Numa Roumestan
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Numa Roumestan

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Aux arenes d'Aps-en-Provence, la foule applaudit Numa Roumestan. A quarante-trois ans, devenu un homme politique en vue, il est de retour au pays avec sa femme Rosalie, déconcertée puis charmée par la couleur locale. Numa, vingt ans plus tÎt, faisait son droit a Paris, financé par un cabaretier qui spéculait sur ses talents prometteurs...

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Information

Chapitre 1 AUX ARÈNES

Ce dimanche-lĂ , un dimanche de juillet chauffĂ© Ă  blanc, il y avait, Ă  l’occasion du concours rĂ©gional, une grande fĂȘte de jour aux arĂšnes d’Aps-en-Provence. Toute la ville Ă©tait venue : les tisserands du Chemin-Neuf, l’aristocratie du quartier de la Calade, mĂȘme du monde de Beaucaire.
« Cinquante mille personnes au moins ! » disait le Forum dans sa chronique du lendemain ; mais on doit tenir compte de l’enflure mĂ©ridionale.
Le vrai, c’est qu’une foule Ă©norme s’étageait, s’écrasait sur les gradins brĂ»lĂ©s du vieil amphithéùtre, comme au beau temps des Antonins, et que la fĂȘte des comices n’était pour rien dans ce dĂ©bordement de peuple. Il fallait autre chose que les courses landaises, les luttes pour hommes et demi-hommes, les jeux de l’étrange-chat et du saut sur l’outre, les concours de flĂ»tets et de tambourins, spectacles locaux plus usĂ©s que la pierre rousse des arĂšnes, pour rester deux heures debout sur ces dalles flambantes, deux heures dans ce soleil tuant, aveuglant, Ă  respirer de la flamme et de la poussiĂšre Ă  odeur de poudre, Ă  braver les ophtalmies, les insolations, les fiĂšvres pernicieuses, tous les dangers, toutes les tortures de ce qu’on appelle lĂ -bas une fĂȘte de jour.
Le grand attrait du concours, c’était Numa Roumestan.
Ah ! le proverbe qui dit : « Nul n’est prophĂšte
 » est certainement vrai des artistes, des poĂštes, dont les compatriotes sont toujours les derniers Ă  reconnaĂźtre la supĂ©rioritĂ©, toute idĂ©ale en somme et sans effets visibles ; mais il ne saurait s’appliquer aux hommes d’État, aux cĂ©lĂ©britĂ©s politiques ou industrielles, Ă  ces fortes gloires de rapport qui se monnayent en faveurs, en influences, se reflĂštent en bĂ©nĂ©dictions de toutes sortes sur la ville et sur l’habitant.
VoilĂ  dix ans que Numa, le grand Numa, le dĂ©putĂ© leader de toutes les droites, est prophĂšte en terre de Provence, dix ans que, pour ce fils illustre, la ville d’Aps a les tendresses, les effusions d’une mĂšre, et d’une mĂšre du Midi, Ă  manifestations, Ă  cris, Ă  caresses gesticulantes. DĂšs qu’il arrive, en Ă©tĂ©, aprĂšs les vacances de la Chambre, dĂšs qu’il apparaĂźt en gare, les ovations commencent : les orphĂ©ons sont lĂ , gonflant sous des chƓurs hĂ©roĂŻques leurs Ă©tendards brodĂ©s ; des portefaix, assis sur les marches, attendent que le vieux carrosse de famille, qui vient chercher le leader, ait fait trois tours de roues entre les larges platanes de l’avenue BerchĂšre, alors il se mettent eux-mĂȘmes aux brancards et traĂźnent le grand homme, au