Les premiers baigneurs, les matineux dĂ©jĂ sortis de lâeau, se promenaient Ă pas lents, deux par deux ou solitaires, sous les grands arbres, le long du ruisseau qui descend des gorges dâEnval.
Dâautres arrivaient du village, et entraient dans lâĂ©tablissement dâun air pressĂ©. CâĂ©tait un grand bĂątiment dont le rez-de-chaussĂ©e demeurait rĂ©servĂ© au traitement thermal, tandis que le premier Ă©tage servait de casino, cafĂ© et salle de billard.
Depuis que le docteur Bonnefille avait dĂ©couvert dans le fond dâEnval la grande source, baptisĂ©e par lui source Bonnefille, quelques propriĂ©taires du pays et des environs, spĂ©culateurs timides, sâĂ©taient dĂ©cidĂ©s Ă construire au milieu de ce superbe vallon dâAuvergne, sauvage et gai pourtant, plantĂ© de noyers et de chĂątaigniers gĂ©ants, une vaste maison Ă tous usages, servant Ă©galement pour la guĂ©rison et pour le plaisir, oĂč lâon vendait, en bas, de lâeau minĂ©rale, des douches et des bains, en haut, des bocks, des liqueurs et de la musique.
On avait enclos une partie du ravin, le long du ruisseau, pour constituer le parc indispensable Ă toute ville dâeaux ; on avait tracĂ© trois allĂ©es, une presque droite et deux en festons ; on avait fait jaillir au bout de la premiĂšre une source artificielle dĂ©tachĂ©e de la source principale et qui bouillonnait dans une grande cuvette de ciment, abritĂ©e par un toit de paille, sous la garde dâune femme impassible que tout le monde appelait familiĂšrement Marie. Cette calme Auvergnate, coiffĂ©e dâun petit bonnet toujours bien blanc, et presque entiĂšrement couverte par un large tablier toujours bien propre qui cachait sa robe de service, se levait avec lenteur dĂšs quâelle apercevait dans le chemin un baigneur sâen venant vers elle. Lâayant reconnu elle choisissait son verre dans une petite armoire mobile et vitrĂ©e, puis elle lâemplissait doucement au moyen dâune Ă©cuelle de zinc emmanchĂ©e au bout dâun bĂąton.
Le baigneur triste souriait, buvait, rendait le verre en disant : « Merci, Marie ! » puis se retournait et sâen allait. Et Marie se rasseyait sur sa chaise de paille pour attendre le suivant.
Ils nâĂ©taient pas nombreux dâailleurs. Depuis six ans seulement la station dâEnval Ă©tait ouverte aux malades, et ne comptait guĂšre plus de clients, aprĂšs ces six annĂ©es dâexercice, quâau dĂ©but de la premiĂšre. Ils venaient lĂ une cinquantaine, attirĂ©s surtout par la beautĂ© du pays, par le charme de ce petit village noyĂ© sous des arbres Ă©normes dont les troncs tortus semblaient aussi gros que les maisons, et par la rĂ©putation des gorges de ce bout de vallon Ă©trange, ouvert sur la grande plaine dâAuvergne et finissant brusquement au pied de la haute montagne, de la montagne hĂ©rissĂ©e dâanciens cratĂšres, finissant dans une crevasse sauvage et superbe, pleine de rocs Ă©boulĂ©s ou menaçants, oĂč coule un ruisseau qui cascade sur les pierres gĂ©antes et forme un petit lac devant chacune.
Cette station thermale avait commencĂ© comme elles commencent toutes, par une brochure du docteur Bonnefille sur sa source. Il dĂ©butait en vantant les sĂ©ductions alpestres du pays en style majestueux et sentimental. Il nâavait pris que des adjectifs de choix, de luxe, ceux qui font de lâeffet sans rien dire. Tous les environs Ă©taient pittoresques, remplis de sites grandioses ou de paysages dâune gracieuse intimitĂ©. Toutes les promenades les plus proches possĂ©daient un remarquable cachet dâoriginalitĂ© propre Ă frapper lâesprit des artistes et des touristes. Puis brusquement, sans transitions, il Ă©tait tombĂ© dans les qualitĂ©s thĂ©rapeutiques de la source Bonnefille, bicarbonatĂ©e, sodique, mixte, acidulĂ©e, lithinĂ©e, ferrugineuse, etc., et capable de guĂ©rir toutes les maladies. Il les avait dâailleurs Ă©numĂ©rĂ©es sous ce titre : affections chroniques ou aiguĂ«s spĂ©cialement tributaires dâEnval ; et la liste Ă©tait longue de ces affections tributaires dâEnval, longue, variĂ©e, consolante pour toutes les catĂ©gories de malades. La brochure se terminait par des renseignements utiles de vie pratique, prix des logements, des denrĂ©es, des hĂŽtels. Car trois hĂŽtels avaient surgi en mĂȘme temps que lâĂ©tablissement casino-mĂ©dical. CâĂ©taient : le Splendid Hotel, tout neuf, construit sur le versant du vallon dominant les bains, lâhĂŽtel des Thermes, ancienne auberge replĂątrĂ©e, et lâhĂŽtel Vidaillet, formĂ© tout simplement par lâachat de trois maisons voisines quâon avait perforĂ©es afin dâen faire une seule.
