Dans ce qui précède, je n'ai pas assez parlé
de cette Limoise, qui fut le lieu de ma première initiation aux
choses de la nature. Toute mon enfance est intimement liée à ce
petit coin du monde, à ses vieux bois de chênes, à son sol pierreux
que recouvrent des tapis de serpolet, ou des bruyères.
Pendant dix ou douze étés rayonnants, j'y
passais tous mes jeudis d'écolier, et de plus j'en rêvais, d'un
jeudi à l'autre, pendant les ennuyeux jours du travail.
Dès le mois de mai, nos amis les D***
s'installaient dans cette maison de campagne, avec Lucette, pour y
rester, après les vendanges, jusqu'aux premières fraîcheurs
d'octobre, – et on m'y conduisait régulièrement tous les mercredis
soir.
Rien que de s'y rendre me paraissait déjà une
chose délicieuse. Très rarement en voiture – car elle n'était guère
qu'à cinq ou six kilomètres, cette Limoise, bien qu'elle me semblât
très loin, très perdue dans les bois.
C'était vers le sud, dans la direction des
pays chauds.
(J'en aurais trouvé le charme moins grand si
c'eût été du côté du nord.) Donc, tous les mercredis soir, au
déclin du soleil, à des heures variables suivant les mois, je
partais de la maison en compagnie du frère aîné de Lucette, grand
garçon de dix-huit ou vingt ans qui me faisait l'effet alors d'un
homme d'âge mûr. Autant que possible, je marchais à son pas, plus
vite par conséquent que dans mes promenades habituelles avec mon
père et ma sœur ; nous descendions par les tranquilles
quartiers bas, pour passer devant cette vieille caserne des
matelots dont les bruits bien connus de clairons et de tambours
venaient jusqu'à mon musée, les jours de vent de sud ; puis
nous franchissions les remparts, par la plus ancienne et la plus
grise des portes, – une porte assez abandonnée, où ne passent plus
guère que des paysans, des troupeaux, – et nous arrivions enfin sur
la route qui mène à la rivière.
Deux kilomètres d'une avenue bien droite,
bordée en ce temps-là de vieux arbres rabougris, qui étaient
absolument jaunes de lichen et qui portaient tous la chevelure
inclinée vers la gauche, à cause des vents marins, soufflant
constamment de l'ouest dans les grandes prairies vides
d'alentour.
Pour les gens qui ont sur le paysage des idées
de convention, et auxquels il faut absolument le site de vignette,
l'eau courante entre des peupliers et la montagne surmontée du
vieux château, pour ces gens-là, il est admis d'avance que cette
pauvre route est très laide.
Moi, je la trouve exquise, malgré les lignes
unies de son horizon. De droite et de gauche, rien cependant, rien
que des plaines d'herbages où des troupeaux de bœufs se promènent.
Et en avant, sur toute l'étendue du lointain, quelque chose qui
semble murer les prairies, un peu tristement, comme un long
rempart : c'est l'arête du plateau pierreux d'en face, au bas
duquel la rivière coule ; c'est l'autre rive, plus élevée que
celle-ci et d'une nature différente, mais aussi plane, aussi
monotone. Et dans cette monotonie réside précisément pour moi le
charme très incompris de nos contrées ; sur de grands espaces,
souvent la tranquillité de leurs lignes est ininterrompue et
profonde.
Dans nos environs, cette vieille route est du
reste celle que j'aime le plus, probablement parce que beaucoup de
mes petits rêves d'écolier sont restés posés sur ses lointains
plats, où de temps en temps il m'arrive de les retrouver encore…
Elle est la seule aussi qu'on ne m'ait pas défigurée avec des
usines, des bassins ou des gares. Elle est absolument à moi, sans
que personne s'en doute, ni ne songe par conséquent à m'en
contester la propriété.
La somme de charme que le monde extérieur nous
fait l'effet d'avoir, réside en nous-mêmes, émane de
nous-mêmes ; c'est nous qui la répandons, – pour nous seuls,
bien entendu, – et elle ne fait que nous revenir. Mais je n'ai pas
cru assez tôt à cette vérité pourtant bien connue. Pendant mes
premières années toute cette somme de charme était donc localisée
dans les vieux murs ou les chèvrefeuilles de ma cour, dans nos
sables de l'île, dans nos plaines d'herbages ou de pierres.
