La Prisonniere
eBook - ePub

La Prisonniere

  1. English
  2. ePUB (mobile friendly)
  3. Available on iOS & Android
eBook - ePub

La Prisonniere

About this book

La Prisonniere est le cinquieme tome d'A la recherche du temps perdu de Marcel Proust publié en 1925 a titre posthume.
Le theme principal de ce volume est l'amour possessif et jaloux qu'éprouve le narrateur pour Albertine. Il la fait surveiller, la soupçonne de liaisons homosexuelles, essaie de la retenir chez lui.

Frequently asked questions

Yes, you can cancel anytime from the Subscription tab in your account settings on the Perlego website. Your subscription will stay active until the end of your current billing period. Learn how to cancel your subscription.
No, books cannot be downloaded as external files, such as PDFs, for use outside of Perlego. However, you can download books within the Perlego app for offline reading on mobile or tablet. Learn more here.
Perlego offers two plans: Essential and Complete
  • Essential is ideal for learners and professionals who enjoy exploring a wide range of subjects. Access the Essential Library with 800,000+ trusted titles and best-sellers across business, personal growth, and the humanities. Includes unlimited reading time and Standard Read Aloud voice.
  • Complete: Perfect for advanced learners and researchers needing full, unrestricted access. Unlock 1.4M+ books across hundreds of subjects, including academic and specialized titles. The Complete Plan also includes advanced features like Premium Read Aloud and Research Assistant.
Both plans are available with monthly, semester, or annual billing cycles.
We are an online textbook subscription service, where you can get access to an entire online library for less than the price of a single book per month. With over 1 million books across 1000+ topics, we’ve got you covered! Learn more here.
Look out for the read-aloud symbol on your next book to see if you can listen to it. The read-aloud tool reads text aloud for you, highlighting the text as it is being read. You can pause it, speed it up and slow it down. Learn more here.
Yes! You can use the Perlego app on both iOS or Android devices to read anytime, anywhere — even offline. Perfect for commutes or when you’re on the go.
Please note we cannot support devices running on iOS 13 and Android 7 or earlier. Learn more about using the app.
Yes, you can access La Prisonniere by Marcel Proust in PDF and/or ePUB format, as well as other popular books in Literatura & Literatura general. We have over one million books available in our catalogue for you to explore.

Information

Chapitre 1 Vie en commun avec Albertine

DĂšs le matin, la tĂȘte encore tournĂ©e contre le mur, et avant d’avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenĂȘtre, de quelle nuance Ă©tait la raie du jour, je savais dĂ©jĂ  le temps qu’il faisait. Les premiers bruits de la rue me l’avaient appris, selon qu’ils me parvenaient amortis et dĂ©viĂ©s par l’humiditĂ© ou vibrants comme des flĂšches dans l’aire rĂ©sonnante et vide d’un matin spacieux, glacial et pur ; dĂšs le roulement du premier tramway, j’avais entendu s’il Ă©tait morfondu dans la pluie ou en partance pour l’azur. Et, peut-ĂȘtre, ces bruits avaient-ils Ă©tĂ© devancĂ©s eux-mĂȘmes par quelque Ă©manation plus rapide et plus pĂ©nĂ©trante qui, glissĂ©e au travers de mon sommeil, y rĂ©pandait une tristesse annonciatrice de la neige, ou y faisait entonner, Ă  certain petit personnage intermittent, de si nombreux cantiques Ă  la gloire du soleil que ceux-ci finissaient par amener pour moi, qui encore endormi commençais Ă  sourire, et dont les paupiĂšres closes se prĂ©paraient Ă  ĂȘtre Ă©blouies, un Ă©tourdissant rĂ©veil en musique. Ce fut, du reste, surtout de ma chambre que je perçus la vie extĂ©rieure pendant cette pĂ©riode. Je sais que Bloch raconta que, quand il venait me voir le soir, il entendait comme le bruit d’une conversation ; comme ma mĂšre Ă©tait Ă  Combray et qu’il ne trouvait jamais personne dans ma chambre, il conclut que je parlais tout seul. Quand, beaucoup plus tard, il apprit qu’Albertine habitait alors avec moi, comprenant que je l’avais cachĂ©e Ă  tout le monde, il dĂ©clara qu’il voyait enfin la raison pour laquelle, Ă  cette Ă©poque de ma vie, je ne voulais jamais sortir. Il se trompa. Il Ă©tait d’ailleurs fort excusable, car la rĂ©alitĂ© mĂȘme, si elle est nĂ©cessaire, n’est pas complĂštement prĂ©visible. Ceux qui apprennent sur la vie d’un autre quelque dĂ©tail exact en tirent aussitĂŽt des consĂ©quences qui ne le sont pas et voient dans le fait nouvellement dĂ©couvert l’explication de choses qui prĂ©cisĂ©ment n’ont aucun rapport avec lui.