Puis, du mĂȘme coup, deux mĂ©decins nouveaux sâĂ©taient trouvĂ©s installĂ©s dans le pays, un matin, sans quâon sĂ»t bien comment ils Ă©taient venus, car les mĂ©decins, dans les villes dâeaux, semblent sortir des sources, Ă la façon des bulles de gaz. CâĂ©taient : le docteur Honorat, un Auvergnat, et le docteur Latonne, de Paris. Une haine farouche avait Ă©clatĂ© aussitĂŽt entre le docteur Latonne et le docteur Bonnefille, tandis que le docteur Honorat, gros homme propre et bien rasĂ©, souriant et souple, avait tendu sa main droite au premier, sa main gauche au second, et demeurait en bons termes avec les deux. Mais le docteur Bonnefille dominait la situation par son titre dâInspecteur des eaux et de lâĂ©tablissement thermal dâEnval-les-Bains.
Ce titre Ă©tait sa force, et lâĂ©tablissement sa chose. Il y passait ses jours, on disait mĂȘme ses nuits. Cent fois dans la matinĂ©e il allait de sa maison, toute proche dans le village, Ă son cabinet de consultation installĂ© Ă droite Ă lâentrĂ©e du couloir. EmbusquĂ© lĂ comme une araignĂ©e dans sa toile, il guettait les allĂ©es et venues des malades, surveillant les siens dâun Ćil sĂ©vĂšre et ceux des autres dâun Ćil furieux. Il interpellait tout le monde presque Ă la façon dâun capitaine en mer, et il terrifiait les nouveaux venus, Ă moins quâil ne les fĂźt sourire.
Comme il arrivait ce jour-lĂ dâun pas rapide qui laissait voltiger, Ă la façon de deux ailes, les vastes basques de sa vieille redingote, il fut arrĂȘtĂ© net par une voix qui criait : « Docteur ! »
Il se retourna. Sa figure maigre, ridĂ©e de grands plis mauvais dont le fond semblait noir, salie par une barbe grisĂątre rarement coupĂ©e, fit un effort pour sourire ; et il enleva le chapeau de soie de forme haute, rĂąpĂ©, tachĂ©, graisseux dont il couvrait sa longue chevelure poivre et sel, « poivre et sale », disait son rival le docteur Latonne. Puis il fit un pas, sâinclina et murmura :
â Bonjour, monsieur le Marquis, vous allez bien, ce matin ?
Un petit homme trÚs soigné, le marquis de Ravenel, tendit la main au médecin, et répondit :
â TrĂšs bien, Docteur, trĂšs bien, ou, du moins, pas mal. Je souffre toujours des reins ; mais enfin je vais mieux, beaucoup mieux ; et je nâen suis encore quâĂ mon dixiĂšme bain. LâannĂ©e derniĂšre, je nâai obtenu dâeffet quâau seiziĂšme ; vous vous en souvenez ?
â Oui, parfaitement.
â Mais ce nâest pas de ça que je veux vous parler. Ma fille est arrivĂ©e ce matin, et je dĂ©sire vous entretenir Ă son sujet tout dâabord, parce que mon gendre, M. Andermatt, William Andermatt, le banquierâŠ
â Oui, je sais.
â Mon gendre a une lettre de recommandation pour le docteur Latonne. Moi, je nâai confiance quâen vous, et je vous prie de vouloir bien monter jusquâĂ lâhĂŽtel, avant⊠vous comprenez⊠Jâai mieux aimĂ© vous dire les choses franchement⊠Ătes-vous libre, Ă prĂ©sent ?
Le docteur Bonnefille sâĂ©tait couvert, trĂšs Ă©mu, trĂšs inquiet. Il rĂ©pondit aussitĂŽt :
â Oui, je suis libre, tout de suite. Voulez-vous que je vous accompagne ?
