Pour prendre les choses par leur commencement, il me faut parler premiĂšrement de mes pĂšre et mĂšre, lesquels ne furent point grands seigneurs en leur vivant. Mon pĂšre creusait les fosses des trĂ©passĂ©s au cimetiĂšre de Pontareuse et mettait les cloches en branle pour les offices au moĂ»tier du dit lieu, consacrĂ© Ă Notre-Dame et Ă Saint-Pierre. Un jour vint oĂč le pauvre fossoyeur ayant Ă©tĂ© pris de fiĂšvre maligne, dĂ©funta et fut mis en terre Ă son tour par un autre, lequel prit sa place de marguiller.
Ma mĂšre en eut tant de chagrin, quâelle quitta tĂŽt aprĂšs cette terre de douleurs ; sa pauvre dĂ©pouille fut dĂ©posĂ©e Ă cĂŽtĂ© de celle de son mari, et triste reste dâune pauvre mais honnĂȘte maison, je demeurai en mon bas-Ăąge tout seulet sur la terre.
Je ne sais ces choses que par ouï-dire, étant pour lors un pauvre enfantelet de deux ans.
La bourgeoisie me plaça de ci de lĂ , tantĂŽt chez lâun, tantĂŽt chez lâautre ; comme si jâeusse Ă©tĂ© marchandise avariĂ©e et de dĂ©faite malaisĂ©e, on me cĂ©dait Ă qui demandait la plus mince somme pour ma garde et ma nourriture. Ă mesure que je pris des forces et de la raison, mes patrons tirĂšrent tout ce quâils purent de mes bras et de mes jambes, me donnant dâautre part si maigre et si chĂ©tive pitance que je mâĂ©merveille encore Ă lâheure quâil est de nâavoir pas pĂ©ri de langueur, mais dâĂȘtre devenu si gros et si solide luron. Jâavais nĂ©anmoins mes heures de tristesse : quand je voyais garçons et fillettes, les plus misĂ©rables comme les plus fortunĂ©s, avoir pĂšre et mĂšre, ou du moins lâun des deux, pendant que moi, pauvre orphelin, il me fallait toujours obĂ©ir Ă des maĂźtres durs et malaisĂ©s Ă contenter, je me sentais devenir mĂ©chant et envieux. Pourquoi, disais-je amĂšrement, pourquoi la cruelle mort ne mâa-t-elle pas du moins laissĂ© quelque frĂšre ou sĆur Ă aimer et qui mâeĂ»t aimĂ© ?
Il faut savoir quâun de mes maĂźtres, plus dur encore que les autres, avait dit un jour en ma prĂ©sence quâil Ă©tait fort heureux pour la bourgeoisie que les autres enfants du marguiller fussent trĂ©passĂ©s en bas Ăąge.
Jâavais grandement tort de murmurer contre la Providence, attendu que câest lĂ un grief pĂ©chĂ© ; au surplus, le bon Dieu, alors quâil nous frappe, mesure lâaffliction aux forces de notre pauvre nature, en sorte quâon a grandâraison de dire en proverbe : « Ă brebis tondue, Dieu mesure le vent. »
En lâan de grĂące 1526, Ă©tant dans ma quinziĂšme annĂ©e, je servais, comme petit valet, chez le sieur Abram Emonet, un des hommes les plus considĂ©rables de Vermondins (faubourg de Boudry), encore quâil ne fĂ»t pas lâun des plus considĂ©rĂ©s, car sâil Ă©tait, dâune part, gros propriĂ©taire de biens au soleil, dâautre part, il Ă©tait, de sa personne, un fort vilain sire, jamais Ă jeun de vin, cervoise et liqueurs, maugrĂ©ant et tempĂȘtant tout le long du jour contre sa femme, sa servante et notamment contre moi. Sauf le respect que je dois Ă ceux qui liront ceci, son visage bouffi avait bien plus lâapparence dâun groin de pourceau que la ressemblance humaine. Il avait un nez Ă©tonnant, en figure de carotte, lequel nez changeait de couleur suivant lâoccasion, ainsi quâon raconte de ce gros lĂ©zard des lointaines contrĂ©es, quâon appelle, je crois, « camĂ©lion ».
Or un soir dâhiver, comme je balayais sous le « nĂ©veau » (porche ; nĂ©veau est probablement une corruption de « niveau »), ayant coupĂ© du bois, je vis mon maĂźtre qui revenait de Pontareuse oĂč il Ă©tait allĂ© suivre en terre un sien parent de Bosle. Le nez du sieur Emonet Ă©tait violet tel quâun pruneau mal mĂ»r ; son couvre-chef tombait sur sa nuque, et ses jambes bancales se croisaient dâĂ©trange maniĂšre : â HolĂ ! pensai-je en moi-mĂȘme : le maĂźtre a bu, tu vas payer lâĂ©cot !