Quand je pense maintenant que mon amie Ă©tait venue, Ă  notre retour de Balbec, habiter Ă  Paris sous le mĂȘme toit que moi, qu’elle avait renoncĂ© Ă  l’idĂ©e d’aller faire une croisiĂšre, qu’elle avait sa chambre Ă  vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dans le cabinet Ă  tapisseries de mon pĂšre, et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractĂšre presque sacrĂ© de toute chair Ă  qui les souffrances que nous avons endurĂ©es Ă  cause d’elle ont fini par confĂ©rer une sorte de douceur morale, ce que j’évoque aussitĂŽt par comparaison, ce n’est pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passer au quartier, par une faveur qui ne guĂ©rissait en somme qu’un malaise Ă©phĂ©mĂšre, mais celle oĂč mon pĂšre envoya maman dormir dans le petit lit Ă  cĂŽtĂ© du mien. Tant la vie, si elle doit une fois de plus nous dĂ©livrer d’une souffrance qui paraissait inĂ©vitable, le fait dans des conditions diffĂ©rentes, opposĂ©es parfois jusqu’au point qu’il y a presque sacrilĂšge apparent Ă  constater l’identitĂ© de la grĂące octroyĂ©e !
Quand Albertine savait par Françoise que, dans la nuit de ma chambre aux rideaux encore fermĂ©s, je ne dormais pas, elle ne se gĂȘnait pas pour faire un peu de bruit, en se baignant, dans son cabinet de toilette. Alors, souvent, au lieu d’attendre une heure plus tardive, j’allais dans une salle de bains contiguĂ« Ă  la sienne et qui Ă©tait agrĂ©able. Jadis, un directeur de théùtre dĂ©pensait des centaines de mille francs pour consteller de vraies Ă©meraudes le trĂŽne oĂč la diva jouait un rĂŽle d’impĂ©ratrice. Les ballets russes nous ont appris que de simples jeux de lumiĂšres prodiguent, dirigĂ©s lĂ  oĂč il faut, des joyaux aussi somptueux et plus variĂ©s. Cette dĂ©coration, dĂ©jĂ  plus immatĂ©rielle, n’est pas si gracieuse pourtant que celle par quoi, Ă  huit heures du matin, le soleil remplace celle que nous avions l’habitude d’y voir quand nous ne nous levions qu’à midi. Les fenĂȘtres de nos deux salles de bains, pour qu’on ne pĂ»t nous voir du dehors, n’étaient pas lisses, mais toutes froncĂ©es d’un givre artificiel et dĂ©modĂ©. Le soleil tout Ă  coup jaunissait cette mousseline de verre, la dorait et, dĂ©couvrant doucement en moi un jeune homme plus ancien, qu’avait cachĂ© longtemps l’habitude, me grisait de souvenirs, comme si j’eusse Ă©tĂ© en pleine nature devant des feuillages dorĂ©s oĂč ne manquait mĂȘme pas la prĂ©sence d’un oiseau. Car j’entendais Albertine siffler sans trĂȘve :
Les douleurs sont des folles,
Et qui les écoute est encor plus fou.
Je l’aimais trop pour ne pas joyeusement sourire de son mauvais goĂ»t musical. Cette chanson, du reste, avait ravi, l’étĂ© passĂ©, Mme Bontemps, laquelle entendit dire bientĂŽt que c’était une ineptie, de sorte que, au lieu de demander Ă  Albertine de la chanter, quand elle avait du monde, elle y substitua :
Une chanson d’adieu sort des sources troublĂ©es,
qui devint à son tour « une vieille rengaine de Massenet, dont la petite nous rebat les oreilles ».
