Il y avait plus de soixante ans que lâempereur NapolĂ©on, pressĂ© dâargent, avait vendu les provinces de la Louisiane Ă la RĂ©publique des Ătats-Unis ; mais, en dĂ©pit de lâinfiltration yankee, les traditions des crĂ©oles français se perpĂ©tuaient.
M. de Saint-Elme, dont la plantation Ă©tait situĂ©e Ă vingt milles de la Nouvelle-OrlĂ©ans, occupait plus de six cents esclaves quâil traitait avec une bontĂ© devenue proverbiale.
On disait couramment : Heureux comme un noir de M. de Saint-Elme.
Ce matin-lĂ , M. de Saint-Elme se leva de bonne heure. Il se trouvait debout au moment mĂȘme oĂč le commandeur de la plantation, Vulcain â un pauvre diable boiteux de naissance â soufflait dans un coquillage pour appeler les noirs au travail et diriger les divers ateliers de travailleurs vers les acrĂ©ages de coton et de cannes Ă sucre.
Vulcain faisait siffler sa « rigoise » dâun air de nonchalance tyrannique, mais les noirs, confortablement vĂȘtus de pantalons de cotonnade et de chemises de grosse toile, la face Ă©panouie dâun large sourire, aux dents blanches, hochaient la tĂȘte avec une bonhomie malicieuse et venaient sâaligner en ordre en face du bĂ©nĂ©vole commandeur.
Pour Vulcain, la « rigoise » Ă©tait un insigne luxueux, un meuble de parade, quelque chose de comparable au bĂąton de commandement que lâon voit figurer aux mains des gĂ©nĂ©raux mestres-de-camp dans les tableaux de Lebrun ou dâHyacinthe Rigault.
Si Vulcain avait jetĂ© sa rigoise dans un buisson de cannes infestĂ© de serpents Ă sonnette, il est hors de doute quâelle lui eĂ»t Ă©tĂ© rendue beaucoup plus vite que le bĂąton du grand CondĂ©.
Les noirs se rendirent au travail avec une allĂ©gresse qui eĂ»t fait rĂ©flĂ©chir Fourier et Kropotkine et mĂȘme Krupp et Lebaudy.
Ces esclaves Ă©taient heureux parce quâon les traitait paternellement.
AprĂšs le dĂ©part des noirs qui sâĂ©gaillĂšrent dans lâimmense ocĂ©an des cultures, la plantation rentra pour un instant dans le silence.
Lâhabitation de M. de Saint-Elme Ă©tait fort ancienne. Par ses chaĂźnes de pierre blanche, ses murs de brique et son toit presque vertical et dâardoises violettes que surmontaient des girouettes, par ses deux ailes en avancĂ©e sur la cour dâhonneur que dĂ©coraient un jet dâeau et des sirĂšnes de bronze, elle Ă©voquait le souvenir du siĂšcle de Louis XIV.
Le parc, dessinĂ© dâaprĂšs Le NĂŽtre et retouchĂ© par la nature qui fait les forĂȘts vierges, Ă©tait riche de cyprĂšs et de lauriers centenaires, de palmiers Ă©normes dont les tĂȘtes fines sâencapuchonnaient dâune fourrure de lianes.
La maison Ă©tait situĂ©e sur une hauteur oĂč sâĂ©tageaient trois terrasses plantĂ©es de citronniers, dâorangers et de bananiers.
Un vrai jardin des HespĂ©rides avec, çà et lĂ , des faunes, des satyres, des fontaines et des stĂšles rongĂ©s dâhumiditĂ©. Tout cela, enterrĂ© sous la verdure, nâen paraissait que plus beau.
DerriĂšre la demeure, sur lâautre versant de la colline, câĂ©tait les Ă©curies et la porcherie : tout le cĂŽtĂ© fumier dâune large exploitation.
DerriĂšre encore, sâalignaient les cases des nĂšgres, rĂȘve rĂ©alisĂ© dâun Jules Guesde crĂ©ole, avec leurs petits jardins symĂ©triques et leurs murailles de torchis ornĂ©es de verroteries et prĂ©cĂ©dĂ©es de parterres de fleurs criardes.