De fait, le sieur Emonet mâapostropha rudement :
â Quâest-ce que tu fais lĂ , graine de fainĂ©ant ? une belle besogne pour un gaillard de ta taille ! on voit bien de quelle race tu sors, fils de gueux !
Le sang me montait Ă la tĂȘte ; en cette maison, jâavais endurĂ© bien des avanies dĂ©jĂ , mais je ne pouvais pas laisser nommer mon pĂšre un gueux.
â MaĂźtre, dis-je en serrant les dents, mon pĂšre Ă©tait un pauvre hĂšre, mais je ne veux pas quâon le traite de gueux et de fainĂ©ant, celui qui dit cela en a menti par la gorge !
Mon maĂźtre se jeta sur moi comme un loup enragĂ©, mais mis hors de moi et possĂ©dĂ© par lâindignation, je lui assĂ©nai sur le chef un maĂźtre coup de balai, lequel coup lui enfonça son chapeau jusquâau menton et fit choir lâivrogne Ă la renverse.
Juste en ce moment apparut M. le curĂ© Gauthier, lequel voyant le sieur Emonet se dĂ©battre dans la crotte en poussant des cris sourds, sâapprocha vivement et me dit en se baissant :
â HolĂ ! est-ce quâil est fĂ©ru dâune attaque ?
Emonet qui venait enfin de se dĂ©coiffer avec violence au dommage notable de son nez, lui rĂ©pondit lui-mĂȘme en bĂ©gayant de courroux :
â Oui, oui, une attaque ! Câest ce gueux qui mâa attaquĂ©, mais â et il profĂ©ra un effroyable blasphĂšme â je vais lui bailler son dĂ» !
M. le curĂ© voyant pour lors ce qui en Ă©tait, la colĂšre dâEmonet, et comme je serrais mon manche Ă balai, se vint mettre entre nous deux, retint mon maĂźtre dâune poigne vigoureuse, comme on fait dâun chien hargneux, et dit avec autoritĂ© :
â Ăa, voyons un peu : la paix, dâabord, et quâon sâexplique. Claude, mon garçon, comment as-tu pu porter la main sur ton maĂźtre ?
Ce nâĂ©tait guĂšre le moment de rire, mais il vous vient parfois au bout de la langue de ces drĂŽleries quâon ne peut pas se tenir de lĂącher.
â Pas la main, M. le curĂ© ; câest le balai. Et puis, continuai-je en mâĂ©chauffant, il avait vilipendĂ© mon pĂšre : je ne veux pas quâil lâinsulte, et sâil recommenceâŠ
â Câest bon, câest bon, interrompit le digne homme en entraĂźnant mon maĂźtre dans la maison.
Pour moi, jetant le balai sous le « nĂ©veau », je me pris Ă ruminer toute lâaffaire, et je vis que je mâĂ©tais mis dans une fort mĂ©chante situation. Un jour, jâavais vu attachĂ© au pilori du bas du pont un pauvre hĂšre de braconnier qui avait assommĂ© un liĂšvre dans une vigne. Et moi, malheureux ! jâavais fait bien pis ; nâavais-je pas quasi assommĂ© un des bourgeois et propriĂ©taires les plus considĂ©rables de la bourgeoisie et commune de Boudry ! Je me vis attachĂ© au « tourniquet », le carcan de fer au cou, en butte aux risĂ©es et aux injures de tout le monde, puis je songeai avec angoisse au terrible et noir « croton » oĂč lâon jetait les malfaiteurs ; et le gibet ! si on mâallait pendre ! Ă ce coup, horrifiĂ© jusquâĂ en perdre le sens, je formais le dessein de mâaller cacher au plus profond de quelquâune des baumes du Vaux de lâAreuse, quand M. le curĂ©, ressortant seul du logis dâEmonet, me mit la main sur lâĂ©paule :
â Suis-moi, mon gars, me dit-il doucement.
Et ainsi fis-je, en essuyant mes yeux avec la manche dĂ©chirĂ©e de ma souquenille. JâapprĂ©hendais fort ce qui mâallait advenir, dâautant que de Boudry Ă Pontareuse, M. le curĂ© demeura silencieux, moi cheminant sur ses talons, ainsi quâun pauvre chien Ă qui lâon va donner le fouet.
