Notre maison de force se trouvait Ă lâextrĂ©mitĂ© de la citadelle, derriĂšre le rempart. Si lâon regarde par les fentes de la palissade, espĂ©rant voir quelque chose, â on nâaperçoit quâun petit coin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandes herbes de la steppe. Nuit et jour, des sentinelles sây promĂšnent en long et en large ; on se dit alors que des annĂ©es entiĂšres sâĂ©couleront et que lâon verra, par la mĂȘme fente de palissade, toujours le mĂȘme rempart, toujours les mĂȘmes sentinelles et le mĂȘme petit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve au-dessus de la prison, mais dâun autre ciel, lointain et libre. ReprĂ©sentez-vous une grande cour, longue de deux cents pas et large de cent cinquante, enceinte dâune palissade hexagonale irrĂ©guliĂšre, formĂ©e de pieux Ă©tançonnĂ©s et profondĂ©ment enfoncĂ©s en terre : voilĂ lâenceinte extĂ©rieure de la maison de force. Dâun cĂŽtĂ© de la palissade est construite une grande porte, solide et toujours fermĂ©e, que gardent constamment des factionnaires, et qui ne sâouvre que quand les condamnĂ©s vont au travail. DerriĂšre cette porte se trouvaient la lumiĂšre, la libertĂ© ; lĂ vivaient des gens libres. En deçà de lapalissade on se reprĂ©sentait ce monde merveilleux, fantastique comme un conte de fĂ©es : il nâen Ă©tait pas de mĂȘme du nĂŽtre, â tout particulier, car il ne ressemblait Ă rien ; il avait ses mĆurs, son costume, ses lois spĂ©ciales : câĂ©tait une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes Ă part. Câest ce coin que jâentreprends de dĂ©crire.
Quand on pĂ©nĂštre dans lâenceinte, on voit quelques bĂątiments. De chaque cĂŽtĂ© dâune cour trĂšs-vaste sâĂ©tendent deux constructions de bois, faites de troncs Ă©quarris et Ă un seul Ă©tage : ce sont les casernes des forçats. On y parque les dĂ©tenus, divisĂ©s en plusieurs catĂ©gories. Au fond de lâenceinte on aperçoit encore une maison, la cuisine, divisĂ©e en deux chambrĂ©es (artel[1]) ; plus loin encore se trouve une autre construction qui sert tout Ă la fois de cave, de hangar et de grenier. Le centre de lâenceinte, complĂštement nu, forme une place assez vaste. Câest lĂ que les dĂ©tenus se mettent en rang. On y fait la vĂ©rification et lâappel trois fois par jour : le matin, Ă midi et le soir, et plusieurs fois encore dans la journĂ©e, si les soldats de garde sont dĂ©fiants et habiles Ă compter. Tout autour, entre la palissade et les constructions, il reste une assez grande surface libre oĂč quelques dĂ©tenus misanthropes ou de caractĂšre sombre aiment Ă se promener, quand on ne travaille pas : ils ruminent lĂ , Ă lâabri de tous les regards, leurs pensĂ©es favorites. Lorsque je les rencontrais pendant ces promenades, jâaimais Ă regarder leurs visages tristes et stigmatisĂ©s, et Ă deviner leurs pensĂ©es. Un des forçats avait pour occupation favorite, dans les moments de libertĂ© que nous laissaient les travaux, de compter les pieux de la palissade. Il y en avait quinze cents, il les avait tous comptĂ©s et les connaissait mĂȘme par cĆur. Chacun dâeux reprĂ©sentait un jour de rĂ©clusion : il dĂ©comptait quotidiennement un pieu et pouvait, de cette façon, connaĂźtre exactement le nombre de jours quâil devait encore passer dans la maison de force. Il Ă©tait sincĂšrement heureux quand il avait achevĂ© un des cĂŽtĂ©s de lâhexagone : et pourtant, il devait attendre sa libĂ©ration