Câest vers ces communs que M. de Saint-Elme se dirigea. CâĂ©tait un homme dâune trentaine dâannĂ©es, la barbe longue, les cheveux bouclĂ©s sous un feutre Ă larges bords, le nez noble, un peu prononcĂ© : la physionomie dâun homme dâaction rĂ©signĂ© au rĂȘve ou peut-ĂȘtre dâun homme de rĂȘve rĂ©signĂ© Ă lâaction.
Vulcain, dĂ©jĂ revenu de la corvĂ©e matinale, tenait la bride dâun magnifique mustang croisĂ© dâarabe, une bĂȘte Ă la poitrine large, au garrot fin, Ă la tĂȘte intelligente, et qui nâavait jamais connu les horreurs du fouet ni de lâĂ©peron.
M. de Saint-Elme monta en selle, suivi de deux noirs, Jupiter et Monsieur, qui devaient aider leur maĂźtre Ă ramener Ă la Nouvelle-OrlĂ©ans un troupeau dâune cinquantaine de mules arrivĂ©es de France sur un de ces grands clippers Ă voile qui, Ă cette Ă©poque, devançaient, dans leurs trajets, les bateaux Ă vapeur.
Au moment de franchir la porte charretiĂšre donnant sur une longue avenue de palmiers, M. de Saint-Elme se retourna et agita la main en souriant.
La jalousie dâune des fenĂȘtres du premier Ă©tage sâĂ©carta et le visage dâune jeune femme dans tout lâĂ©panouissement de sa beautĂ© apparut joyeux. Elle accompagna de gentils gestes dâadieux le dĂ©part du planteur.
Mais sitĂŽt que le petit cortĂšge se fut perdu sous lâombrage impĂ©nĂ©trable des palmiers, Mme de Saint-Elme fit claquer la jalousie dâun geste brusque et dit dâune voix haletante et comme oppressĂ©e dâamour :
â Allons ! Lina ! dĂ©pĂȘche-toi ; mon Pascalino doit attendre dĂ©jĂ au bout du jardin prĂšs de la Cascade de lâHomme-Rouge. Dis-lui quâil vienne en toute hĂąte. Nous avons toute la journĂ©e devant nousâŠ
Lina, une nĂ©gresse de quinze ans et dâune beautĂ© tout animale, eut un sourire de complicitĂ© et se hĂąta de disparaĂźtre, en faisant osciller ses hanches de ce mouvement du torse particulier aux nĂ©gresses et aux crĂ©oles et que les marins expriment familiĂšrement par le terme « chalouper ».
La chambre de Mme de Saint-Elme Ă©tait dĂ©corĂ©e avec richesse ! Les meubles Ă©taient de mahony et dâacajou. ĂĂ et lĂ , luxe suprĂȘme, sâĂ©talaient des bibelots venus dâEurope.
Mme de Saint-Elme tordit nĂ©gligemment ses lourds cheveux blonds violemment parfumĂ©s par lâeau de jasmin, revĂȘtit un peignoir de surah bleu ornĂ© de dentelles et mit Ă ses pieds nus de splendides babouches brodĂ©es.
Sur un signe dâelle, une vieille nĂ©gresse, laide comme une sorciĂšre de Goya et dont les seins pendaient comme des gourdes, refit en un clin dâĆil le lit tiĂšde encore du sommeil des Ă©poux, secoua les moustiquaires, courut au jardin cueillir une brassĂ©e de fleurs fraĂźches, cependant que sa maĂźtresse donnait une derniĂšre touche Ă sa toilette et polissait ses ongles Ă lâaide dâune petite lime de vermeil.
Mme de Saint-Elme Ă©tait flamande dâorigine et sa beautĂ© Ă©tait plus puissante que dĂ©licate. Avec sa peau trĂšs blanche, ses grands yeux bleus vicieux et ses lĂšvres trop fortes et trop rouges, câĂ©tait une vraie commĂšre de Rubens.
Sous son peignoir mal attachĂ©, ses seins, dâune rotonditĂ© majestueuse, dardaient leurs pointes vermeilles et dures comme en embuscade sous la dentelle.