Une nuĂ©e passait, elle Ă©clipsait le soleil, je voyais s’éteindre et rentrer dans une grisaille le pudique et feuillu rideau de verre.
Les cloisons qui sĂ©paraient nos deux cabinets de toilette (celui d’Albertine, tout pareil, Ă©tait une salle de bains que maman, en ayant une autre dans la partie opposĂ©e de l’appartement, n’avait jamais utilisĂ©e pour ne pas me faire de bruit) Ă©taient si minces que nous pouvions parler tout en nous lavant chacun dans le nĂŽtre, poursuivant une causerie qu’interrompait seulement le bruit de l’eau, dans cette intimitĂ© que permet souvent Ă  l’hĂŽtel l’exiguĂŻtĂ© du logement et le rapprochement des piĂšces, mais qui, Ă  Paris, est si rare.
D’autres fois, je restais couchĂ©, rĂȘvant aussi longtemps que je le voulais, car on avait ordre de ne jamais entrer dans ma chambre avant que j’eusse sonnĂ©, ce qui, Ă  cause de la façon incommode dont avait Ă©tĂ© posĂ©e la poire Ă©lectrique au-dessus de mon lit, demandait si longtemps, que, souvent, las de chercher Ă  l’atteindre et content d’ĂȘtre seul, je restais quelques instants presque rendormi. Ce n’est pas que je fusse absolument indiffĂ©rent au sĂ©jour d’Albertine chez nous. Sa sĂ©paration d’avec ses amies rĂ©ussissait Ă  Ă©pargner Ă  mon cƓur de nouvelles souffrances. Elle le maintenait dans un repos, dans une quasi-immobilitĂ© qui l’aideraient Ă  guĂ©rir. Mais, enfin, ce calme que me procurait mon amie Ă©tait apaisement de la souffrance plutĂŽt que joie. Non pas qu’il ne me permĂźt d’en goĂ»ter de nombreuses, auxquelles la douleur trop vive m’avait fermĂ©, mais ces joies, loin de les devoir Ă  Albertine, que d’ailleurs je ne trouvais plus guĂšre jolie et avec laquelle je m’ennuyais, que j’avais la sensation nette de ne pas aimer, je les goĂ»tais au contraire pendant qu’Albertine n’était pas auprĂšs de moi. Aussi, pour commencer la matinĂ©e, je ne la faisais pas tout de suite appeler, surtout s’il faisait beau. Pendant quelques instants, et sachant qu’il me rendait plus heureux qu’Albertine, je restais en tĂȘte Ă  tĂȘte avec le petit personnage intĂ©rieur, salueur chantant du soleil et dont j’ai dĂ©jĂ  parlĂ©. De ceux qui composent notre individu, ce ne sont pas les plus apparents qui nous sont le plus essentiels. En moi, quand la maladie aura fini de les jeter l’un aprĂšs l’autre par terre, il en restera encore deux ou trois qui auront la vie plus dure que les autres, notamment un certain philosophe qui n’est heureux que quand il a dĂ©couvert, entre deux Ɠuvres, entre deux sensations, une partie commune. Mais le dernier de tous, je me suis quelquefois demandĂ© si ce ne serait pas le petit bonhomme fort semblable Ă  un autre que l’opticien de Combray avait placĂ© derriĂšre sa vitrine pour indiquer le temps qu’il faisait et qui, ĂŽtant son capuchon dĂšs qu’il y avait du soleil, le remettait s’il allait pleuvoir. Ce petit bonhomme-lĂ , je connais son Ă©goĂŻsme : je peux souffrir d’une crise d’étouffements que la venue seule de la pluie calmerait, lui ne s’en soucie pas, et aux premiĂšres gouttes si impatiemment attendues, perdant sa gaĂźtĂ©, il rabat son capuchon avec mauvaise humeur. En revanche, je crois bien qu’à mon agonie, quand tous mes autres « moi » seront morts, s’il vient Ă  briller un rayon de soleil tandis que je pousserai mes derniers soupirs, le petit personnage baromĂ©trique se sentira bien aise, et ĂŽtera son capuchon pour chanter : « Ah ! enfin, il fait beau. »
