Vertumnis, quotquot sunt, natus iniquis
(Horat., Lib. II, Satyr. VII)
Quâil fasse beau, quâil fasse laid, câest mon habitude dâaller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. Câest moi quâon voit, toujours seul, rĂȘvant sur le banc dâArgenson. Je mâentretiens avec moi-mĂȘme de politique, dâamour, de goĂ»t ou de philosophie. Jâabandonne mon esprit Ă tout son libertinage. Je le laisse maĂźtre de suivre la premiĂšre idĂ©e sage ou folle qui se prĂ©sente, comme on voit dans lâallĂ©e de Foy nos jeunes dissolus marcher sur les pas dâune courtisane Ă lâair Ă©ventĂ©, au visage riant, Ă lâĆil vif, au nez retroussĂ©, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne sâattachant Ă aucune. Mes pensĂ©es, ce sont mes catins. Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, je me rĂ©fugie au cafĂ© de la RĂ©gence ; lĂ je mâamuse Ă voir jouer aux Ă©checs. Paris est lâendroit du monde, et le cafĂ© de la RĂ©gence est lâendroit de Paris oĂč lâon joue le mieux Ă ce jeu. Câest chez Rey que font assaut LĂ©gal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot, quâon voit les coups les plus surprenants, et quâon entend les plus mauvais propos ; car si lâon peut ĂȘtre homme dâesprit et grand joueur dâĂ©checs, comme LĂ©gal ; on peut ĂȘtre aussi un grand joueur dâĂ©checs, et un sot, comme Foubert et Mayot. Un aprĂšs-dĂźner, jâĂ©tais lĂ , regardant beaucoup, parlant peu, et Ă©coutant le moins que je pouvais ; lorsque je fus abordĂ© par un des plus bizarres personnages de ce pays oĂč Dieu nâen a pas laissĂ© manquer. Câest un composĂ© de hauteur et de bassesse, de bon sens et de dĂ©raison. Il faut que les notions de lâhonnĂȘte et du dĂ©shonnĂȘte soient bien Ă©trangement brouillĂ©es dans sa tĂȘte ; car il montre ce que la nature lui a donnĂ© de bonnes qualitĂ©s, sans ostentation, et ce quâil en a reçu de mauvaises, sans pudeur. Au reste il est douĂ© dâune organisation forte, dâune chaleur dâimagination singuliĂšre, et dâune vigueur de poumons peu commune. Si vous le rencontrez jamais et que son originalitĂ© ne vous arrĂȘte pas ; ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. Dieux, quels terribles poumons. Rien ne dissemble plus de lui que lui-mĂȘme. Quelquefois, il est maigre et hĂąve, comme un malade au dernier degrĂ© de la consomption ; on compterait ses dents Ă travers ses joues. On dirait quâil a passĂ© plusieurs jours sans manger, ou quâil sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet, comme sâil nâavait pas quittĂ© la table dâun financier, ou quâil eĂ»t Ă©tĂ© renfermĂ© dans un couvent de Bernardins. Aujourdâhui, en linge sale, en culotte dĂ©chirĂ©e, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tĂȘte basse, il se dĂ©robe, on serait tentĂ© de lâappeler, pour lui donner lâaumĂŽne. Demain, poudrĂ©, chaussĂ©, frisĂ©, bien vĂȘtu, il marche la tĂȘte haute, il se montre et vous le prendriez au peu prĂ©s pour un honnĂȘte homme. Il vit au jour la journĂ©e. Triste ou gai, selon les circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levĂ©, est de savoir oĂč il dĂźnera ; aprĂšs dĂźner, il pense oĂč il ira souper. La nuit amĂšne aussi son inquiĂ©tude. Ou il regagne, Ă pied, un petit grenier quâil habite, Ă moins que lâhĂŽtesse ennuyĂ©e dâattendre son loyer, ne lui en ait redemandĂ© la clef ; ou il se rabat dans une taverne du faubourg oĂč il attend le jour, entre un morceau de pain et un pot de biĂšre. Quand il nâa pas six sols dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit Ă un fiacre de ses amis, soit au cocher dâun grand seigneur qui lui donne un lit sur de la paille, Ă cĂŽtĂ© de ses chevaux. Le matin, il a encore une partie de son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit, le Cours ou les Champs-ĂlysĂ©es. Il reparaĂźt avec le jour, Ă la ville, habillĂ© de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je