â Mais certainement.
Et, tournant le dos Ă lâĂ©tablissement, ils montĂšrent Ă pas rapides une allĂ©e arrondie qui conduisait Ă la porte du Splendid Hotel construit sur la pente de la montagne pour offrir de la vue aux voyageurs.
Au premier étage, ils pénétrÚrent dans le salon attenant aux chambres des familles de Ravenel et Andermatt ; et le marquis laissa seul le médecin pour aller chercher sa fille.
Il revint avec elle presque aussitĂŽt. CâĂ©tait une jeune femme blonde, petite, pĂąle, trĂšs jolie, dont les traits semblaient dâune enfant, tandis que lâĆil bleu, hardiment fixĂ©, jetait aux gens un regard rĂ©solu qui donnait un attrait charmant de fermetĂ© et un singulier caractĂšre Ă cette mignonne et fine personne. Elle nâavait pas grandâchose, de vagues malaises, des tristesses, des crises de larmes sans cause, des colĂšres sans raison, de lâanĂ©mie enfin. Elle dĂ©sirait surtout un enfant, attendu en vain depuis deux ans quâelle Ă©tait mariĂ©e.
Le docteur Bonnefille affirma que les eaux dâEnval seraient souveraines et Ă©crivit aussitĂŽt ses prescriptions.
Elles avaient toujours lâaspect redoutable dâun rĂ©quisitoire.
Sur une grande feuille blanche de papier Ă Ă©colier, ses ordonnances sâĂ©talaient par nombreux paragraphes de deux ou trois lignes chacun, dâune Ă©criture rageuse, hĂ©rissĂ©e de lettres pareilles Ă des pointes.
Et les potions, les pilules, les poudres quâon devait prendre Ă jeun, le matin, Ă midi, ou le soir, se suivaient avec des airs fĂ©roces.
On croyait lire :
« Attendu que M. X⊠est atteint dâune maladie chronique, incurable et mortelle ;
« Il prendra : 1Âș Du sulfate de quinine qui le rendra sourd, et lui fera perdre la mĂ©moire ;
« 2Âș Du bromure de potassium qui lui dĂ©truira lâestomac, affaiblira toutes ses facultĂ©s, le couvrira de boutons, et fera fĂ©tide son haleine ;
« 3Âș De lâiodure de potassium aussi, qui, dessĂ©chant toutes les glandes sĂ©crĂ©tantes de son individu, celles du cerveau comme les autres, le laissera, en peu de temps, aussi impuissant quâimbĂ©cile ;
« 4Âș Du salicylate de soude, dont les effets curatifs ne sont pas encore prouvĂ©s, mais qui semble conduire Ă une mort foudroyante et prompte les malades traitĂ©s par ce remĂšde ;
« Et concurremment :
« Du chloral qui rend fou, de la belladone qui attaque les yeux, de toutes les solutions végétales, de toutes les compositions minérales qui corrompent le sang, rongent les organes, mangent les os, et font périr par le médicament ceux que la maladie épargne. »
Il Ă©crivit longtemps, sur le recto et sur le verso, puis signa comme aurait fait un magistrat pour un arrĂȘt capital.
La jeune femme, assise en face de lui, le regardait, avec une envie de rire qui relevait le coin de ses lĂšvres.
DĂšs quâil fut sorti, aprĂšs un grand salut, elle prit le papier noirci dâencre, en fit une boule, puis la jeta dans la cheminĂ©e, et, riant enfin de tout son cĆur :
â Oh ! pĂšre, oĂč as-tu dĂ©couvert ce fossile ? Mais il a tout Ă fait lâair dâun chand dâhabits⊠Oh !⊠câest bien de toi, cela, de dĂ©terrer un mĂ©decin dâavant la RĂ©volution !⊠Oh ! quâil est drĂŽle⊠et sale⊠ah oui⊠sale⊠vrai, je crois quâil a tachĂ© mon porte-plumeâŠ
La porte sâouvrit, on entendit la voix de M. Andermatt qui disait : « Entrez, Docteur ! » Et le docteur Latonne parut. Droit, mince, correct, sans Ăąge, vĂȘtu dâun veston Ă©lĂ©gant, et tenant Ă la main le haut chapeau de soie qui distingue le mĂ©decin traitant dans la plupart des stations thermales dâAuvergne, le mĂ©decin parisien, sans barbe ni moustache, ressemblait Ă un acteur en villĂ©giature.