milieu des vivats et des chapeaux levĂ©s, jusqu’à la maison Portal oĂč il descend. Cet enthousiasme est tellement passĂ© dans la tradition, dans le cĂ©rĂ©monial de l’arrivĂ©e, que les chevaux s’arrĂȘtent spontanĂ©ment, comme Ă  un relais de poste, au coin de la rue oĂč les portefaix ont l’habitude de dĂ©teler, et tous les coups de fouet ne leur feraient pas faire un pas de plus. Du premier jour, la ville change d’aspect : ce n’est plus la morne prĂ©fecture, aux longues siestes bercĂ©es par le cri strident des cigales sur les arbres brĂ»lĂ©s du Cours. MĂȘme aux heures de soleil, les rues, l’esplanade s’animent et se peuplent de gens affairĂ©s, en chapeaux de visite, vĂȘtements de drap noir, tout crus dans la vive lumiĂšre, dĂ©coupant sur les murs blancs l’ombre Ă©pileptique de leurs gestes. Le carrosse de l’évĂȘchĂ©, du prĂ©sident, secoue la chaussĂ©e ; puis des dĂ©lĂ©gations du faubourg, oĂč Roumestan est adorĂ© pour ses convictions royalistes, des dĂ©putations d’ourdisseuses s’en vont par bandes dans toute la largeur du boulevard, la tĂȘte hardie sous le ruban arlĂ©sien. Les auberges sont pleines de gens de la campagne, fermiers de Camargue ou de Crau, dont les charrettes dĂ©telĂ©es encombrent les petites places, les rues des quartiers populeux, comme aux jours de marchĂ© ; le soir, les cafĂ©s, bourrĂ©s de monde, restent ouverts bien avant dans la nuit, et les vitres du Cercle des Blancs, Ă©clairĂ©es Ă  des heures indues, s’ébranlent sous les Ă©clats de la voix du Dieu.
Pas prophĂšte en son pays ! Il n’y avait qu’à voir les arĂšnes en ce bleu dimanche de juillet 1875, l’indiffĂ©rence du public pour ce qui se passait dans le cirque, toutes les figures tournĂ©es du mĂȘme cĂŽtĂ©, ce feu croisĂ© de tous les regards sur le mĂȘme point, l’estrade municipale, oĂč Roumestan Ă©tait assis au milieu des habits chamarrĂ©s et des soies tendues, multicolores, des ombrelles de cĂ©rĂ©monie. Il n’y avait qu’à entendre les propos, les cris d’extase, les naĂŻves rĂ©flexions Ă  haute voix de ce bon populaire d’Aps, les unes en provençal, les autres dans un français barbare, frottĂ© d’ail, toutes avec cet accent implacable comme le soleil de lĂ -bas, qui dĂ©coupe et met en valeur chaque syllabe, ne fait pas grĂące d’un point sur un i.
– Diou ! qu’es bùou !
 Dieu ! qu’il est beau !

– Il a pris un peu de corps depuis l’an passĂ©.
– Il a plus l’air imposant comme ça.
– Ne poussez pas tant
 Il y en a pour tout le monde.
– Tu le vois, petit, notre Numa
 Quand tu seras grand, tu pourras dire que tu l’as vu, quĂ© !
– Toujours son nez Bourbon
 Et pas une dent qui lui manque.
– Et pas de cheveux blancs non plus

– TĂ©, pardi !
 Il n’est pas dĂ©jĂ  si vieux
 Il est de 32, l’annĂ©e que Louis-Philippe tomba les croix de la mission, pecaĂŻrĂ©.
– Ah ! gueusard de Philippe.
– Il ne les paraüt pas, ses quarante-trois ans.
– SĂ»r que non, qu’il ne les paraĂźt pas
 TĂ© ! bel astre

Et, d’un geste hardi, une grande fille aux yeux de braise lui envoyait, de loin, un baiser sonnant dans l’air comme un cri d’oiseau.
– Prends garde, Zette
 si sa dame te voyait !
– C’est la bleue, sa dame ?