Plus tard, en éparpillant cela partout, je
n'ai réussi qu'à en fatiguer la source. Et j'ai, hélas !
beaucoup décoloré, rapetissé à mes propres yeux ce pays de mon
enfance – qui est peut-être celui où je reviendrai mourir ; je
n'arrive plus que par instants et par endroits à m'y faire les
illusions de jadis ; j'y suis poursuivi, naturellement, par de
trop écrasants souvenirs d'ailleurs…
… J'en étais à dire que, tous les mercredis
soir, je prenais, d'un pas joyeux, cette route-là pour me diriger
vers cette assise lointaine de rochers qui fermait là-bas les
prairies, vers cette région des chênes et des pierres, où la
Limoise est située et que mon imagination d'alors grandissait
étrangement.
La rivière qu'il fallait traverser était au
bout de l'avenue si droite de ces vieux arbres, que rongeaient les
lichens couleur d'or et que tourmentaient les vents d'ouest. Très
changeante, cette rivière, soumise aux marées et à tous les
caprices de l'Océan voisin. Nous la passions dans un bac ou dans
une yole, toujours avec les mêmes bateliers de tout temps connus,
anciens matelots aux barbes blanches et aux figures noircies de
soleil.
Sur l'autre rive, la rive des pierres, j'avais
l'illusion d'un recul subit de la ville que nous venions de quitter
et dont les remparts gris se voyaient encore ; dans ma petite
tête, les distances s'exagéraient brusquement, les lointains
fuyaient. C'est qu'aussi tout était changé, le sol, les herbes, les
fleurettes sauvages et les papillons qui venaient s'y poser ;
rien n'était plus ici comme dans ces abords de la ville, marais et
prairies, où se faisaient mes promenades des autres jours de la
semaine. Et ces différences que d'autres n'auraient pas aperçues
devaient me frapper et me charmer beaucoup, moi qui perdais mon
temps à observer si minutieusement les plus infimes petites choses
de la nature, qui m'abîmais dans la contemplation des moindres
mousses. Même les crépuscules de ces mercredis avaient je ne sais
quoi de particulier que je définissais mal ; généralement, à
l'heure où nous arrivions sur cette autre rive, le soleil se
couchait, et, ainsi regardé, du haut de l'espèce de plateau
solitaire où nous étions, il me paraissait s'élargir plus que de
coutume, tandis que s'enfonçait son disque rouge derrière les
plaines de hauts foins que nous venions de quitter.
La rivière ainsi franchie, nous laissions tout
de suite la grand route pour prendre des sentiers à peine tracés,
dans une région, odieusement profanée aujourd'hui mais exquise en
ce temps-là, qui s'appelait « les Chaumes ».
Ces Chaumes étaient un bien communal,
dépendant d'un village dont on apercevait là-bas l'antique
église.
N'appartenant donc à personne, ils avaient pu
garder intacte leur petite sauvagerie relative. Ils n'étaient
qu'une sorte de plateau de pierre d'un seul morceau, légèrement
ondulé et couvert d'un tapis de plantes sèches, courtes, odorantes,
qui craquaient sous les pas ; tout un monde de minuscules
papillons, de microscopiques mouches, vivait là, bizarrement
coloré, sur des fleurettes rares.
On rencontrait aussi quelquefois des troupeaux
de moutons, avec des bergères qui les gardaient, bien plus
paysannes, plus noircies au grand air que celles des environs de la
ville. Et ces Chaumes mélancoliques, brûlés de soleil, étaient pour
moi comme le vestibule de la Limoise ; ils en avaient déjà le
parfum de serpolet et de marjolaine.
Au bout de cette petite lande apparaissait le
hameau du Frelin. – Or, j'aimais ce nom de Frelin, il me semblait
dériver de ces gros frelons terribles des bois de la Limoise, qui
nichaient dans le cœur de certains chênes et qu'on détruisait au
printemps en allumant de grands feux alentour. Trois ou quatre
maisonnettes composaient ce hameau. Toutes basses, comme c'est
l'usage dans nos pays, elles étaient vieilles, vieilles,
grisâtres ; des fleurons gothiques, des blasons à moitié
effacés surmontaient leurs petites portes rondes.
Presque toujours entrevues à la même heure, à
la lumière mourante, à la tombée du crépuscule, elles évoquaient
dans mon esprit le mystère du temps passé ; surtout elles
attestaient l'antiquité de ce sol rocheux, très antérieur à nos
prairies de la ville qui ont été gagnées sur la mer, et où rien ne
remonte beaucoup plus loin que l'époque de Louis XIV.