Bien des Parisiennes anĂ©miques eussent enviĂ© ses bras blancs et roses comme ceux dâune belle bouchĂšre. Sa croupe Ă©tait puissante et nerveuse.
Mais ses mains et ses pieds étaient sans finesse.
Aucun idĂ©al ne se lisait dans ses regards larges et vides. Sous sa toison de blonde, presque rousse, Mme de Saint-Elme ou â comme ses noirs lâappelaient familiĂšrement â Mme LĂ©onore, Ă©tait un bel animal de luxure et rien de plus.
Sept ans auparavant, M. de Saint-Elme avait rencontrĂ© sur les quais de bois de la Nouvelle-OrlĂ©ans, une jeune fille tout en larmes. TrĂšs bon, trĂšs sentimental mĂȘme, le crĂ©ole avait consolĂ© lâinconnue et sâĂ©tait fait raconter sa lamentable histoire.
LĂ©onore Prynker, lâaĂźnĂ©e de quatre enfants, Ă©tait partie pour lâAmĂ©rique avec un convoi dâĂ©migrants. Elle devait trouver, en arrivant, une place de femme de chambre ; mais les racoleurs qui lâavaient embauchĂ©e et payĂ©e Ă ses parents, dans un faubourg dâAnvers, la menĂšrent tout droit dans un des mauvais lieux de la ville.
On la fessa, on la battit et toute une semaine, elle fut en proie aux assauts furieux des riches mulùtres qui payaient sans compter pour posséder cette belle chair blanche, amoureuse et passive.
Dans un ressaut dâĂ©nergie et de honte, elle sâĂ©tait enfuie.
M. de Saint-Elme, touchĂ© jusquâau fond de lâĂąme, prit la jeune fille sous sa protection.
Il lâemmena chez lui et lui donna provisoirement le poste de premiĂšre lingĂšre dans son magnifique domaine de lâHomme-Rouge.
Le créole, faible et bon, enthousiaste et crédule, était de cette race de vieux gentilshommes français qui sont amoureux de toutes les femmes et qui déploient envers toutes une galanterie délicate et raffinée.
Il fit Ă la belle LĂ©onore une cour en rĂšgle. Les bouquets, les petits soins, les cadeaux occupĂšrent trois mois entiers. Les jours passĂšrent comme un rĂȘve.
TrÚs timide, la jeune fille eût cru abuser de la situation en brusquant les choses.
Pourtant, elle eĂ»t accordĂ© facilement Ă celui quâelle considĂ©rait comme son bienfaiteur, ce quâelle avait laissĂ© prendre, de force il est vrai, Ă tant de rĂ©pugnants inconnus, dans les nuits chaudes de la maison close.
Il y avait mĂȘme des soirs dâorage et de langueur oĂč elle se prenait Ă regretter le choc brutal des mĂąles, les Ă©treintes sauvages des mulĂątres et des matelots.
M. de Saint-Elme rĂŽdait autour dâelle, heureux des plus menues caresses, content pour tout un jour dâun baiser furtif.
Le hasard prĂ©cipita les Ă©vĂ©nements. Une nuit, un commencement dâincendie, causĂ© par lâimprudence dâune nĂ©gresse qui sâĂ©tait endormie en fumant un de ces cigares minces et longs que lâon appelle « bouts de nĂšgres », se dĂ©clara dans les combles de lâhabitation.
Léonore, demi-nue, affolée, se précipita hors de sa chambre.
M. de Saint-Elme lâaccueillit dans la sienne.
Dans son Ă©garement, elle serrait dans ses bras son bienfaiteur dont la timiditĂ© et les scrupules sâĂ©vanouirent, peu Ă peu, au contact de ce beau corps, ardent et jeune, tremblant de peur et encore moite de sommeil.
M. de Saint-Elme oublia toute retenue et plongea avidement son visage dans la flamboyante chevelure dâoĂč sâexhalait un bestial et entĂȘtant parfum.
Fou dâamour, il sâoccupa Ă peine de lâincendie que les noirs Ă©teignirent comme ils purent. Non seulement LĂ©onore ne fit aucune rĂ©sistance, mais elle se rĂ©vĂ©la, dĂšs cette premiĂšre nuit, comme une amoureuse pleine de fougue. On eĂ»t dit quâelle avait lâintuition, la science des lentes caresses libertines.