Je sonnais Françoise. J’ouvrais le Figaro. J’y cherchais et constatais que ne s’y trouvait pas un article, ou prĂ©tendu tel, que j’avais envoyĂ© Ă  ce journal et qui n’était, un peu arrangĂ©e, que la page rĂ©cemment retrouvĂ©e, Ă©crite autrefois dans la voiture du docteur Percepied, en regardant les clochers de Martainville. Puis, je lisais la lettre de maman. Elle trouvait bizarre, choquant, qu’une jeune fille habitĂąt seule avec moi. Le premier jour, au moment de quitter Balbec, quand elle m’avait vu si malheureux et s’était inquiĂ©tĂ©e de me laisser seul, peut-ĂȘtre ma mĂšre avait-elle Ă©tĂ© heureuse en apprenant qu’Albertine partait avec nous et en voyant que, cĂŽte Ă  cĂŽte avec nos propres malles (les malles auprĂšs desquelles j’avais passĂ© la nuit Ă  l’HĂŽtel de Balbec en pleurant), on avait chargĂ© sur le tortillard celles d’Albertine, Ă©troites et noires, qui m’avaient paru avoir la forme de cercueils et dont j’ignorais si elles allaient apporter Ă  la maison la vie ou la mort. Mais je ne me l’étais mĂȘme pas demandĂ©, Ă©tant tout Ă  la joie, dans le matin rayonnant, aprĂšs l’effroi de rester Ă  Balbec, d’emmener Albertine. Mais, Ă  ce projet, si au dĂ©but ma mĂšre n’avait pas Ă©tĂ© hostile (parlant gentiment Ă  mon amie comme une maman dont le fils vient d’ĂȘtre gravement blessĂ©, et qui est reconnaissante Ă  la jeune maĂźtresse qui le soigne avec dĂ©vouement), elle l’était devenue depuis qu’il s’était trop complĂštement rĂ©alisĂ© et que le sĂ©jour de la jeune fille se prolongeait chez nous, et chez nous en l’absence de mes parents. Cette hostilitĂ©, je ne peux pourtant pas dire que ma mĂšre me la manifestĂąt jamais. Comme autrefois, quand elle avait cessĂ© d’oser me reprocher ma nervositĂ©, ma paresse, maintenant elle se faisait un scrupule – que je n’ai peut-ĂȘtre pas tout Ă  fait devinĂ© au moment, ou pas voulu deviner – de risquer, en faisant quelques rĂ©serves sur la jeune fille avec laquelle je lui avais dit que j’allais me fiancer, d’assombrir ma vie, de me rendre plus tard moins dĂ©vouĂ© pour ma femme, de semer peut-ĂȘtre, pour quand elle-mĂȘme ne serait plus, le remords de l’avoir peinĂ©e en Ă©pousant Albertine. Maman prĂ©fĂ©rait paraĂźtre approuver un choix sur lequel elle avait le sentiment qu’elle ne pourrait pas me faire revenir. Mais tous ceux qui l’ont vue Ă  cette Ă©poque m’ont dit qu’à sa douleur d’avoir perdu sa mĂšre s’ajoutait un air de perpĂ©tuelle prĂ©occupation. Cette contention d’esprit, cette discussion intĂ©rieure, donnait Ă  maman une grande chaleur aux tempes et elle ouvrait constamment les fenĂȘtres pour se rafraĂźchir. Mais, de dĂ©cision, elle n’arrivait pas Ă  en prendre de peur de « m’influencer » dans un mauvais sens et de gĂąter ce qu’elle croyait mon bonheur. Elle ne pouvait mĂȘme pas se rĂ©soudre Ă  m’empĂȘcher de garder provisoirement Albertine Ă  la maison. Elle ne voulait pas se montrer plus sĂ©vĂšre que Mme Bontemps que cela regardait avant tout et qui ne trouvait pas cela inconvenant, ce qui surprenait beaucoup ma mĂšre. En tous cas, elle regrettait d’avoir Ă©tĂ© obligĂ©e de nous laisser tous les deux seuls, en partant juste Ă  ce moment pour Combray, oĂč elle pouvait avoir Ă  rester (et en fait resta) de longs mois, pendant lesquels ma grand’tante eut sans cesse besoin d’elle jour et nuit. Tout, lĂ -bas, lui fut rendu facile, grĂące Ă  la bontĂ©, au dĂ©vouement de Legrandin qui, ne reculant devant aucune peine, ajourna de semaine en semaine son retour Ă  Paris, sans connaĂźtre beaucoup ma tante, simplement d’abord parce qu’elle avait Ă©tĂ© une amie de sa mĂšre, puis parce qu’il sentit que la malade, condamnĂ©e, aimait