Quand nous fĂ»mes au presbytĂšre, M. Gauthier me poussa dans une chambre, oĂč, sur des tablettes, il y avait nombre de bouquins gros et menus, avec des rouleaux de parchemin et un grand crucifix noir appendu au mur. LĂ , M. le curĂ© se prit Ă me considĂ©rer, tandis que je tremblais dans mes haillons. Câest quâil Ă©tait de mine imposante, M. le curĂ© Pierre Gauthier, avec sa haute stature, sa tĂȘte grise et crĂ©pue, ses yeux noirs, perçants sous la broussaille de ses sourcils, et par-dessus la bouche aux lĂšvres minces, son nez crochu en bec dâĂ©pervier ! Toutefois il me parut, comme je me risquais Ă lever les yeux, que ses paupiĂšres clignotaient, voire mĂȘme que sa bouche, nullement sĂ©vĂšre, sâapprĂȘtait Ă sourire. Et de fait, se penchant vers moi pour me prendre sans rudesse par lâoreille :
â Mon fils, dit-il, sais-tu bien que le pĂ©chĂ© de colĂšre est du nombre des sept pĂ©chĂ©s capitaux, et que lâhomme qui sây abandonne court droit Ă lâenfer ? Veille sur toi pour nây pas retomber ! Toutefois, il est Ă croire que tes saints patrons ont plaidĂ© lĂ -haut pour obtenir ton absolution, eu Ă©gard Ă la cause que tu dĂ©fendais. PrĂ©sentement, poursuivit le digne homme, que dirais-tu de quitter le service du sieur Emonet pour entrer au mien ?
Ă lâouĂŻe de ces paroles, il me sembla voir une soudaine et magnifique lumiĂšre sâallumant pour Ă©clairer le sombre chemin de ma vie.
Jâavais ouĂŻ raconter quelque jour lâĂ©trange aventure de quatre « marmets », â ainsi nomme-t-on en la comtĂ© de NeufchĂątel les gens dâoutre-lac â desquels marmets la nacelle venant de Portalban avait chavirĂ© par grand vent de joran [3]. Les quatre hommes, accrochĂ©s durant plus dâune heure Ă leur nef renversĂ©e, avaient finalement Ă©tĂ© vus de Cortaillod par des pĂȘcheurs qui les avaient Ă©tĂ© quĂ©rir et sauver. Or on rapportait quâun des marmets, voyant le secours arriver, de joie en Ă©tait devenu soudainement insensĂ© et lâĂ©tait demeurĂ© le restant de ses jours.
Et moi aussi, je pensai perdre le sens Ă lâouĂŻe de lâoffre charitable de M. Gauthier.
â Oh ! M. le curĂ©, dis-je en me jetant Ă ses genoux, vous me sauvez la vie ! Câest le paradis aprĂšs lâenfer ! et je riais et pleurais en lui baisant les mains.
Lui, me relevant de force et prenant une mine riante pour me cacher les larmes qui lui troublaient la vue :
â Ta, ta, ta, mon pauvre Claude, jâai idĂ©e que le paradis de lĂ -haut est plus beau et commode que mon vieux presbytĂšre tout lĂ©zardĂ© et qui sâen va croulant par les quatre cĂŽtĂ©s Ă la fois ! Puis il me poussa dans la cuisine, en ordonnant Ă la vieille Nannette, sa servante, de me donner Ă manger.
Pour dire toute la vĂ©ritĂ©, Nannette, qui avait une tĂȘte carrĂ©e quâil fallait savoir prendre par le bon cĂŽtĂ©, me regarda de travers par-dessous sa coiffe blanche, comme si jâeusse Ă©tĂ© quelque chien sortant dâune mare dâeau sale et qui va secouer son poil dĂ©gouttant.
La figure de la vieille servante, ridĂ©e, jaunie comme une pomme de reinette au printemps, avait un air si renfrognĂ© que jâen perdis le courage et restai sur le seuil, tĂȘte basse et le cĆur tout gros. Ce nâest pas que je fusse pleurnicheur de mon naturel, mais ce jour-lĂ mâavait si rudement secouĂ©, que pour un rien les larmes mâemplissaient les yeux.
Il y a apparence que Nannette vit cela, car elle passa doucement sa main ridée sur mes cheveux ébouriffés et me fit seoir sur un escabeau.
Ah ! la bonne soupe aux oignons que je mangeai lĂ ! lâodeur mâen revient encore au nez aprĂšs trente ans bien comptĂ©s ! Mais peut-ĂȘtre aprĂšs tout, ce qui la rendait si onctueuse et appĂ©tissante, câĂ©tait cette idĂ©e qui bourdonnait et chantait dans ma tĂȘte tout le temps que je mangeais : PrĂ©sentement, toi aussi, Claude-MoĂŻse, tu as une famille ! M. Gauthier te sera un pĂšre et tu lui seras fils respectueux jusquâĂ la fin de ses jours ou des tiens ; il tâaimera sĂ»rement et te permettra de lâaimer. Puis je considĂ©rais, le cĆur tout attendri, la vieille Nannette, laquelle sâĂ©merveillait de mon appĂ©tit, et, voyant clignoter ses petits yeux gris, je pensais : Elle aussi est bonne et te sera comme une mĂšre.
En cela, je ne me mĂ©prenais point, ainsi quâil paraĂźtra par la suite de ma...