pendant de longues annĂ©es ; mais on apprend la patience Ă la maison de force. Je vis un jour un dĂ©tenu qui avait subi sa condamnation et que lâon mettait en libertĂ©, prendra congĂ© de ses camarades. Il avait Ă©tĂ© vingt ans aux travaux forcĂ©s. Plus dâun forçat se souvenait de lâavoir vu arriver jeune, insouciant, ne pensant ni Ă son crime ni au chĂątiment : câĂ©tait maintenant un vieillard Ă cheveux gris, au visage triste et morose. Il fit en silence le tour de nos six casernes. En entrant dans chacune dâelles, il priait devant lâimage sainte, saluait profondĂ©ment ses camarades, en les priant de ne pas garder un mauvais souvenir de lui. Je me rappelle aussi quâun soir on appela vers la porte dâentrĂ©e un dĂ©tenu qui avait Ă©tĂ© dans le temps un paysan sibĂ©rien fort aisĂ©. Six mois auparavant, il avait reçu la nouvelle que sa femme sâĂ©tait remariĂ©e, ce qui lâavait fort attristĂ©. Ce soir-lĂ , elle Ă©tait venue Ă la prison, lâavait fait appeler pour lui donner une aumĂŽne. Ils sâentretinrent deux minutes, pleurĂšrent tous deux et se sĂ©parĂšrent pour ne plus se revoir. Je vis lâexpression du visage de ce dĂ©tenu quand il rentra dans la caserne⊠LĂ , en vĂ©ritĂ©, on peut apprendre Ă tout supporter. Quand le crĂ©puscule commençait, on nous faisait rentrer dans la caserne, oĂč lâon nous enfermait pour toute la nuit. Il mâĂ©tait toujours pĂ©nible de quitter la cour pour la caserne. Quâon se figure une longue chambre, basse et Ă©touffante, Ă©clairĂ©e Ă peine par des chandelles et dans laquelle traĂźnait une odeur lourde et nausĂ©abonde. Je ne puis comprendre maintenant comment jây ai vĂ©cu dix ans entiers. Mon lit de camp se composait de trois planches : câĂ©tait toute la place dont je pouvais disposer. Dans une seule chambre on parquait plus de trente hommes. CâĂ©tait surtout en hiver quâon nous enfermait de bonne heure ; il fallait attendre quatre heures au moins avant que tout le monde fĂ»t endormi, aussi Ă©tait-ce un tumulte, un vacarme de rires, de jurons, de chaĂźnes qui sonnaient, une vapeur infecte, une fumĂ©e Ă©paisse, un brouhaha de tĂȘtes rasĂ©es, de fronts stigmatisĂ©s, dâhabits en lambeaux, tout cela encanaillĂ©, dĂ©goĂ»tant ; oui, lâhomme est un animal vivace ! on pourrait le dĂ©finir : un ĂȘtre qui sâhabitue Ă tout, et ce serait peut-ĂȘtre lĂ la meilleure dĂ©finition quâon en ait donnĂ©e. Nous Ă©tions en tout deux cent cinquante dans la maison de force. Ce nombre Ă©tait presque invariable, car lorsque les uns avaient subi leur peine, dâautres criminels arrivaient, il en mourait aussi. Et il y avait lĂ toute sorte de gens. Je crois que chaque gouvernement, chaque contrĂ©e de la Russie avait fourni son reprĂ©sentant. Il y avait des Ă©trangers et mĂȘme des montagnards du Caucase. Tout ce monde se divisait en catĂ©gories diffĂ©rentes, suivant lâimportance du crime et par consĂ©quent la durĂ©e du chĂątiment. Chaque crime, quel quâil soit, y Ă©tait reprĂ©sentĂ©. La population de la maison de force Ă©tait composĂ©e en majeure partie de dĂ©portĂ©s aux travaux forcĂ©s de la catĂ©gorie civile (fortement condamnĂ©s, comme disaient les dĂ©tenus). CâĂ©taient des criminels privĂ©s de tous leurs droits civils, membres rĂ©prouvĂ©s de la sociĂ©tĂ©, vomis par elle, et dont le visage marquĂ© au fer devait Ă©ternellement tĂ©moigner de leur opprobre. Ils Ă©taient incarcĂ©rĂ©s dans la maison de force pour un laps de temps