Non, la bleue c’était sa belle-sƓur, mademoiselle Hortense, une jolie demoiselle qui ne faisait que sortir du couvent et dĂ©jĂ  « montait le cheval » comme un dragon. Madame Roumestan Ă©tait plus posĂ©e, de meilleure tenue, mais elle avait l’air bien plus fier. Ces dames de Paris, ça s’en croit tant ! Et, dans le pittoresque effrontĂ© de leur langue Ă  demi-latine, les femmes, debout, les mains en abat-jour au-dessus des yeux, dĂ©taillaient tout haut les deux Parisiennes, leurs petits chapeaux de voyage, leurs robes collantes, sans bijoux, d’un si grand contraste avec les toilettes locales : chaĂźnes d’or, jupes vertes, rouges, arrondies de tournures Ă©normes. Les hommes Ă©numĂ©raient les services rendus par Numa Ă  la bonne cause, sa lettre Ă  l’empereur, son discours pour le drapeau blanc. Ah ! si on en avait eu une douzaine comme lui Ă  la Chambre, Henri V serait sur le trĂŽne depuis longtemps.
EnivrĂ© de ces rumeurs, soulevĂ© par cet enthousiasme ambiant, le bon Numa ne tenait pas en place. Il se renversait sur son large fauteuil, les yeux clos, la face Ă©panouie ; se jetait d’un cĂŽtĂ© sur l’autre ; puis bondissait, arpentait la tribune Ă  grands pas, se penchait un moment vers le cirque, humait cette lumiĂšre, ces cris, et revenait Ă  sa place, familier, bon enfant, la cravate lĂąche, sautait Ă  genoux sur son siĂšge, et le dos et les semelles Ă  la foule, parlait Ă  ces Parisiennes assises en arriĂšre et au-dessus de lui, tĂąchait de leur communiquer sa joie.
Madame Roumestan s’ennuyait. Cela se voyait Ă  une expression de dĂ©tachement, d’indiffĂ©rence sur son visage aux belles lignes d’une froideur un peu hautaine, quand l’éclair spirituel de deux yeux gris, de deux yeux de perle, ces vrais yeux de Parisienne, le sourire entr’ouvert d’une bouche Ă©tincelante ne l’animait pas.
Ces gaietĂ©s mĂ©ridionales, faites de turbulence, de familiaritĂ© ; cette race verbeuse, tout en dehors, en surface, Ă  l’opposĂ© de sa nature si intime et sĂ©rieuse, la froissaient, peut-ĂȘtre, sans qu’elle s’en rendĂźt bien compte, parce qu’elle retrouvait dans ce peuple le type multipliĂ©, vulgarisĂ©, de l’homme Ă  cĂŽtĂ© de qui elle vivait depuis dix ans et qu’à ses dĂ©pens elle avait appris Ă  connaĂźtre. Le ciel non plus ne la ravissait pas, excessif d’éclat, de chaleur rĂ©verbĂ©rĂ©e. Comment faisaient-ils pour respirer, tous ces gens-lĂ  ? OĂč trouvaient-ils du souffle pour tant de cris ? Et elle se prenait Ă  rĂȘver tout haut d’un joli ciel parisien, gris et brouillĂ©, d’une fraĂźche ondĂ©e d’avril sur les trottoirs luisants.
– Oh ! Rosalie, si l’on peut dire

Sa sƓur et son mari s’indignaient ; sa sƓur surtout, une grande jeune fille Ă©blouissante de vie, de santĂ©, dressĂ©e de toute sa taille pour mieux voir. Elle venait en Provence pour la premiĂšre fois, et pourtant l’on eĂ»t dit que tout ce train de cris, de gestes dans un soleil italien remuait en elle une fibre secrĂšte, un instinct engourdi, les origines mĂ©ridionales que rĂ©vĂ©laient ses longs sourcils joints sur ses yeux de houri et la matitĂ© d’un teint oĂč l’étĂ© ne mettait pas une rougeur.
– Voyons, ma chĂšre Rosalie, faisait Roumestan, qui tenait Ă  convaincre sa femme, levez-vous et regardez ça
 Paris vous a-t-il jamais rien montrĂ© de pareil ?
