Dans les derniers jours de juin 1791, au moment oĂč le soleil couchant dorait de ses rayonnements splendides la surface moutonneuse de lâOcĂ©an, embrasant lâoccident des flots dâune lumiĂšre pourpre, comparable, par lâĂ©clat, Ă des mĂ©taux en fusion, un petit lougre, fin de carĂšne, Ă©lancĂ© de mĂąture, marchant sous sa misaine, ses basses voiles, ses huniers et ses focs, filait gaiement sur la lame, par une belle brise du sud-ouest. LâatmosphĂšre, lourde et Ă©paisse, chargĂ©e dâĂ©lectricitĂ©, se rafraĂźchissait peu Ă peu, car le vent augmentant progressivement dâintensitĂ©, menaçait de se changer en rafale. Les vagues, roulant plus prĂ©cipitĂ©es sous lâaction de la bourrasque naissante, dĂ©ferlaient avec force sur les bordages du frĂȘle bĂątiment qui, insoucieux de lâorage, ne diminuait ni sa voilure ni la rapiditĂ© de sa marche. Il courait, serrant le vent au plus prĂšs, bondissant sur lâOcĂ©an comme un enfant qui se joue sur le sein maternel.
Son Ă©quipage, composĂ© de quelques hommes, les uns fumant accoudĂ©s sur le bastingage, les autres accroupis avec nonchalance sur le pont, semblait lui-mĂȘme nâavoir aucune prĂ©occupation des nuages plombĂ©s et couleur de cuivre qui sâamoncelaient au sud et sâemparaient du firmament avec une vĂ©locitĂ© incroyable pour tous ceux qui nâont pas assistĂ© Ă ce sublime spectacle de la nature que lâon nomme une tempĂȘte.
Ce lougre, baptisĂ© sous le nom de Jean-Louis, parti la veille au soir de lâĂźle de Groix, avait mis le cap sur Penmarckh. Quelques ballots de marchandises entassĂ©s au pied du grand mĂąt et solidement amarrĂ©s contre le roulis, expliquaient suffisamment son voyage. Cependant ce petit navire, quâĂ son aspect il Ă©tait impossible de ne pas prendre tout dâabord pour lâun de ces paisibles et inoffensifs caboteurs faisant le commerce des cĂŽtes, offrait Ă lâĆil exercĂ© du marin un problĂšme difficile Ă rĂ©soudre. En dĂ©pit de son extĂ©rieur innocent, il avait dans toutes ses allures quelque chose du bĂątiment de guerre. Sa mĂąture, coquettement inclinĂ©e en arriĂšre, sâĂ©levait haute et fiĂšre vers les nuages quâelle semblait braver. Son grĂ©ement, soignĂ© et admirablement entretenu, dĂ©notait de la part de celui qui commandait le Jean-Louis des connaissances maritimes peu communes.
On sentait quâĂ un moment donnĂ©, le lougre pouvait en un clin dâĆil se couvrir de toile, prendre chasse ou la donner, suivant la circonstance. Peut-ĂȘtre mĂȘme les ballots qui couvraient son pont, sans lâencombrer toutefois, nâĂ©taient-ils lĂ que pour faire prendre le change aux curieux.
Au moment oĂč nous rencontrons le Jean-Louis, rien pourtant ne dĂ©celait des intentions guerriĂšres, il se contentait de filer gaiement sous la brise fraĂźchissante, sâinclinant sous la vague et bondissant comme un cheval de steeple-chase, par-dessus les barriĂšres humides qui voulaient sâopposer Ă son passage. Les matelots insouciants regardaient dâun Ćil calme approcher la tempĂȘte.
Ă lâarriĂšre du petit bĂątiment, le dos appuyĂ© contre la muraille du couronnement, se tenait debout, une main passĂ©e dans la ceinture qui lui serrait le corps, un homme de taille moyenne, aux Ă©paules larges et carrĂ©es, aux bras musculeux, aux longs cheveux tombant sur le cou, et dont le costume indiquait au premier coup dâĆil le marin de la vieille Bretagne.
Depuis trois quarts dâheure environ que la brise se carabinait de plus en plus, ce personnage nâavait pas fait un seul mouvement. Ses yeux vifs et pĂ©nĂ©trants Ă©taient fixĂ©s sur le ciel. De temps Ă autre une sorte de rayonnement intĂ©rieur illuminait sa physionomie.
â Avant une heure dâici, nous aurons un vrai temps de damnĂ©s ! murmura-t-il en faisant un mouvement brusque.
Un petit mousse, accroupi au pied du mĂąt dâartimon, se releva vivement.
â Pierre ! lui dit le commandant.
â MaĂźtre, fit lâenfant en sâavançant avec timiditĂ©.
â Va te poster dans les hautes vergues. Tu me signaleras la terre.