qui variait de huit Ă douze ans ; Ă lâexpiration de leur peine, on les envoyait dans un canton sibĂ©rien en qualitĂ© de colons. Quant aux criminels de la section militaire, ils nâĂ©taient pas privĂ©s de leurs droits civils, â câest ce qui a lieu dâordinaire dans les compagnies de discipline russes, â et nâĂ©taient envoyĂ©s que pour un temps relativement court. Une fois leur condamnation purgĂ©e, ils retournaient Ă lâendroit dâoĂč ils Ă©taient venus, et entraient comme soldats dans les bataillons de ligne sibĂ©riens[2]. Beaucoup dâentre eux nous revenaient bientĂŽt pour des crimes graves, seulement ce nâĂ©tait plus pour un petit nombre dâannĂ©es, mais pour vingt ans au moins ; ils faisaient alors partie dâune section qui se nommait « Ă perpĂ©tuitĂ© ». NĂ©anmoins, les perpĂ©tuels nâĂ©taient pas privĂ©s de leurs droits. Il existait encore une section assez nombreuse, composĂ©e des pires malfaiteurs, presque tous vĂ©tĂ©rans du crime, et quâon appelait la « section particuliĂšre ». On envoyait lĂ des condamnĂ©s de toutes les Russies. Ils se regardaient Ă bon droit comme dĂ©tenus Ă perpĂ©tuitĂ©, car le terme de leur rĂ©clusion nâavait pas Ă©tĂ© indiquĂ©. La loi exigeait quâon leur donnĂąt des tĂąches doubles et triples. Ils restĂšrent dans la prison jusquâĂ ce quâon entreprit en SibĂ©rie les travaux de force les plus pĂ©nibles. « Vous nâĂȘtes ici que pour un temps fixe, disaient-ils aux autres forçats ; nous, au contraire, nous y sommes pour toute notre vie. » Jâai entendu dire plus tard que cette section a Ă©tĂ© abolie. On a Ă©loignĂ© en mĂȘme temps les condamnĂ©s civils, pour ne conserver que les condamnĂ©s militaires que lâon organisa en compagnie de discipline unique. Lâadministration a naturellement Ă©tĂ© changĂ©e. Je dĂ©cris, par consĂ©quent, les pratiques dâun autre temps et des choses abolies depuis longtemps⊠Oui, il y a longtemps de cela ; il me semble mĂȘme que câest un rĂȘve, Je me souviens de mon entrĂ©e Ă la maison de force, un soir de dĂ©cembre, Ă la nuit tombante. Les forçats revenaient des travaux : on se prĂ©parait Ă la vĂ©rification. Un sous-officier moustachu mâouvrit la porte de cette maison Ă©trange oĂč je devais rester tant dâannĂ©es, endurer tant dâĂ©motions dont je ne pourrais me faire une idĂ©e mĂȘme approximative si je ne les avais pas ressenties. Ainsi, par exemple, aurais-je jamais pu mâimaginer la souffrance poignante et terrible quâil y a Ă ne jamais ĂȘtre seul mĂȘme une minute pendant dix ans ? Au travail sous escorte, Ă la caserne en compagnie de deux cents camarades, jamais seul, jamais ! Du reste, il fallait que je mây fisse. Il y avait lĂ des meurtriers par imprudence, des meurtriers de mĂ©tier, des brigands et des chefs de brigands, de simples filous, maĂźtres dans lâindustrie de trouver de lâargent dans la poche des passants ou dâenlever nâimporte quoi sur une table. Il aurait pourtant Ă©tĂ© difficile de dire pourquoi et comment certains dĂ©tenus se trouvaient Ă la maison de force. Chacun dâeux avait son histoire, confuse et lourde, pĂ©nible comme un lendemain dâivresse. Les forçats parlaient gĂ©nĂ©ralement fort peu de leur passĂ©, quâils nâaimaient pas Ă raconter ; ils sâefforçaient mĂȘme de nây plus penser. Parmi mes camarades de chaĂźne jâai connu des meurtriers qui Ă©taient si gais et si insouciants quâon pouvait parier Ă coup sĂ»r que jamais leur conscience ne leur avait fait le