Dans l’immense théùtre Ă©largi en ellipse et qui dĂ©coupait un grand morceau de bleu, des milliers de visages se serraient sur les gradins en Ă©tages avec le pointillement vif des regards, le reflet variĂ©, le papillotage des toilettes de fĂȘte et des costumes pittoresques. De lĂ , comme d’une cuve gigantesque, montaient des huĂ©es joyeuses, des Ă©clats de voix et de fanfares volatilisĂ©s, pour ainsi dire, par l’intense lumiĂšre du soleil. À peine distincte aux Ă©tages infĂ©rieurs oĂč poudroyaient le sable et les haleines, cette rumeur s’accentuait en montant, se dĂ©pouillait dans l’air pur. On distinguait surtout le cri des marchands de pains au lait qui promenaient de gradin en gradin leur corbeille drapĂ©e de linges blancs : « Li pan ou la
 li pan ou la ! » Et les revendeuses d’eau fraĂźche, balançant leurs cruches vertes et vernies, vous donnaient soif de les entendre glapir : « L’aigo es fresco
 Quau voĂč beĂčre ?
 » L’eau est fraĂźche
 Qui veut boire ?

Puis, tout en haut, des enfants, courant et jouant Ă  la crĂȘte des arĂšnes, promenaient sur ce grand brouhaha une couronne de sons aigus au niveau d’un vol de martinets, dans le royaume des oiseaux. Et sur tout cela quels admirables jeux de lumiĂšre, Ă  mesure que – le jour s’avançant – le soleil tournait lentement dans la rondeur du vaste amphithéùtre comme sur le disque d’un cadran solaire, reculant la foule, la groupant dans la zone de l’ombre, faisant vides les places exposĂ©es Ă  la trop vive chaleur, des espĂšces de dalles rousses sĂ©parĂ©es d’herbes sĂšches oĂč des incendies successifs ont marquĂ© des traces noires.
Parfois, aux Ă©tages supĂ©rieurs, une pierre se dĂ©tachait du vieux monument, sous une poussĂ©e de monde, roulait d’étage en Ă©tage au milieu des cris de terreur, des bousculades, comme si tout le cirque croulait ; et c’était sur les gradins un mouvement pareil Ă  l’assaut d’une falaise par la mer en furie, car chez cette race exubĂ©rante l’effet n’est jamais en rapport avec la cause, grossie par des visions, des perceptions disproportionnĂ©es.
Ainsi peuplĂ©e et animĂ©e, la ruine semblait revivre, perdait sa physionomie de monument Ă  cicĂ©rone. On avait, en la regardant, la sensation que donne une strophe de Pindare rĂ©citĂ©e par un AthĂ©nien de maintenant, c’est-Ă -dire la langue morte redevenue vivante, n’ayant plus son aspect scolastique et froid. Ce ciel si pur, ce soleil d’argent vaporisĂ©, ces intonations latines conservĂ©es dans l’idiome provençal, çà et lĂ  – surtout aux petites places – des attitudes Ă  l’entrĂ©e d’une voĂ»te, des poses immobiles que la vibration de l’air faisait antiques, presque sculpturales, le type de l’endroit, ces tĂȘtes frappĂ©es comme des mĂ©dailles avec le nez court et busquĂ©, les larges joues rases, le menton retournĂ© de Roumestan, tout complĂ©tait l’illusion d’un spectacle romain, jusqu’au beuglement des vaches landaises en Ă©cho dans les souterrains d’oĂč sortaient jadis les lions et les Ă©lĂ©phants de combat. Aussi, quand sur le cirque vide et tout jaune de sable s’ouvrait l’énorme trou noir du podium, fermĂ© d’une claire-voie, on s’attendait Ă  voir bondir les fauves au lieu du pacifique et champĂȘtre dĂ©filĂ© de bĂȘtes et de gens couronnĂ©s au concours.