Les gestes, appris pendant les huit jours dâorgie forcĂ©e passĂ©s Ă la Nouvelle-OrlĂ©ans, elle se les rappelait et les complĂ©tait, en ayant devinĂ©, pour la premiĂšre fois, toute la portĂ©e.
Au matin, les amants furent réveillés par la conque marine de Vulcain appelant les noirs au travail.
Léonore était souriante et fraßche. M. de Saint-Elme était ravi ; mais, les reins brisés, il ne put se lever avant midi.
Il trouva LĂ©onore vĂȘtue dâune robe bleue Ă pois rouges, une fleur de grenadier dans les cheveux. Souriante, elle le conduisit jusquâĂ la vĂ©randa oĂč le couvert Ă©tait mis sous lâombrage des jasmins de Virginie et des rosiers grimpants.
Les pyramides dâoranges, dâananas et de bananes luisaient entre de larges feuilles sur les compotiers de cristal.
Des bouteilles du cĂ©lĂšbre madĂšre de Barnum rafraĂźchissaient dans des seaux pleins de glace ; un succulent rĂŽti de venaison faisait pendant Ă un gigantesque saumon du lac Pontchartrain, couchĂ© sur un plat dâargent, une rose dans la gueule.
Le dĂ©jeuner sâĂ©coula dĂ©licieusement et lâon nâĂ©tait pas au dessert que M. de Saint-Elme avait dĂ©jĂ demandĂ© officiellement la main de sa protĂ©gĂ©e.
Le bon gentilhomme se croyait obligĂ© de rĂ©parer lâoutrage quâil pensait avoir commis envers LĂ©onore. Les formalitĂ©s ne furent pas longues. Quinze jours aprĂšs LĂ©onore Ă©tait devenue Mme de Saint-Elme et une fĂȘte magnifique rĂ©unissait tous les riches crĂ©oles des environs.
Les trois terrasses plantĂ©es dâorangers Ă©taient illuminĂ©es. Les noirs de la plantation, habillĂ©s de neuf, comblĂ©s de cadeaux, ivres de tafia et de pulquĂ©, dansĂšrent la bamboula jusquâau matin.
Les premiĂšres annĂ©es de cette union furent heureuses ; mais bientĂŽt Mme de Saint-Elme devint la proie dâun profond et incurable ennui.
Sentimental et naĂŻf, un peu poĂšte Ă sa façon, M. de Saint-Elme nâĂ©tait pas la brute puissante, lâĂ©talon humain qui eĂ»t comblĂ© la furieuse soif dâamour dont Ă©tait brĂ»lĂ©e la jeune femme.
Câest alors quâelle sâĂ©prit dâune ardente amitiĂ© pour une petite nĂ©gresse nommĂ©e Lina, dont les grosses lĂšvres rouges et les yeux Ă©tincelants lui avaient plu.
La mÚre de Lina, la vieille Vénus, avait longtemps habité la Nouvelle-Orléans.
Ă cette Ă©poque, il Ă©tait dâusage, chez beaucoup de crĂ©oles, dâaccorder une libertĂ© relative aux noirs en les laissant maĂźtres de gagner leur vie, comme ils lâentendaient, Ă la condition quâils rapportassent Ă leurs propriĂ©taires, chaque semaine, une somme fixĂ©e. CâĂ©tait ce quâon appelait « louer son corps » Ă un esclave.
Beaucoup de créoles ne se faisaient pas faute de tirer de gros revenus de la prostitution de leurs belles esclaves, noires ou mulùtresses.
La vieille VĂ©nus, avant dâĂȘtre achetĂ©e avec sa fille Lina par M. de Saint-Elme, avait traĂźnĂ© dans tous les bouges de la ville.
Elle avait conservé de cette existence de débauche des relations avec toutes les entremetteuses de la ville.
Avec lâhypocrisie caressante de sa race, elle sâinsinua, peu Ă peu, avec lâaide de Lina, dans les bonnes grĂąces ...