nâestime pas ces originaux-lĂ . Dâautres en font leurs connaissances familiĂšres, mĂȘme leurs amis. Ils mâarrĂȘtent une fois lâan, quand je les rencontre, parce que leur caractĂšre tranche avec celui des autres, et quâils rompent cette fastidieuse uniformitĂ© que notre Ă©ducation, nos conventions de sociĂ©tĂ©, nos biensĂ©ances dâusage ont introduite. Sâil en paraĂźt un dans une compagnie ; câest un grain de levain qui fermente qui restitue Ă chacun une portion de son individualitĂ© naturelle. Il secoue, il agite ; il fait approuver ou blĂąmer ; il fait sortir la vĂ©ritĂ© ; il fait connaĂźtre les gens de bien ; il dĂ©masque les coquins ; câest alors que lâhomme de bon sens Ă©coute, et dĂ©mĂȘle son monde. Je connaissais celui-ci de longue main. Il frĂ©quentait dans une maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il y avait une fille unique. Il jurait au pĂšre et Ă la mĂšre quâil Ă©pouserait leur fille. Ceux-ci haussaient les Ă©paules, lui riaient au nez ; lui disaient quâil Ă©tait fou, et je vis le moment que la chose Ă©tait faite. Il mâempruntait quelques Ă©cus que je lui donnais. Il sâĂ©tait introduit, je ne sais comment, dans quelques maisons honnĂȘtes, oĂč il avait son couvert, mais Ă la condition quâil ne parlerait pas, sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait, et mangeait de rage. Il Ă©tait excellent Ă voir dans cette contrainte. Sâil lui prenait envie de manquer au traitĂ©, et quâil ouvrit la bouche ; au premier mot, tous les convives sâĂ©criaient, ĂŽ Rameau ! Alors la fureur Ă©tincelait dans ses yeux, et il se remettait Ă manger avec plus de rage. Vous Ă©tiez curieux de savoir le nom de lâhomme, et vous le savez. Câest le neveu de ce musicien cĂ©lĂšbre qui nous a dĂ©livrĂ©s du plain-chant de Lulli que nous psalmodions depuis plus de cent ans ; qui a tant Ă©crit de visions inintelligibles et de vĂ©ritĂ©s apocalyptiques sur la thĂ©orie de la musique, oĂč ni lui ni personne nâentendit jamais rien, et de qui nous avons un certain nombre dâopĂ©ras oĂč il y a de lâharmonie, des bouts de chants, des idĂ©es dĂ©cousues, du fracas, des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires Ă perte dâhaleine ; des airs de danse qui dureront Ă©ternellement, et qui, aprĂšs avoir enterrĂ© le Florentin sera enterrĂ© par les virtuoses italiens, ce quâil pressentait et le rendait sombre, triste, hargneux ; car personne nâa autant dâhumeur, pas mĂȘme une jolie femme qui se lĂšve avec un bouton sur le nez, quâun auteur menacĂ© de survivre Ă sa rĂ©putation ; tĂ©moins Marivaux et CrĂ©billon le fils.
Il mâaborde⊠Ah, ah, vous voilĂ , monsieur le philosophe, et que faites-vous ici parmi ce tas de fainĂ©ants ? Est-ce que vous perdez aussi votre temps Ă pousser le bois ? Câest ainsi quâon appelle par mĂ©pris jouer aux Ă©checs ou aux dames.
MOI. â Non, mais quand je nâai rien de mieux Ă faire, je mâamuse Ă regarder un instant, ceux qui le poussent bien.
LUI. â En ce cas, vous vous amusez rarement ; exceptĂ© LĂ©gal et Philidor, le reste nây entend rien.
MOI. â Et monsieur de Bissy donc ?
LUI. â Celui-lĂ est en joueur dâĂ©checs, ce que mademoiselle Clairon est en acteur. Ils savent de ces jeux, lâun et lâautre, tout ce quâon en peut apprendre.
MOI. â Vous ĂȘtes difficile, et je vois que vous ne faites grĂące quâaux hommes sublimes.
LUI. â Oui, aux Ă©checs, aux dames, en poĂ©sie, en Ă©loquence, en musique, et autres fadaises comme cela. A quoi bon la mĂ©diocritĂ© dans ces genres.
MOI. â A peu de chose, jâen conviens. Mais câest quâil faut quâil y ait un grand nombre dâhommes qui sây appliquent, pour faire sortir lâhomme de gĂ©nie. Il est un dans la multitude. Mais laissons cela. Il y a une Ă©ternitĂ© que je ne vous ai vu. Je ne pense guĂšre Ă vous, quand je ne vous vois pas. Mais vous me plaisez toujours Ă revoir. Quâavez-vous fait ?