À prĂ©sent c’était le tour des mules harnachĂ©es, menĂ©es Ă  la main, couvertes de somptueuses sparteries provençales, portant haut leurs petites tĂȘtes sĂšches ornĂ©es de clochettes d’argent, de pompons, de nƓuds, de bouffettes, et ne s’effrayant pas des grands coups de fouet coupants et clairs, en pĂ©tards, en serpenteaux, des muletiers debout sur chacune d’elles. Dans la foule, chaque village reconnaissait ses laurĂ©ats, les annonçait Ă  voix haute :
« VoilĂ  Cavaillon
 VoilĂ  Maussane
 »
La longue file somptueuse se dĂ©roulait tout autour de l’arĂšne qu’elle remplissait d’un cliquetis Ă©tincelant, de sonneries lumineuses ; s’arrĂȘtait devant la loge de Roumestan, accordant une minute en aubade d’honneur ses coups de fouet et ses sonnailles, puis continuait sa marche circulaire, sous la direction d’un beau cavalier, en collant clair et bottes montantes, un des messieurs du Cercle, organisateur de la fĂȘte, qui gĂątait tout sans s’en douter, mĂȘlant la province Ă  la Provence, donnant Ă  ce curieux spectacle local un vague aspect de cavalcade de Franconi. Du reste, Ă  part quelques gens de campagne, personne ne regardait. On n’avait d’yeux que pour l’estrade municipale, envahie depuis un moment par une foule de personnes venant saluer Numa, des amis, des clients, d’anciens camarades de collĂšge, fiers de leurs relations avec le grand homme et de les montrer lĂ  sur ces trĂ©teaux, bien en vue.
Le flot succĂ©dait sans interruption. Il y en avait des vieux, des jeunes, des gentilshommes de campagne en complet gris de la guĂȘtre au petit chapeau, des chefs d’ateliers endimanchĂ©s dans leurs redingotes marquĂ©es de plis, des mĂ©nagers, des fermiers de la banlieue d’Aps en vestes rondes, un pilote du Port Saint-Louis, tortillant son gros bonnet de forçat, tous avec leur Midi marquĂ© sur la figure, qu’ils fussent envahis jusque dans les yeux de ces barbes en palissandre que la pĂąleur des teints orientaux fait plus noires encore, ou bien rasĂ©s Ă  l’ancienne France, le cou court, rougeauds et suintant comme des alcarazas en terre cuite, tous l’Ɠil noir, flambant, hors de la tĂȘte, le geste familier et tutoyeur.
Et comme Roumestan les accueillait, sans distinction de fortune ou d’origine, avec la mĂȘme effusion inĂ©puisable ! « TĂ© ! Monsieur d’Espalion ! et comment va, marquis ?
 »
« HĂ© bĂ© ! mon vieux Cabantous, et le pilotage ?
 »
« Je salue de tout cƓur M. le prĂ©sident BĂ©darride. »
Alors les poignĂ©es de main, des accolades, de ces bonnes tapes sur l’épaule qui doublent la valeur des mots, toujours trop froids au grĂ© d’une sympathie mĂ©ridionale. L’entretien ne durait pas longtemps, par exemple. Le leader n’écoutait que d’une oreille, le regard distrait, et tout en causant, disait bonjour de la main aux nouveaux venus ; mais personne ne se fĂąchait de sa brusque façon d’expĂ©dier son monde avec de bonnes paroles, « Bien, bien
 Je m’en charge
 Faites votre demande
 je l’emporterai. »
C’étaient des promesses de bureaux de tabac, de perceptions ; ce qu’on ne demandait pas, il le devinait, encourageait les ambitions timides, les provoquait. Pas mĂ©daillĂ©, le vieux Cabantous, aprĂšs vingt sauvetages ! « Envoyez-moi vos papiers
 On m’adore Ă  la Marine !
 Nous rĂ©parerons cette injustice. » Sa voix sonnait, chaude et mĂ©tallique, frappant, dĂ©tachant les mots. On eĂ»t dit des piĂšces d’or toutes neuves qui roulaient. Et tous s’en allaient ravis de cette monnaie brillante, descendaient de l’estrade avec le front rayonnant de l’écolier qui emporte son prix. Le plus beau dans ce diable d’homme, c’était sa prodigieuse souplesse Ă  prendre les allures, le ton des gens Ă  qui il parlait, et cela le plus naturellement, le plus inconsciemment du monde. Onctueux, le geste rond, la bouche en cƓur avec le prĂ©sident BĂ©darride, le bras magistralement Ă©tendu comme s’il secouait sa toge Ă  la barre ; l’air martial, le chapeau casseur pour parler au colonel de Rochemaure, et vis-Ă -vis de Cabantous les mains dans les poches, les jambes arquĂ©es, le roulis d’épaules d’un vieux chien de mer. De temps en temps, entre deux accolades il revenait vers ses Parisiennes, radieux, Ă©pongeant son front qui ruisselait.