moindre-reproche ; mais il y avait aussi des visages sombres, presque toujours silencieux. Il Ă©tait bien rare que quelquâun racontĂąt son histoire, car cette curiositĂ©-lĂ nâĂ©tait pas Ă la mode, nâĂ©tait pas dâusage ; disons dâun seul mot que cela nâĂ©tait pas reçu. Il arrivait pourtant de loin en loin que par dĂ©sĆuvrement un dĂ©tenu racontĂąt sa vie Ă un autre forçat qui lâĂ©coutait froidement. Personne, Ă vrai dire, nâaurait pu Ă©tonner son voisin. « Nous ne sommes pas des ignorants, nous autres ! » disaient-ils souvent avec une suffisance cynique. Je me souviens quâun jour un brigand ivre (on pouvait sâenivrer quelquefois aux travaux forcĂ©s) raconta comment il avait tuĂ© et tailladĂ© un enfant de cinq ans : il lâavait dâabord attirĂ© avec un joujou, puis il lâavait emmenĂ© dans un hangar oĂč il lâavait dĂ©pecĂ©. La caserne tout entiĂšre, qui, dâordinaire, riait de ses plaisanteries, poussa un cri unanime ; le brigand fut obligĂ© de se taire. Si les forçats lâavaient interrompu, ce nâĂ©tait nullement parce que son rĂ©cit avait excitĂ© leur indignation, mais parce quâil nâĂ©tait pas reçu de parler de cela. Je dois dire ici que les dĂ©tenus avaient un certain degrĂ© dâinstruction. La moitiĂ© dâentre eux, â si ce nâest plus, â savaient lire et Ă©crire. OĂč trouvera-t-on, en Russie, dans nâimporte quel groupe populaire, deux cent cinquante hommes sachant lire et Ă©crire ? Plus tard, jâai entendu dire et mĂȘme conclure, grĂące Ă ces donnĂ©es, que lâinstruction dĂ©moralisait le peuple. Câest une erreur : lâinstruction est tout Ă fait Ă©trangĂšre Ă cette dĂ©cadence morale. Il faut nĂ©anmoins convenir quâelle dĂ©veloppa lâesprit de rĂ©solution dans le peuple, mais câest loin dâĂȘtre un dĂ©faut. â Chaque section avait un costume diffĂ©rent : lâune portait une veste de drap moitiĂ© brune, moitiĂ© grise, et un pantalon dont un canon Ă©tait brun, lâautre gris. Un jour, comme nous Ă©tions au travail, une petite fille qui vendait des navettes de pain blanc (kalatchi) sâapprocha des forçats ; elle me regarda longtemps, puis Ă©clata de rire : â « Fi ! comme ils sont laids ! sâĂ©cria-t-elle. Ils nâont pas mĂȘme eu assez de drap gris ou de drap brun pour faire leurs habits. » Dâautres forçats portaient une veste de drap gris uni, mais dont les manches Ă©taient brunes. On rasait aussi les tĂȘtes de diffĂ©rentes façons ; le crĂąne Ă©tait mis Ă nu tantĂŽt en long, tantĂŽt en large, de la nuque au front ou dâune oreille Ă lâautre. Cette Ă©trange famille avait un air de ressemblance prononcĂ© que lâon distinguait du premier coup dâĆil ; mĂȘme les personnalitĂ©s les plus saillantes, celles qui dominaient involontairement les autres forçats, sâefforçaient de prendre le ton gĂ©nĂ©ral de la maison. Tous les dĂ©tenus, â Ă lâexception de quelques-uns qui jouissaient dâune gaietĂ© inĂ©puisable et qui, par cela mĂȘme, sâattiraient le mĂ©pris gĂ©nĂ©ral, â tous les dĂ©tenus Ă©taient moroses, envieux, effroyablement vaniteux, prĂ©somptueux, susceptibles et formalistes Ă lâexcĂšs. Ne sâĂ©tonner de rien Ă©tait Ă leurs yeux une qualitĂ© primordiale, aussi se prĂ©occupaient-ils fort dâavoir de la tenue. Mais souvent lâapparence la plus hautaine faisait place, avec la rapiditĂ© de lâĂ©clair, Ă une plate lĂąchetĂ©. Pourtant il y avait quelques hommes vraiment forts : ceux-lĂ Ă©taient naturels et sincĂšres, mais, chose Ă©trange ! ils Ă©taient le plus