les poignĂ©es de main, des accolades, de ces bonnes tapes sur lâĂ©paule qui doublent la valeur des mots, toujours trop froids au grĂ© dâune sympathie mĂ©ridionale. Lâentretien ne durait pas longtemps, par exemple. Le leader nâĂ©coutait que dâune oreille, le regard distrait, et tout en causant, disait bonjour de la main aux nouveaux venus ; mais personne ne se fĂąchait de sa brusque façon dâexpĂ©dier son monde avec de bonnes paroles, « Bien, bien⊠Je mâen charge⊠Faites votre demande⊠je lâemporterai. »
CâĂ©taient des promesses de bureaux de tabac, de perceptions ; ce quâon ne demandait pas, il le devinait, encourageait les ambitions timides, les provoquait. Pas mĂ©daillĂ©, le vieux Cabantous, aprĂšs vingt sauvetages ! « Envoyez-moi vos papiers⊠On mâadore Ă la Marine !⊠Nous rĂ©parerons cette injustice. » Sa voix sonnait, chaude et mĂ©tallique, frappant, dĂ©tachant les mots. On eĂ»t dit des piĂšces dâor toutes neuves qui roulaient. Et tous sâen allaient ravis de cette monnaie brillante, descendaient de lâestrade avec le front rayonnant de lâĂ©colier qui emporte son prix. Le plus beau dans ce diable dâhomme, câĂ©tait sa prodigieuse souplesse Ă prendre les allures, le ton des gens Ă qui il parlait, et cela le plus naturellement, le plus inconsciemment du monde. Onctueux, le geste rond, la bouche en cĆur avec le prĂ©sident BĂ©darride, le bras magistralement Ă©tendu comme sâil secouait sa toge Ă la barre ; lâair martial, le chapeau casseur pour parler au colonel de Rochemaure, et vis-Ă -vis de Cabantous les mains dans les poches, les jambes arquĂ©es, le roulis dâĂ©paules dâun vieux chien de mer. De temps en temps, entre deux accolades il revenait vers ses Parisiennes, radieux, Ă©pongeant son front qui ruisselait.
â Mais, mon bon Numa, lui disait Hortense tout bas avec un joli rire, oĂč prendrez-vous tous les bureaux de tabac que vous leur promettez ?
Roumestan penchait sa grosse tĂȘte crĂ©pue, un peu dĂ©garnie dans le haut : « Câest promis, petite sĆur, ce nâest pas donnĂ©. »
Et devinant un reproche dans le silence de sa femme : « Nâoubliez pas que nous sommes dans le Midi, entre compatriotes parlant la mĂȘme langue⊠Tous ces braves garçons savent ce que vaut une promesse et nâespĂšrent pas leur bureau de tabac plus positivement que moi je ne compte de leur donner⊠Seulement ils en parlent, ça les amuse, leur imagination voyage. Pourquoi les priver de cette joie ?⊠Du reste, voyez-vous, entre MĂ©ridionaux les paroles nâont jamais quâun sens relatif⊠Câest une affaire de mise au point. »
Comme la phrase lui plaisait, il répéta deux ou trois fois en appuyant sur la finale : « De mise au point⊠de mise au point⊠»
« Jâaime ces gens-lĂ âŠ, » dit Hortense qui dĂ©cidĂ©ment sâamusait beaucoup. Mais Rosalie nâĂ©tait pas convaincue. « Pourtant les mots signifient quelque chose, murmura-t-elle trĂšs sĂ©rieuse comme se parlant au plus profond dâelle-mĂȘme.
â Ma chĂšre, ça dĂ©pend des latitudes !
Et Roumestan assura son paradoxe dâun coup dâĂ©paule qui lui Ă©tait familier, lâ « en avant » dâun porte-balle remontant sa bricole. Le grand orateur de la droite gardait comme cela quelques habitudes de corps dont il nâavait jamais pu se dĂ©faire et qui dans un autre parti lâauraient fait passer pour un homme du commun ; mais aux sommets aristocratiques oĂč il siĂ©geait entre le prince dâAnhalt et le duc de la Rochetaillade, câĂ©tait un signe de puissance et de forte originalitĂ©, et le faubourg Saint-Germain raffolait de ce coup dâĂ©paule sur le large dos trapu qui portait les espĂ©rances de la monarchie française. Si madame Roumestan avait partagĂ© jadis les illusions du faubourg, câĂ©tait bien fini maintenant, Ă en juger par le dĂ©senchantement de son regard, le petit sourire qui retroussait sa lĂšvre Ă mesure que le leader parlait, sourire plus pĂąle encore de mĂ©lancolie que de dĂ©dain. Mais son mari la quitta brusquement, attirĂ© pa...