ses soins et ne pouvait se passer de lui. Le snobisme est une maladie grave de l’ñme, mais localisĂ©e et qui ne la gĂąte pas tout entiĂšre. Moi, cependant, au contraire de maman, j’étais fort heureux de son dĂ©placement Ă  Combray, sans lequel j’eusse craint (ne pouvant pas dire Ă  Albertine de la cacher) qu’elle ne dĂ©couvrĂźt son amitiĂ© pour Mlle Vinteuil. C’eĂ»t Ă©tĂ© pour ma mĂšre un obstacle absolu, non seulement Ă  un mariage dont elle m’avait d’ailleurs demandĂ© de ne pas parler encore dĂ©finitivement Ă  mon amie et dont l’idĂ©e m’était de plus en plus intolĂ©rable, mais mĂȘme Ă  ce que celle-ci passĂąt quelque temps Ă  la maison. Sauf une raison si grave et qu’elle ne connaissait pas, maman, par le double effet de l’imitation Ă©difiante et libĂ©ratrice de ma grand’mĂšre, admiratrice de George Sand, et qui faisait consister la vertu dans la noblesse du cƓur, et, d’autre part, de ma propre influence corruptrice, Ă©tait maintenant indulgente Ă  des femmes pour la conduite de qui elle se fĂ»t montrĂ©e sĂ©vĂšre autrefois, ou mĂȘme aujourd’hui, si elles avaient Ă©tĂ© de ses amies bourgeoises de Paris ou de Combray, mais dont je lui vantais la grande Ăąme et auxquelles elle pardonnait beaucoup parce qu’elles m’aimaient bien. MalgrĂ© tout et mĂȘme en dehors de la question des convenances, je crois qu’Albertine eĂ»t Ă©tĂ© insupportable Ă  maman, qui avait gardĂ© de Combray, de ma tante LĂ©onie, de toutes ses parentes, des habitudes d’ordre dont mon amie n’avait pas la premiĂšre notion.
Elle n’aurait pas fermĂ© une porte et, en revanche, ne se serait pas plus gĂȘnĂ©e d’entrer quand une porte Ă©tait ouverte que ne fait un chien ou un chat. Son charme, un peu incommode, Ă©tait ainsi d’ĂȘtre Ă  la maison moins comme une jeune fille que comme une bĂȘte domestique, qui entre dans une piĂšce, qui en sort, qui se trouve partout oĂč on ne s’y attend pas et qui venait – c’était pour moi un repos profond – se jeter sur mon lit Ă  cĂŽtĂ© de moi, s’y faire une place d’oĂč elle ne bougeait plus, sans gĂȘner comme l’eĂ»t fait une personne. Pourtant, elle finit par se plier Ă  mes heures de sommeil, Ă  ne pas essayer non seulement d’entrer dans ma chambre, mais Ă  ne plus faire de bruit avant que j’eusse sonnĂ©. C’est Françoise qui lui imposa ces rĂšgles.
Elle Ă©tait de ces domestiques de Combray sachant la valeur de leur maĂźtre et que le moins qu’elles peuvent est de lui faire rendre entiĂšrement ce qu’elles jugent qui lui est dĂ». Quand un visiteur Ă©tranger donnait un pourboire Ă  Françoise Ă  partager avec la fille de cuisine, le donateur n’avait pas le temps d’avoir remis sa piĂšce que Françoise, avec une rapiditĂ©, une discrĂ©tion et une Ă©nergie Ă©gales, avait passĂ© la leçon Ă  la fille de cuisine qui venait remercier non pas Ă  demi-mot, mais franchement, hautement, comme Françoise lui avait dit qu’il fallait le faire. Le curĂ© de Combray n’était pas un gĂ©nie, mais, lui aussi, savait ce qui se devait. Sous sa direction, la fille de cousins protestants de Mme Sazerat s’était convertie au catholicisme et la famille avait Ă©tĂ© parfaite pour lui : il fut question d’un mariage avec un noble de MĂ©sĂ©glise. Les parents du jeune homme Ă©crivirent, pour prendre des informations, une lettre assez dĂ©daigneuse et oĂč l’origine protestante Ă©tait mĂ©prisĂ©e. Le curĂ© de Combray rĂ©pondit d’un tel ton que le noble de MĂ©sĂ©glise, courbĂ© et prosternĂ©, Ă©crivit une lettre bien diffĂ©rente, oĂč il sollicitait comme la plus prĂ©cieuse faveur de s’unir Ă  la jeune fille.