souvent dâune vanitĂ© excessive et maladive. CâĂ©tait toujours la vanitĂ© qui Ă©tait au premier plan. La majoritĂ© des dĂ©tenus Ă©tait dĂ©pravĂ©e et pervertie, aussi les calomnies et les commĂ©rages pleuvaient-ils comme grĂȘle. CâĂ©tait un enfer, une damnation que notre vie, mais personne nâaurait osĂ© sâĂ©lever contre les rĂšglements intĂ©rieurs de la prison et contre les habitudes reçues ; aussi sây soumettait-on bon grĂ©, mal grĂ©. Certains caractĂšres intraitables ne pliaient que difficilement, mais pliaient tout de mĂȘme. Des dĂ©tenus qui, encore libres, avaient dĂ©passĂ© toute mesure, qui, souvent poussĂ©s par leur vanitĂ© surexcitĂ©e, avaient commis des crimes affreux, inconsciemment, comme dans un dĂ©lire, et qui avaient Ă©tĂ© lâeffroi de villes entiĂšres, Ă©taient matĂ©s en peu de temps par le rĂ©gime de notre prison. Le nouveau qui cherchait Ă sâorienter remarquait bien vite quâici il nâĂ©tonnerait personne ; insensiblement il se soumettait, prenait le ton gĂ©nĂ©ral, une sorte de dignitĂ© personnelle dont presque chaque dĂ©tenu Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ©, absolument comme si la dĂ©nomination de forçat eĂ»t Ă©tĂ© un titre honorable. Pas le moindre signe de honte ou de repentir, du reste, mais une sorte de soumission extĂ©rieure, en quelque sorte officielle, qui raisonnait paisiblement la conduite Ă tenir. « Nous sommes des gens perdus, disaient-ils, nous nâavons pas su vivre en libertĂ©, maintenant nous devons parcourir de toutes nos forces la rue verte[3], et nous faire compter et recompter comme des bĂȘtes. » « Tu nâas pas voulu obĂ©ir Ă ton pĂšre et Ă ta mĂšre, obĂ©is maintenant Ă la peau dâĂąne ! » « Qui nâa pas voulu broder, casse des pierres Ă lâheure quâil est. » Tout cela se disait et se rĂ©pĂ©tait souvent en guise de morale, comme des sentences et des proverbes, sans quâon les prĂźt toutefois au sĂ©rieux. Ce nâĂ©taient que des mots en lâair. Y en avait-il un seul qui sâavouĂąt son iniquitĂ© ? Quâun Ă©tranger, â pas un forçat, â essaye de reprocher Ă un dĂ©tenu son crime ou de lâinsulter, les injures de part et dâautre nâauront pas de fin. Et quels raffinĂ©s que les forçats en ce qui concerne les injures ! Ils insultent finement, en artistes. Lâinjure Ă©tait une vraie science ; ils ne sâefforçaient pas tant dâoffenser par lâexpression que par le sens, lâesprit dâune phrase envenimĂ©e. Leurs querelles incessantes contribuaient beaucoup au dĂ©veloppement de cet art spĂ©cial. Comme ils ne travaillaient que sous la menace du bĂąton, ils Ă©taient paresseux et dĂ©pravĂ©s. Ceux qui nâĂ©taient pas encore corrompus en arrivant Ă la maison de force, sây pervertissaient bientĂŽt. RĂ©unis malgrĂ© eux, ils Ă©taient parfaitement Ă©trangers les uns aux autres. â « Le diable a usĂ© trois paires de lapti[4] avant de nous rassembler », disaient-ils. Les intrigues, les calomnies, les commĂ©rages, lâenvie, les querelles, tenaient le haut bout dans cette vie dâenfer. Pas une mĂ©chante langue nâaurait Ă©tĂ© en Ă©tat de tenir tĂȘte Ă ces meurtriers, toujours lâinjure Ă la bouche. Comme je lâai dit plus haut, parmi eux se trouvaient des hommes au caractĂšre de fer, endurcis et intrĂ©pides, habituĂ©s Ă se commander. Ceux-lĂ , on les estimait involontairement ; bien quâils fussent fort jaloux de leur renommĂ©e, ils sâefforçaient de nâobsĂ©der personne, et ne sâinsultaient jamais sans motif ; leur