Le mousse, sans rĂ©pondre, sâĂ©lança dans les enflĂ©chures, et avec la rapiditĂ© et lâagilitĂ© dâun singe, il se mit en devoir de gagner la premiĂšre hune de misaine.
â Amarre-toi solidement, lui cria son chef.
Puis, marchant Ă grands pas sur le pont, le personnage sâapprocha dâun vieux matelot Ă la figure basanĂ©e, aux cheveux grisonnants, qui regardait froidement lâhorizon.
â Bervic, lui demanda-t-il aprĂšs un moment de silence, que penses-tu du grain qui se prĂ©pare ?
â Je pense quâavant dix minutes nous en verrons le commencement, rĂ©pondit le matelot.
â Crois-tu quâil dure ?
â Dieu seul le sait.
â Eh bien ! en ce cas, fais fermer les Ă©coutilles et nettoyer les dallots.
« Bien, continua le patron du Jean-Louis en voyant ses ordres exécutés. Alerte, enfants ! Carguez les huniers et amenez les focs !
â Câest pas mal, mais câest pas encore ça, murmura Bervic restĂ© seul Ă cĂŽtĂ© du commandant auquel il servait de contre-maĂźtre et de second.
â Quâest-ce que tu dis, vieux caĂŻman ?
â Je dis que, pendant quâon y est, autant carguer la misaine ; le lougre est assez jeune pour marcher Ă sec, et si nous laissons prise au vent, il ne se passera pas cinq minutes avant que la voilure ne sâen aille Ă tous les grands diables dâenferâŠ
â Tu te trompes, vieux gabier, rĂ©pondit le commandant, si la brise est forte, ma misaine est plus forte encore. Envoie prendre deux ris, amarre deux Ă©coutes et tiens bon la barre. Tu gouverneras jusquâen vue de terre. Va ! je rĂ©ponds de tout. Marcof nâa jamais culĂ© devant la tempĂȘte, et le Jean-Louis obĂ©it mieux quâune jeune fille.
â Câest tenter Dieu ! grommela le vieux marin, qui nĂ©anmoins sâempressa dâobĂ©ir Ă son chef.
La tempĂȘte Ă©clatait alors dans toute sa fureur. Les rayons du soleil, entiĂšrement masquĂ©s par des nuĂ©es livides, nâĂ©clairaient plus que faiblement lâhorizon. Cinq heures sonnaient Ă peine aux clochers de la cĂŽte voisine, et la nuit semblait avoir dĂ©jĂ jetĂ© sur la terre son manteau de deuil. Des vagues gigantesques, courtes et rapides comme elles le sont toujours dans ces parages hĂ©rissĂ©s de brisants et de rochers, sâĂ©lançaient avec furie les unes contre les autres, par suite du ressac que la proximitĂ© de la terre rendait terrible. La rafale passant sur la mer Ă©chevelĂ©e, comme un vol de djinns fantastiques, tordait les vergues et sifflait dans les agrĂšs du navire.
Le petit lougre bondissait, emporté par le tourbillon ; mais néanmoins il tenait ferme, et gouvernait bien. Presque à sec de voiles, ne marchant plus que sous sa misaine, obéissant comme un enfant aux impulsions de la main savante qui tenait la barre, il présentait sans cesse son avant aux plus fortes lames, tout en évitant avec soin de se laisser emporter par les courants multipliés qui offrent tant de périls aux navires longeant les cÎtes de la Cornouaille.
Personne Ă bord nâignorait les dangers que courait le Jean-Louis. Mais, soit confiance dans la bonne construction du lougre, soit certitude de lâinfaillibilitĂ© de leur chef, soit indiffĂ©rence de la mort imminente, les matelots, rudement ballottĂ©s par le tangage, nâavaient rien perdu de leur attitude calme et passive, presque semblable Ă lâallure fataliste des musulmans fumeurs dâopium. Le patron lui-mĂȘme sifflait gaiement entre ses dents en regardant dâun Ćil presque ironique la fureur croissante des flots. On eĂ»t dit que cet homme Ă©prouvait une sorte de joie intĂ©rieure Ă lutter ainsi contre les Ă©lĂ©ments, lui, si faible, contre eux si forts !âŠ
Au moment oĂč il passait devant lâĂ©coutille qui servait de communication avec lâentre-pont du navire, deux tĂȘtes jeunes et souriantes apparurent au sommet de lâescalier, et deux nouveaux personnages firent leur entrĂ©e sur lâarriĂšre du Jean-Louis.
Le premier qui se prĂ©senta Ă©tait un grand et beau jeune homme de vingt-quatre Ă vingt-cinq ans, aux yeux bleus et aux cheveux blonds. Il portait avec grĂące le costume simple et Ă©lĂ©gant des habitants de Roscof. Des braies blanches, une veste de mĂȘme couleur en fine toile, serrĂ©e Ă la taille par une large ceinture de serge rouge, et laissant apercevoir le grand gilet vert Ă manches bleues, commun Ă presque tous les Bretons. Un chapeau aux larges bords, tout entourĂ© de chenilles de couleurs vives et bariolĂ©es, lui couvrait la tĂȘte. Ses jambes se dessinaient fines et nerveuses sous de longues guĂȘtres de toile blanche. Il portait Ă la main le pen-bas traditionnel.