LUI. â Ce que vous, moi et tous les autres font ; du bien, du mal et rien. Et puis jâai eu faim, et jâai mangĂ©, quand lâoccasion sâen est prĂ©sentĂ©e ; aprĂšs avoir mangĂ©, jâai eu soif, et jâai bu quelquefois. Cependant la barbe me venait ; et quand elle a Ă©tĂ© venue, je lâai fait raser.
MOI. â Vous avez mal fait. Câest la seule chose qui vous manque, pour ĂȘtre un sage.
LUI. â Oui-da. Jâai le front grand et ridĂ© ; lâĆil ardent ; le nez saillant ; les joues larges ; le sourcil noir et fourni ; la bouche bien fendue ; la lĂšvre rebordĂ©e ; et la face carrĂ©e. Si ce vaste menton Ă©tait couvert dâune longue barbe ; savez-vous que cela figurerait trĂšs bien en bronze ou en marbre.
MOI. â A cĂŽtĂ© dâun CĂ©sar, dâun Marc-AurĂšle, dâun Socrate.
LUI. â Non, je serais mieux entre DiogĂšne et PhrynĂ©. Je suis effrontĂ© comme lâun, et je frĂ©quente volontiers chez les autres.
MOI. â Vous portez-vous toujours bien ?
LUI. â Oui, ordinairement ; mais pas merveilleusement aujourdâhui.
MOI. â Comment ? Vous voilĂ avec un ventre de SilĂšne ; et un visageâŠ
LUI. â Un visage quâon prendrait pour son antagoniste. Câest que lâhumeur qui fait sĂ©cher mon cher oncle engraisse apparemment son cher neveu.
MOI. â A propos de cet oncle, le voyez-vous quelquefois ?
LUI. â Oui, passer dans la rue.
MOI. â Est-ce quâil ne vous fait aucun bien ?
LUI. â Sâil en fait Ă quelquâun, câest sans sâen douter. Câest un philosophe dans son espĂšce. Il ne pense quâĂ lui ; le reste de lâunivers lui est comme dâun clou Ă soufflet. Sa fille et sa femme nâont quâĂ mourir, quand elles voudront ; pourvu que les cloches de la paroisse, quâon sonnera pour elles, continuent de rĂ©sonner la douziĂšme et la dix-septiĂšme tout sera bien. Cela est heureux pour lui. Et câest ce que je prise particuliĂšrement dans les gens de gĂ©nie. Ils ne sont bons quâĂ une chose. PassĂ© cela, rien. Ils ne savent ce que câest dâĂȘtre citoyens, pĂšres, mĂšres, frĂšres, parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de tout point ; mais ne pas dĂ©sirer que la graine en soit commune. Il faut des hommes ; mais pour des hommes de gĂ©nie ; point. Non, ma foi, il nâen faut point. Ce sont eux qui changent la face du globe ; et dans les plus petites choses, la sottise est si commune et si puissante quâon ne la rĂ©forme pas sans charivari. Il sâĂ©tablit partie de ce quâils ont imaginĂ©. Partie reste comme il Ă©tait ; de lĂ deux Ă©vangiles ; un habit dâArlequin. La sagesse du moine de Rabelais, est la vraie sagesse, pour son repos et pour celui des autres : faire son devoir, tellement quellement ; toujours dire du bien de Monsieur le prieur ; et laisser aller le monde Ă sa fantaisie. Il va bien, puisque la multitude en est contente. Si je savais lâhistoire, je vous montrerais que le mal est toujours venu ici-bas, par quelque homme de gĂ©nie. Mais je ne sais pas lâhistoire, parce que je ne sais rien. Le diable mâemporte, si jâai jamais rien appris ; et si pour nâavoir rien appris, je mâen trouve plus mal. JâĂ©tais un jour Ă la table dâun ministre du roi de France qui a de lâesprit comme quatre ; eh bien, il nous dĂ©montra clair comme un et un font deux, que rien nâĂ©tait plus utile aux peuples que le mensonge ; rien de plus nuisible que la vĂ©ritĂ©. Je ne me rappelle pas bien ses preuves ; mais il sâensuivait Ă©videmment que les gens de gĂ©nie sont dĂ©testables, et que si un enfant apportait en naissant, sur son front, la caractĂ©ristique de ce dangereux prĂ©sent de la nature, il faudrait ou lâĂ©touffer, ou le jeter au cagnard.
MOI. â Cependant ces personnages-lĂ , si ennemis du gĂ©nie, prĂ©tendent tous en avoir.