Le marquis, interdit, ne savait que dire ni que faire, tandis que sa fille avait lâair de tousser dans son mouchoir pour ne point Ă©clater de rire au nez du nouveau venu. Il salua avec assurance, et sâassit sur un signe de la jeune femme. M. Andermatt, qui le suivait, lui raconta, avec minutie, la situation de sa femme, ses indispositions avec leurs symptĂŽmes, lâopinion des mĂ©decins consultĂ©s Ă Paris, suivie de sa propre opinion appuyĂ©e sur des raisons spĂ©ciales exprimĂ©es en termes techniques.
CâĂ©tait un homme encore trĂšs jeune, un juif, faiseur dâaffaires. Il en faisait de toutes sortes et sâentendait Ă toutes choses avec une souplesse dâesprit, une rapiditĂ© de pĂ©nĂ©tration, une sĂ»retĂ© de jugement tout Ă fait merveilleuses. Un peu trop gros dĂ©jĂ pour sa taille qui nâĂ©tait point haute, joufflu, chauve, lâair poupard, les mains grasses, les cuisses courtes, il avait lâair trop frais et malsain, et parlait avec une facilitĂ© Ă©tourdissante.
Il avait Ă©pousĂ©, par adresse, la fille du marquis de Ravenel pour Ă©tendre ses spĂ©culations dans un monde qui nâĂ©tait point le sien. Le marquis, dâailleurs, possĂ©dait environ trente mille francs de revenu, et deux enfants seulement ; mais M. Andermatt, en se mariant, ĂągĂ© de trente ans Ă peine, tenait dĂ©jĂ cinq ou six millions ; et il avait semĂ© de quoi en rĂ©colter dix ou douze. M. de Ravenel, homme indĂ©cis, irrĂ©solu, changeant et faible, repoussa dâabord avec colĂšre les ouvertures quâon lui faisait pour cette union, sâindignant Ă la pensĂ©e de voir sa fille alliĂ©e Ă un israĂ©lite, puis, aprĂšs six mois de rĂ©sistance il cĂ©dait, sous la pression de lâor accumulĂ©, Ă la condition que les enfants seraient Ă©levĂ©s dans la religion catholique.
Mais on attendait toujours, et aucun enfant ne sâannonçait encore. Câest alors que le marquis, enchantĂ© depuis deux ans des eaux dâEnval, se rappela que la brochure du docteur Bonnefille promettait aussi la guĂ©rison de la stĂ©rilitĂ©.
Il fit donc venir sa fille, que son gendre accompagna pour lâinstaller, et pour la confier, sur lâavis de son mĂ©decin de Paris, aux soins du docteur Latonne. Donc Andermatt lâavait Ă©tĂ© chercher dĂšs son arrivĂ©e ; et il continuait Ă Ă©numĂ©rer les symptĂŽmes constatĂ©s chez sa femme. Il termina en disant combien il souffrait dans ses espĂ©rances de paternitĂ© déçues.
Le docteur Latonne le laissa aller jusquâau bout, puis, se tournant vers la jeune femme :
â Avez-vous quelque chose Ă ajouter, Madame ?
Elle répondit avec gravité :
â Non, rien du tout, Monsieur.
Il reprit :
â Alors, je vous prierai de vouloir bien enlever votre robe de voyage et votre corset ; et de passer un simple peignoir blanc, tout blanc.
Elle sâĂ©tonnait ; il expliqua vivement son systĂšme :
â Mon Dieu, Madame, câest bien simple. On Ă©tait convaincu autrefois que toutes les maladies venaient dâun vice du sang ou dâun vice organique, aujourdâhui nous supposons simplement que, dans beaucoup de cas, et surtout dans votre cas spĂ©cial, les malaises indĂ©cis dont vous souffrez, et mĂȘme des troubles graves, trĂšs graves, mortels, peuvent provenir uniquement de ce quâun organe quelconque, ayant pris, sous des influences faciles Ă dĂ©terminer, un dĂ©veloppement anormal au dĂ©triment de ses voisins, dĂ©truit toute lâharmonie, tout lâĂ©quilibre du corps humain, modifie ou arrĂȘte ses fonctions, entrave le jeu de tous les autres organes.
« Il suffit dâun gonflement de lâestomac pour faire croire Ă une maladie du cĆur qui, gĂȘnĂ© dans ses mouvements, devient violent, irrĂ©gulier, mĂȘme intermittent parfois. Les dilatations du foie ou de certaines glandes peuvent causer des ravages que les mĂ©decins peu observateurs attribuent Ă mille causes Ă©trangĂšres.
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