DĂšs quâil eut atteint le pont, sur lequel il se maintint en Ă©quilibre, malgrĂ© les rudes mouvements dâun tangage Ă©nergique, il se retourna et offrit la main Ă une jeune fille qui venait derriĂšre lui.
Cette charmante crĂ©ature, ĂągĂ©e de dix-huit ans tout au plus, offrait dans sa personne le type poĂ©tique et accompli des belles pennerĂšs de la Bretagne. Le contraste de ses grands yeux noirs, pleins de vivacitĂ© et presque de passion, avec ses blonds cheveux aux reflets soyeux et cendrĂ©s, prĂ©sentait tout dâabord un aspect dâune originalitĂ© sĂ©duisante, tandis que lâovale parfait de la figure, la petite bouche fine et carminĂ©e, le nez droit aux narines mobiles et la peau dâune blancheur mate et rosĂ©e, constituaient un ensemble dâune saisissante beautĂ©. Une large bande de toile duement empesĂ©e, relevĂ©e de chaque cĂŽtĂ© de la tĂȘte par deux Ă©pingles dâor, formait la coiffure de cette gracieuse tĂȘte. Le corsage de la robe, en Ă©toffe de laine bleue, tout chamarrĂ© de velours noir et, de broderies de couleur jonquille, dessinait une taille ronde et cambrĂ©e et une poitrine Ă©lĂ©gante et riche de promesses presque rĂ©alisĂ©es. Les manches, en mousseline blanche Ă mille plis, sâajustaient Ă la robe par deux larges poignets de velours entourant la naissance du bras. La jupe bleue retombait sur une seconde jupe orange, laquelle, Ă son tour, laissait apercevoir un troisiĂšme jupon de laine noire. Des bas de coton cerise, Ă broderie noire, modelaient Ă ravir une fine et dĂ©licieuse jambe de Diane chasseresse. Le petit pied de cette belle fille Ă©tait enfermĂ© dans un simple soulier de cuir bien cirĂ©, ornĂ© dâune boucle dâor. DâĂ©normes anneaux dâoreilles et une chaĂźne de cou Ă laquelle pendait une petite croix dâor, complĂ©taient ce costume pittoresque.
En sâĂ©lançant lĂ©gĂšre sur le pont du lougre, la jeune Bretonne dĂ©plia une sorte de manteau Ă capuchon Ă fond gris rayĂ© de vert, quâelle se jeta gracieusement sur les Ă©paules. PrĂ©caution dâautant moins inutile, que les vagues qui dĂ©ferlaient contre le bordage du Jean-Louis retombaient en pluie fine sur le pont du navire, quâelles balayaient mĂȘme quelquefois dans toute sa largeur.
â Ah ! ah ! les promis, vous avez donc assez du tĂȘte-Ă -tĂȘte ? demanda en souriant le patron du lougre, dĂšs quâil eut vu les deux jeunes gens sâavancer vers lui.
Il avait formulĂ© cette question en français. Jusquâalors, pour causer avec Bervic et pour donner des ordres Ă son Ă©quipage, il avait employĂ© le dialecte breton.
â Dame ! monsieur Marcof, rĂ©pondit la jeune fille, depuis que vous avez fait fermer les panneaux, lâair commence Ă manquer lĂ -dedansâŠ
â Si jâai fait fermer les panneaux, ma belle petite Yvonne, câest que, sans cela, les lames auraient fort bien pu troubler votre conversation.
â Sainte Marie ! quel changement de temps ! sâĂ©cria le jeune homme en jetant autour de lui un regard plein dâĂ©tonnement et presque dâĂ©pouvante.
â Ah çà ! mon gars, fit Marcof en souriant, il paraĂźt que quand tu es en train de gazouiller des chansons dâamour, le bon Dieu peut dĂ©chaĂźner toutes ses colĂšres et tous ses tonnerres sans que tu y prĂȘtes seulement attention ! Voici prĂšs dâune heure que nous dansons sur des vagues diaboliques, et, ce qui mâĂ©tonne le plus, câest que tu sois lĂ , debout devant moi, au lieu de tâaffaler dans ton hamacâŠ
â Et pourquoi souffrirais-je, Marcof, quand Yvonne ne souffre pas ?âŠ
â Câest quâYvonne est fille de matelot ; câest quâelle a le pied et le cĆur marins, et quâelle serait capable de tenir la barre si elle en avait la force. Nâest-ce pas, ma fille ? continua Marcof en se retournant vers Yvonne.
â San...
