Le premier mouvement de surprise passé, d'Artagnan relut encore le billet d'Athos.
– C'est étrange, dit-il, que le roi me fasse appeler.
– Pourquoi, dit Raoul, ne croyez-vous pas, monsieur, que le roi doive regretter un serviteur tel que vous ?
– Oh ! oh ! s'écria l'officier en riant du bout des dents, vous me la donnez belle, maître Raoul. Si le roi m'eût regretté, il ne m'eût pas laissé partir. Non, non, je vois là quelque chose de mieux, ou de pis, si vous voulez.
– De pis ! Quoi donc, monsieur le chevalier ?
– Tu es jeune, tu es confiant, tu es admirable… Comme je voudrais être encore où tu en es ! Avoir vingt-quatre ans, le front uni ou le cerveau vide de tout, si ce n'est de femmes, d'amour ou de bonne intentions… Oh ! Raoul ! tant que tu n'auras pas reçu les sourires des rois et les confidences des reines ; tant que tu n'auras pas eu deux cardinaux tués sous toi, l'un tigre, l'autre renard ; tant que tu n'auras pas… Mais à quoi bon toutes ces niaiseries ? Il faut nous quitter, Raoul !
– Comme vous me dites cela ! Quel air grave !
– Eh ! mais la chose en vaut la peine… Écoute-moi : j'ai une belle recommandation à te faire.
– J'écoute, cher monsieur d'Artagnan.
– Tu vas prévenir ton père de mon départ.
– Vous partez ?
– Pardieu !… Tu lui diras que je suis passé en Angleterre et que j'habite ma petite maison de plaisance.
– En Angleterre, vous !… Et les ordres du roi ?
– Je te trouve de plus en plus naïf : tu te figures que je vais comme cela me rendre au Louvre et me remettre à la disposition de ce petit louveteau couronné ?
– Louveteau ! le roi ? Mais, monsieur le chevalier, vous êtes fou.
– Je ne fus jamais si sage, au contraire. Tu ne sais donc pas ce qu'il veut faire de moi, ce digne fils de Louis le Juste ?… Mais, mordioux ! c'est de la politique…Il veut me faire embastiller purement et simplement, vois-tu.
– À quel propos ? s'écria Raoul effaré de ce qu'il entendait.
– À propos de ce que je lui ai dit un certain jour à Blois… J'ai été vif ; il s'en souvient.
– Vous lui avez dit ?
– Qu'il était un ladre, un polisson, un niais.
– Ah ! mon Dieu !… dit Raoul ; est-il possible que de pareils mots soient sortis de votre bouche ?
– Peut-être que je ne te donne pas la lettre de mon discours, mais au moins je t'en donne le sens.
– Mais le roi vous eût fait arrêter tout de suite !
– Par qui ? C'était moi qui commandais les mousquetaires : il eût fallu me commander à moi-même de me conduire en prison ; je n'y eusse jamais consenti ; je me fusse résisté à moi-même… Et puis j'ai passé en Angleterre… plus de d'Artagnan… Aujourd'hui, le cardinal est mort ou à peu près : on me sait à Paris ; on met la main sur moi.
– Le cardinal était donc votre protecteur ?
– Le cardinal me connaissait ; il savait de moi certaines particularités ; j'en savais de lui certaines aussi : nous nous apprécions mutuellement… Et puis, en rendant son âme au diable, il aura conseillé à Anne d'Autriche de me faire habiter en lieu sûr. Va donc trouver ton père, conte-lui le fait, et adieu !
– Mon cher monsieur d'Artagnan, dit Raoul tout ému après avoir regardé par la fenêtre, vous ne pouvez pas même fuir.
– Pourquoi donc ?
– Parce qu'il y a en bas un officier des Suisses qui vous attend.
– Eh bien ?
– Eh bien ! il vous arrêtera.
D'Artagnan partit d'un éclat de rire homérique.
– Oh ! je sais bien que vous lui résisterez, que vous le combattrez même ; je sais bien que vous serez vainqueur ; mais c'est de la rébellion, cela, et vous êtes officier vous-même, sachant ce que c'est que la discipline.
– Diable d'enfant ! comme c'est élevé, comme c'est logique ! grommela d'Artagnan.
– Vous m'approuvez, n'est-ce pas ?
– Oui. Au lieu de passer par la rue où ce benêt m'attend, je vais m'esquiver simplement par les derrières. J'ai un cheval à l'écurie ; il est bon ; je le crèverai, mes moyens me le permettent, et, de cheval crevé en cheval crevé, j'arriverai à Boulogne en onze heures ; je sais le chemin… Ne dis plus qu'une chose à ton père.
– Laquelle ?
– C'est que… ce qu'il sait bien est placé chez Planchet, sauf un cinquième, et que…
– Mais, mon cher monsieur d'Artagnan, prenez bien garde ; si vous fuyez, on va dire deux choses.
– Lesquelles, cher ami ?
– D'abord, que vous avez eu peur.
– Oh ! qui donc dira cela ?
– Le roi tout le premier.
– Eh bien ! mais… il dira la vérité. J'ai peur.
– La seconde, c'est que vous vous sentiez coupable.
– Coupable de quoi ?
– Mais des crimes que l'on voudra bien vous imputer.
– C'est encore vrai… Et alors tu me conseilles d'aller me faire embastiller ?
– M. le comte de La Fère vous le conseillerait comme moi.