Après le Frelin, je commençais à regarder en
avant de moi dans les sentiers, car en général on ne tardait pas à
apercevoir Lucette, venant à notre rencontre, en voiture ou à pied,
avec son père ou sa mère. Et dès que je l'avais reconnue, je
prenais ma course pour aller l'embrasser.
On franchissait le village, en longeant
l'église – une antique petite merveille, du XIIe siècle, du style
roman le plus reculé et le plus rare ; – alors, le crépuscule
s'éteignant toujours, on voyait surgir devant soi une haute bande
noire : les bois de la Limoise, composés surtout de chênes
verts, dont le feuillage est si sombre. Puis on s'engageait dans
les chemins particuliers du domaine ; on passait devant le
puits où les bœufs attendaient leur tour pour boire. Et enfin on
ouvrait le vieux petit portail ; on pénétrait dans la première
cour, espèce de préau d'herbe, déjà plongé dans l'ombre tout à fait
obscure de ses arbres de cent ans.
L'habitation était entre cette cour et un
grand jardin un peu à l'abandon, qui confinait aux bois de chênes.
En entrant dans les appartements très anciens, aux murailles
peintes à la chaux blanche et aux boiseries d'autrefois, je
cherchais d'abord des yeux ma papillonnette, toujours accrochée à
la même place, prête pour les chasses du lendemain…
Après dîner, on allait généralement s'asseoir
au fond du jardin, sur les bancs d'un berceau adossé aux vieux murs
d'enceinte, – adossé à tout l'inconnu de la campagne noire où
chantaient les hiboux des bois.
Et tandis qu'on était là, dans la belle nuit
tiède semée d'étoiles, dans le silence sonore plein de musiques de
grillons, tout à coup une cloche commençait à tinter, très loin
mais très clair, là-bas dans l'église du village.
Oh ! l'Angelus d'Échillais, entendu dans
ce jardin, par ces beaux soirs d'autrefois ! Oh ! le son
de cette cloche, un peu fêlée mais argentine encore, comme ces voix
très vieilles, qui ont été jolies et qui sont restées douces !
Quel charme de passé, de recueillement mélancolique et de paisible
mort, ce son-là venait répandre dans l'obscurité limpide de la
campagne !…
Et la cloche tintait longtemps, inégale dans
le lointain, tantôt assourdie, tantôt rapprochée, au gré des
souffles tièdes qui remuaient l'air. Je songeais à tous les gens
qui devaient l'écouter, dans les fermes isolées ; je songeais
surtout aux endroits déserts d'alentour, où il n'y avait personne
pour l'entendre, et un frisson me venait à l'idée des bois proches
voisins, où sans doute les dernières vibrations devaient
mourir…
Un conseil municipal, composé d'esprits
supérieurs, après avoir affublé le pauvre vieux clocher roman d'une
potence avec un drapeau tricolore, a supprimé maintenant cet
Angelus. Donc, c'est fini ; on n'entendra plus jamais, les
soirs d'été, cet appel séculaire…
Aller se coucher ensuite était une chose très
égayante, surtout avec la perspective du lendemain jeudi qui
prédisposait à s'amuser de tout. J'aurais sans doute eu peur, dans
les chambres d'amis qui étaient au rez-de-chaussée de la grande
maison solitaire ; aussi, jusqu'à ma douzième année
m'installait-on en haut, dans l'immense chambre de la mère de
Lucette, derrière des paravents qui me faisaient un logis
particulier. Dans mon réduit se trouvait une bibliothèque Louis XV,
vitrée, remplie de livres de navigation du siècle dernier, de
journaux de marine fermés depuis cent ans. Et sur la chaux blanche
du mur, il y avait, tous les étés, les mêmes imperceptibles petits
papillons, qui entraient dans le jour par les fenêtres ouvertes et
qui dormaient là posés, les ailes étendues. Des incidents, qui
complétaient la soirée, survenaient toujours au moment où on allait
s'endormir : une intempestive chauve-souris qui faisait son
entrée, tournoyant comme une folle autour des flambeaux ; ou
une énorme phalène bourdonnante qu'il fallait chasser avec un
aranteloir. Ou bien encore, quelque orage se déchaînait,
tourmentant les arbres voisins qui battaient le mur de leurs
branches ; rouvrant les vieilles fenêtres qu'on avait fermées,
ébranlant tout !
J'ai un souvenir effrayant et magnifique de
ces orages de la Limoise, tels qu'ils m'apparaissaient, à cette
époque où tout était plus grand qu'aujourd'hui et palpitait d'une
vie plus intense…