Françoise n’eut pas de mĂ©rite Ă  faire respecter mon sommeil par Albertine. Elle Ă©tait imbue de la tradition. À un silence qu’elle garda, ou Ă  la rĂ©ponse pĂ©remptoire qu’elle fit Ă  une proposition d’entrer chez moi ou de me faire demander quelque chose, qu’avait dĂ» innocemment formuler Albertine, celle-ci comprit avec stupeur qu’elle se trouvait dans un monde Ă©trange, aux coutumes inconnues, rĂ©glĂ© par des lois de vivre qu’on ne pouvait songer Ă  enfreindre. Elle avait dĂ©jĂ  eu un premier pressentiment de cela Ă  Balbec, mais, Ă  Paris, n’essaya mĂȘme pas de rĂ©sister et attendit patiemment chaque matin mon coup de sonnette pour oser faire du bruit.
L’éducation que lui donna Françoise fut salutaire, d’ailleurs, Ă  notre vieille servante elle-mĂȘme, en calmant peu Ă  peu les gĂ©missements que, depuis le retour de Balbec, elle ne cessait de pousser. Car, au moment de monter dans le tram, elle s’était aperçue qu’elle avait oubliĂ© de dire adieu Ă  la « gouvernante » de l’HĂŽtel, personne moustachue qui surveillait les Ă©tages, connaissait Ă  peine Françoise, mais avait Ă©tĂ© relativement polie pour elle. Françoise voulait absolument faire retour en arriĂšre, descendre du tram, revenir Ă  l’HĂŽtel, faire ses adieux Ă  la gouvernante et ne partir que le lendemain. La sagesse, et surtout mon horreur subite de Balbec, m’empĂȘchĂšrent de lui accorder cette grĂące, mais elle en avait contractĂ© une mauvaise humeur maladive et fiĂ©vreuse que le changement d’air n’avait pas suffi Ă  faire disparaĂźtre et qui se prolongeait Ă  Paris. Car, selon le code de Françoise, tel qu’il est illustrĂ© dans les bas-reliefs de Saint-AndrĂ©-des-Champs, souhaiter la mort d’un ennemi, la lui donner mĂȘme n’est pas dĂ©fendu, mais il est horrible de ne pas faire ce qui se doit, de ne pas rendre une politesse, de ne pas faire ses adieux avant de partir, comme une vraie malotrue, Ă  une gouvernante d’étage. Pendant tout le voyage, le souvenir, Ă  chaque moment renouvelĂ©, qu’elle n’avait pas pris congĂ© de cette femme avait fait monter aux joues de Françoise un vermillon qui pouvait effrayer. Et si elle refusa de boire et de manger jusqu’à Paris, c’est peut-ĂȘtre parce que ce souvenir lui mettait un « poids » rĂ©el « sur l’estomac » (chaque classe sociale a sa pathologie) plus encore que pour nous punir.