– Je le sais pardieu bien ! dit d'Artagnan rêveur ; tu as raison, je ne me sauverai pas. Mais si l'on me jette à la Bastille ?
– Nous vous en tirerons, dit Raoul d'un air tranquille et calme.
– Mordioux ! s'écria d'Artagnan en lui prenant la main, tu as dit cela d'une brave façon, Raoul ; c'est de l'Athos tout pur. Eh bien ! je pars. N'oublie pas mon dernier mot.
– Sauf un cinquième, dit Raoul.
– Oui, tu es un joli garçon, et je veux que tu ajoutes une chose à cette dernière.
– Parlez !
– C'est que, si vous ne me tirez pas de la Bastille et que j'y meure… Oh ! cela s'est vu… et je serais un détestable prisonnier, moi qui fus un homme passable… en ce cas, je donne trois cinquièmes à toi et le quatrième à ton père.
– Chevalier !
– Mordioux ! si vous voulez m'en faire dire, des messes, vous êtes libres.
Cela dit, d'Artagnan décrocha son baudrier, ceignit son épée, prit un chapeau dont la plume était fraîche, et tendit la main à Raoul, qui se jeta dans ses bras.
Une fois dans la boutique, il lança un coup d'œil sur les garçons, qui considéraient la scène avec un orgueil mêlé de quelque inquiétude ; puis plongeant la main dans une caisse de petits raisins secs de Corinthe, il poussa vers l'officier, qui attendait philosophiquement devant la porte de la boutique.
– Ces traits !… C'est vous, monsieur de Friedisch ! s'écria gaiement le mousquetaire. Eh ! eh ! nous arrêtons donc nos amis ?
– Arrêter ! firent entre eux les garçons.
– C'est moi, dit le Suisse. Ponchour, monsir d'Artagnan.
– Faut-il vous donner mon épée ? Je vous préviens qu'elle est longue et lourde. Laissez-la-moi jusqu'au Louvre ; je suis tout bête quand je n'ai pas d'épée par les rues, et vous seriez encore plus bête que moi d'en avoir deux.
– Le roi n'afre bas dit, répliqua le Suisse, cartez tonc votre épée.
– Eh bien ! c'est fort gentil de la part du roi. Partons vite.
M. de Friedisch n'était pas causeur, et d'Artagnan avait beaucoup trop à penser pour l'être. De la boutique de Planchet au Louvre, il n'y avait pas loin ; on arriva en dix minutes. Il faisait nuit alors. M. de Friedisch voulut entrer par le guichet.
– Non, dit d'Artagnan, vous perdrez du temps par là : prenez le petit escalier.
Le Suisse fit ce que lui recommandait d'Artagnan et le conduisit au vestibule du cabinet de Louis XIV. Arrivé là, il salua son prisonnier, et, sans rien dire, retourna à son poste.
D'Artagnan n'avait pas eu le temps de se demander pourquoi on ne lui ôtait pas son épée, que la porte du cabinet s'ouvrit et qu'un valet de chambre appela :
– Monsieur d'Artagnan !
Le mousquetaire prit sa tenue de parade et entra, l'œil grand ouvert, le front calme, la moustache roide.
Le roi était assis devant sa table et écrivait. Il ne se dérangea point quand le pas du mousquetaire retentit sur le parquet ; il ne tourna même pas la tête. D'Artagnan s'avança jusqu'au milieu de la salle, et voyant que le roi ne faisait pas attention à lui, comprenant d'ailleurs fort bien que c'était de l'affectation, sorte de préambule fâcheux pour l'explication qui se préparait, il tourna le dos au prince et se mit à regarder de tous ses yeux les fresques de la corniche et les lézardes du plafond. Cette manœuvre fut accompagnée de ce petit monologue tacite : « Ah ! tu veux m'humilier, toi que j'ai vu tout petit, toi que j'ai sauvé comme mon enfant, toi que j'ai servi comme mon Dieu, c'est-à-dire pour rien… Attends, attends ; tu vas voir ce que peut faire un homme qui a siffloté l'air du branle des Huguenots à la barbe de M. le cardinal, le vrai cardinal ! »
Louis XIV se retourna en ce moment.
– Vous êtes là, monsieur d'Artagnan ? dit-il.
D'Artagnan vit le mouvement et l'imita.
– Oui, Sire, dit-il.
– Bien, veuillez attendre que j'aie additionné.
D'Artagnan ne répondit rien ; seulement il s'inclina.
« C'est assez poli, pensa-t-il, et je n'ai rien à dire. »
Louis fit un trait de plume violent et jeta sa plume avec colère.
« Va, fâche-toi pour te mettre en train, pensa le mousquetaire, tu me mettras à mon aise : aussi bien, je n'ai pas l'autre jour, à Blois, vidé le fond du sac. »
Louis se leva, passa une main sur son front ; puis, s'arrêtant vis-à-vis de d'Artagnan, il le regarda d'un air impérieux et bienveillant tout à la fois.
« Que me veut-il ? Voyons, qu'il finisse », pensa le mousquetaire.
– Monsieur, dit le roi, vous savez sans doute que M. le cardinal est mort ?
– Je m'en doute, Sire.
– Vous savez par conséquent que je suis maître chez moi ?
– Ce n'est pas une chose qui date de la mort du cardinal, Sire ; on est toujours maître chez soi quand on veut.
– Oui ; mais vous vous rappelez tout ce que vous m'avez dit à Blois ?
« Nous y voici, pensa d'Artagnan ; je ne m...