LUI. â Je crois bien quâils le pensent au-dedans dâeux-mĂȘmes ; mais je ne crois pas quâils osassent lâavouer.
MOI. â Câest par modestie. Vous conçûtes donc lĂ , une terrible haine contre le gĂ©nie.
LUI. â A nâen jamais revenir.
MOI. â Mais jâai vu un temps que vous vous dĂ©sespĂ©riez de nâĂȘtre quâun homme commun. Vous ne serez jamais heureux, si le pour et le contre vous afflige Ă©galement. Il faudrait prendre son parti, et y demeurer attachĂ©. Tout en convenant avec vous que les hommes de gĂ©nie sont communĂ©ment singuliers, ou comme dit le proverbe, quâil nây a point de grands esprits sans un grain de folie, on nâen reviendra pas. On mĂ©prisera les siĂšcles qui nâen auront pas produit. Ils feront lâhonneur des peuples chez lesquels ils auront existĂ© ; tĂŽt ou tard, on leur Ă©lĂšve des statues, et on les regarde comme les bienfaiteurs du genre humain. Nâen dĂ©plaise au ministre sublime que vous mâavez citĂ©, je crois que si le mensonge peut servir un moment, il est nĂ©cessairement nuisible Ă la longue ; et quâau contraire, la vĂ©ritĂ© sert nĂ©cessairement Ă la longue ; bien quâil puisse arriver quâelle nuise dans le moment. DâoĂč je serais tentĂ© de conclure que lâhomme de gĂ©nie qui dĂ©crie une erreur gĂ©nĂ©rale, ou qui accrĂ©dite une grande vĂ©ritĂ©, est toujours un ĂȘtre digne de notre vĂ©nĂ©ration. Il peut arriver que cet ĂȘtre soit la victime du prĂ©jugĂ© et des lois ; mais il y a deux sortes de lois, les unes dâune Ă©quitĂ©, dâune gĂ©nĂ©ralitĂ© absolues ; dâautres bizarres qui ne doivent leur sanction quâĂ lâaveuglement ou la nĂ©cessitĂ© des circonstances. Celles-ci ne couvrent le coupable qui les enfreint que dâune ignominie passagĂšre ; ignominie que le temps reverse sur les juges et sur les nations, pour y rester Ă jamais. De Socrate, ou du magistrat qui lui fit boire la ciguĂ«, quel est aujourdâhui le dĂ©shonorĂ© ?
LUI. â Le voilĂ bien avancĂ© ! en a-t-il Ă©tĂ© moins condamnĂ© ? en a-t-il moins Ă©tĂ© mis Ă mort ? en a-t-il moins Ă©tĂ© un citoyen turbulent ? par le mĂ©pris dâune mauvaise loi, en a-t-il moins encouragĂ© les fous au mĂ©pris des bonnes ? en a-t-il moins Ă©tĂ© un particulier audacieux et bizarre ? Vous nâĂ©tiez pas Ă©loignĂ© tout Ă lâheure dâun aveu peu favorable aux hommes de gĂ©nie.
MOI. â Ăcoutez-moi, cher homme. Une sociĂ©tĂ© ne devrait point avoir de mauvaises lois ; et si elle nâen avait que de bonnes, elle ne serait jamais dans le cas de persĂ©cuter un homme de gĂ©nie. Je ne vous ai pas dit que le gĂ©nie fĂ»t indivisiblement attachĂ© Ă la mĂ©chancetĂ©, ni la mĂ©chancetĂ© au gĂ©nie. Un sot sera plus souvent un mĂ©chant quâun homme dâesprit. Quand un homme de gĂ©nie serait communĂ©ment dâun commerce dur, difficile, Ă©pineux, insupportable, quand mĂȘme ce serait un mĂ©chant, quâen concluriez-vous ? LUI. â Quâil est bon Ă noyer.
MOI. â Doucement ; cher homme. Ăa, dites-moi ; je ne prendrai pas votre oncle pour exemple ; câest un homme dur ; câest un brutal ; il est sans humanitĂ© ; il est avare. Il est mauvais pĂšre, mauvais Ă©poux ; mauvais oncle ; mais il nâest pas assez dĂ©cidĂ© que ce soit un homme de gĂ©nie ; quâil ait poussĂ© son art fort loin, et quâil soit question de ses ouvrages dans dix ans. Mais Racine ? Celui-lĂ certes avait du gĂ©nie, et ne passait pas pour un trop bon homme. Mais de Voltaire ?
LUI. â Ne me pressez pas ; car...