Parmi les causes qui faisaient que maman m’envoyait tous les jours une lettre, et une lettre d’oĂč n’était jamais absente quelque citation de Mme de SĂ©vignĂ©, il y avait le souvenir de ma grand’mĂšre. Maman m’écrivait : « Mme Sazerat nous a donnĂ© un de ces petits dĂ©jeuners dont elle a le secret et qui, comme eĂ»t dit ta pauvre grand’mĂšre, en citant Mme de SĂ©vignĂ©, nous enlĂšvent Ă  la solitude sans nous apporter la sociĂ©tĂ©. » Dans mes premiĂšres rĂ©ponses, j’eus la bĂȘtise d’écrire Ă  maman : « À ces citations, ta mĂšre te reconnaĂźtrait tout de suite. » Ce qui me valut, trois jours aprĂšs, ce mot : « Mon pauvre fils, si c’était pour me parler de ma mĂšre tu invoques bien mal Ă  propos Mme de SĂ©vignĂ©. Elle t’aurait rĂ©pondu comme elle fit Ă  Mme de Grignan : « Elle ne vous Ă©tait donc rien ? Je vous croyais parents. »
Cependant, j’entendais les pas de mon amie qui sortait de sa chambre ou y rentrait. Je sonnais, car c’était l’heure oĂč AndrĂ©e allait venir avec le chauffeur, ami de Morel et fourni par les Verdurin, chercher Albertine. J’avais parlĂ© Ă  celle-ci de la possibilitĂ© lointaine de nous marier ; mais je ne l’avais jamais fait formellement ; elle-mĂȘme, par discrĂ©tion, quand j’avais dit : « Je ne sais pas, mais ce serait peut-ĂȘtre possible », avait secouĂ© la tĂȘte avec un mĂ©lancolique sourire disant : « Mais non, ce ne le serait pas », ce qui signifiait : « Je suis trop pauvre. » Et alors, tout en disant : « Rien n’est moins sĂ»r », quand il s’agissait de projets d’avenir, prĂ©sentement je faisais tout pour la distraire, lui rendre la vie agrĂ©able, cherchant peut-ĂȘtre aussi, inconsciemment, Ă  lui faire par lĂ  dĂ©sirer de m’épouser. Elle riait elle-mĂȘme de tout ce luxe. « C’est la mĂšre d’AndrĂ©e qui en ferait une tĂȘte de me voir devenue une dame riche comme elle, ce qu’elle appelle une dame qui a « chevaux, voitures, tableaux ». Comment ? Je ne vous avais jamais racontĂ© qu’elle disait cela ? Oh ! c’est un type ! Ce qui m’étonne, c’est qu’elle Ă©lĂšve les tableaux Ă  la dignitĂ© des chevaux et des voitures. » On verra plus tard que, malgrĂ© les habitudes de parler stupides qui lui Ă©taient restĂ©es, Albertine s’était Ă©tonnamment dĂ©veloppĂ©e, ce qui m’était entiĂšrement Ă©gal, les supĂ©rioritĂ©s d’esprit d’une compagne m’ayant toujours si peu intĂ©ressĂ© que, si je les ai fait remarquer Ă  l’une ou Ă  l’autre, cela a Ă©tĂ© par pure politesse. Seul peut-ĂȘtre le curieux gĂ©nie de Françoise m’eĂ»t peut-ĂȘtre plu. MalgrĂ© moi je souriais pendant quelques instants, quand, par exemple, ayant profitĂ© de ce qu’elle avait appris qu’Albertine n’était pas lĂ , elle m’abordait par ces mots : « DivinitĂ© du ciel dĂ©posĂ©e sur un lit ! » Je disais : « Mais, voyons, Françoise, pourquoi « divinitĂ© du ciel » ? – Oh, si vous croyez que vous avez quelque chose de ceux qui voyagent sur notre vile terre, vous vous trompez bien ! – Mais pourquoi « dĂ©posĂ©e » sur un lit ? vous voyez bien que je suis couchĂ©. – Vous n’ĂȘtes jamais couchĂ©. A-t-on jamais vu personne couchĂ© ainsi ? Vous ĂȘtes venu vous poser lĂ . Votre pyjama, en ce moment, tout blanc, avec vos mouvements de cou, vous donne l’air d’une colombe. »
Albertine, mĂȘme dans l’ordre des choses bĂȘtes, s’exprimait tout autrement que la petite fille qu’elle Ă©tait il y avait seulement quelques annĂ©es Ă  Balbec. Elle allait jusqu’à dĂ©clarer, Ă  propos d’un Ă©vĂ©nement politique qu’elle blĂąmait : « Je trouve ça formidable. » Et je ne sais si ce ne fut vers ce temps-lĂ  qu’elle apprit Ă  dire, pour signifier qu’elle trouvait un livre mal Ă©crit : « C’est intĂ©ressant, mais, par exemple, c’est Ă©crit comme par un cochon. »
La dĂ©fense d’entrer chez moi avant que j’eusse sonnĂ© l’amusait beaucoup. Comme elle avait pris notre habitude familiale des citations et utilisait pour elle celles des piĂšces qu’elle avait jouĂ©es au couvent et que je lui avais dit aimer, elle me comparait toujours Ă  AssuĂ©rus :
Et la mort est le prix de tout audacieux
Qui sans ĂȘtre appelĂ© se prĂ©sente Ă  ses yeux.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal,
Ni le rang, ni le sexe ; et le crime est égal.