– Mais, mon bon Numa, lui disait Hortense tout bas avec un joli rire, oĂč prendrez-vous tous les bureaux de tabac que vous leur promettez ?
Roumestan penchait sa grosse tĂȘte crĂ©pue, un peu dĂ©garnie dans le haut : « C’est promis, petite sƓur, ce n’est pas donnĂ©. »
Et devinant un reproche dans le silence de sa femme : « N’oubliez pas que nous sommes dans le Midi, entre compatriotes parlant la mĂȘme langue
 Tous ces braves garçons savent ce que vaut une promesse et n’espĂšrent pas leur bureau de tabac plus positivement que moi je ne compte de leur donner
 Seulement ils en parlent, ça les amuse, leur imagination voyage. Pourquoi les priver de cette joie ?
 Du reste, voyez-vous, entre MĂ©ridionaux les paroles n’ont jamais qu’un sens relatif
 C’est une affaire de mise au point. »
Comme la phrase lui plaisait, il rĂ©pĂ©ta deux ou trois fois en appuyant sur la finale : « De mise au point
 de mise au point
 »
« J’aime ces gens-là
, » dit Hortense qui dĂ©cidĂ©ment s’amusait beaucoup. Mais Rosalie n’était pas convaincue. « Pourtant les mots signifient quelque chose, murmura-t-elle trĂšs sĂ©rieuse comme se parlant au plus profond d’elle-mĂȘme.
– Ma chĂšre, ça dĂ©pend des latitudes !
Et Roumestan assura son paradoxe d’un coup d’épaule qui lui Ă©tait familier, l’ « en avant » d’un porte-balle remontant sa bricole. Le grand orateur de la droite gardait comme cela quelques habitudes de corps dont il n’avait jamais pu se dĂ©faire et qui dans un autre parti l’auraient fait passer pour un homme du commun ; mais aux sommets aristocratiques oĂč il siĂ©geait entre le prince d’Anhalt et le duc de la Rochetaillade, c’était un signe de puissance et de forte originalitĂ©, et le faubourg Saint-Germain raffolait de ce coup d’épaule sur le large dos trapu qui portait les espĂ©rances de la monarchie française. Si madame Roumestan avait partagĂ© jadis les illusions du faubourg, c’était bien fini maintenant, Ă  en juger par le dĂ©senchantement de son regard, le petit sourire qui retroussait sa lĂšvre Ă  mesure que le leader parlait, sourire plus pĂąle encore de mĂ©lancolie que de dĂ©dain. Mais son mari la quitta brusquement, attirĂ© pa...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1 - AUX ARÈNES
  3. Chapitre 2 - L’ENVERS D’UN GRAND HOMME
  4. Chapitre 3 - L’ENVERS D’UN GRAND HOMME – (Suite)
  5. Chapitre 4 - UNE TANTE DU MIDI – SOUVENIRS D’ENFANCE
  6. Chapitre 5 - VALMAJOUR
  7. Chapitre 6 - MINISTRE !
  8. Chapitre 7 - PASSAGE DU SAUMON
  9. Chapitre 8 - REGAIN DE JEUNESSE
  10. Chapitre 9 - UNE SOIRÉE AU MINISTÈRE
  11. Chapitre 10 - NORD ET MIDI
  12. Chapitre 11 - UNE VILLE D’EAUX
  13. Chapitre 12 - UNE VILLE D’EAUX – (Suite)
  14. Chapitre 13 - LE DISCOURS DE CHAMBERY
  15. Chapitre 14 - LES VICTIMES
  16. Chapitre 15 - LE SKATING
  17. Chapitre 16 - AUX PRODUITS DU MIDI
  18. Chapitre 17 - LA LAYETTE
  19. Chapitre 18 - LE PREMIER DE L’AN
  20. Chapitre 19 - HORTENSE LE QUESNOY
  21. Chapitre 20 - UN BAPTÊME
  22. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique
  23. Notes de bas de page