Moi-mĂȘme

Je suis Ă  cette loi comme une autre soumise :
Et sans le prévenir il faut pour lui parler
Qu’il me cherche ou du moins qu’il me fasse appeler,
Physiquement, elle avait changĂ© aussi. Ses longs yeux bleus – plus allongĂ©s – n’avaient pas gardĂ© la mĂȘme forme ; ils avaient bien la mĂȘme couleur, mais semblaient ĂȘtre passĂ©s Ă  l’état liquide. Si bien que, quand elle les fermait, c’était comme quand avec des rideaux on empĂȘche de voir la mer. C’est sans doute de cette partie d’elle-mĂȘme que je me souvenais surtout, chaque nuit en la quittant. Car, par exemple, tout au contraire, chaque matin le crespelage de ses cheveux me causa longtemps la mĂȘme surprise, comme une chose nouvelle que je n’aurais jamais vue. Et pourtant, au-dessus du regard souriant d’une jeune fille, qu’y a-t-il de plus beau que cette couronne bouclĂ©e de violettes noires ? Le sourire propose plus d’amitiĂ© ; mais les petits crochets vernis des cheveux en fleurs, plus parents de la chair, dont ils semblent la transposition en vaguelettes, attrapent davantage le dĂ©sir.
À peine entrĂ©e dans ma chambre, elle sautait sur le lit et quelquefois dĂ©finissait mon genre d’intelligence, jurait dans un transport sincĂšre qu’elle aimerait mieux mourir que de me quitter : c’était les jours oĂč je m’étais rasĂ© avant de la faire venir. Elle Ă©tait de ces femmes qui ne savent pas dĂ©mĂȘler la raison de ce qu’elles ressentent. Le plaisir que leur cause un teint frais, elles l’expliquent par les qualitĂ©s morales de celui qui leur semble pour leur avenir prĂ©senter une possibilitĂ© de bonheur, capable du reste de dĂ©croĂźtre et de devenir moins nĂ©cessaire au fur et Ă  mesure qu’on laisse pousser sa barbe.
Je lui demandais oĂč elle comptait aller.
– Je crois qu’AndrĂ©e veut me mener aux Buttes-Chaumont que je ne connais pas.
Certes, il m’était impossible de deviner, entre tant d’autres paroles, si sous celle-lĂ  un mensonge Ă©tait cachĂ©. D’ailleurs j’avais confiance en AndrĂ©e pour me dire tous les endroits oĂč elle allait avec Albertine.
À Balbec, quand je m’étais senti trop las d’Albertine, j’avais comptĂ© dire mensongĂšrement Ă  AndrĂ©e : « Ma petite AndrĂ©e, si seulement je vous avais revue plus tĂŽt ! C’était vous que j’aurais aimĂ©e. Mais, maintenant, mon cƓur est fixĂ© ailleurs. Tout de mĂȘme, nous pouvons nous voir beaucoup, car mon amour pour une autre me cause de grands chagrins et vous m’aiderez Ă  me consoler. » Or, ces mĂȘmes paroles de mensonge Ă©taient devenues vĂ©ritĂ© Ă  trois semaines de distance. Peut-ĂȘtre AndrĂ©e avait-elle cru Ă  Paris que c’était en effet un mensonge et que je l’aimais, comme elle l’aurait sans doute cru Ă  Balbec. Car la vĂ©ritĂ© change tellement pour nous, que les autres ont peine Ă  s’y reconnaĂźtre. Et comme je savais qu’elle me raconte...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1 - Vie en commun avec Albertine
  3. Chapitre 2 - Les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus.
  4. Chapitre 3 - Disparition d’Albertine
  5. Notes de bas de page