conduite Ă©tait en tous points pleine de dignitĂ© ; ils Ă©taient raisonnables et presque toujours obĂ©issants, non par principe ou par conscience de leurs devoirs, mais comme par une convention mutuelle entre eux et lâadministration, convention dont ils reconnaissaient tous les avantages. On agissait du reste prudemment avec eux. Je me rappelle quâun dĂ©tenu, intrĂ©pide et rĂ©solu, connu pour ses penchants de bĂȘte fauve, fut appelĂ© un jour pour ĂȘtre fouettĂ©. CâĂ©tait pendant lâĂ©tĂ© ; on ne travaillait pas. Lâadjudant, chef direct et immĂ©diat de la maison de force, Ă©tait arrivĂ© au corps de garde, qui se trouvait Ă cĂŽtĂ© de la grande porte, pour assister Ă la punition. (Ce major Ă©tait un ĂȘtre fatal pour les dĂ©tenus, quâil avait rĂ©duits Ă trembler devant lui. SĂ©vĂšre Ă en devenir insensĂ©, il se « jetait » sur eux, disaient-ils ; mais câĂ©tait surtout son regard, aussi pĂ©nĂ©trant que celui du lynx, que lâon craignait. Il Ă©tait impossible de rien lui dissimuler. Il voyait, pour ainsi dire, sans mĂȘme regarder. En entrant dans la prison, il savait dĂ©jĂ ce qui se faisait Ă lâautre bout de lâenceinte ; aussi les forçats lâappelaient-ils « lâhomme aux huit yeux ». Son systĂšme Ă©tait mauvais, car il ne parvenait quâĂ irriter des gens dĂ©jĂ irascibles ; sans le commandant, homme bien Ă©levĂ© et raisonnable, qui modĂ©rait les sorties sauvages du major, celui-ci aurait causĂ© de grands malheurs par sa mauvaise administration. Je ne comprends pas comment il put prendre sa retraite sain et sauf ; il est vrai quâil quitta le service aprĂšs quâil eut Ă©tĂ© mis en jugement.) Le dĂ©tenu blĂȘmit quand on lâappela. Dâordinaire, il se couchait courageusement et sans profĂ©rer un mot, pour recevoir les terribles verges, aprĂšs quoi, il se relevait en se secouant. Il supportait ce malheur froidement, en philosophe. Il est vrai quâon ne le punissait quâĂ bon escient, et avec toutes sortes de prĂ©cautions. Mais cette fois, il sâestimait innocent. Il blĂȘmit, et tout en sâapprochant doucement de lâescorte de soldats, il rĂ©ussit Ă cacher dans sa manche un tranchet de cordonnier. Il Ă©tait pourtant sĂ©vĂšrement dĂ©fendu aux dĂ©tenus dâavoir des instruments tranchants, des couteaux, etc. Les perquisitions Ă©taient frĂ©quentes, inattendues et des plus minutieuses ; toutes les infractions Ă cette rĂšgle Ă©taient sĂ©vĂšrement punies ; mais comme il est difficile dâenlever Ă un criminel ce quâil veut cacher, et que, du reste, des instruments tranchants se trouvaient nĂ©cessairement dans la prison, ils nâĂ©taient jamais dĂ©truits. Si lâon parvenait Ă les ravir aux forçats, ceux-ci sâen procuraient bien vite de nouveaux. Tous les dĂ©tenus se jetĂšrent contre la palissade, le cĆur palpitant, pour regarder Ă travers les fentes. On savait que cette fois-ci, PĂ©trof refuserait de se laisser fustiger et que la fin du major Ă©tait venue. Mais au moment dĂ©cisif, ce dernier monta dans sa voiture et partit, confiant le commandement de lâexĂ©cution Ă un officier subalterne : « Dieu lâa sauvĂ© ! » dirent plus tard les forçats. Quant Ă PĂ©trof, il subit tranquillement sa punition ; une fois le major parti, sa colĂšre Ă©tait tombĂ©e. Le dĂ©tenu est soumis et obĂ©issant jusquâĂ un certain point, mais il y a une limite quâil ne faut pas dĂ©passer. Rien nâest plus curieux que ces Ă©tranges boutades dâemportement et de dĂ©sobĂ©issance. Souvent un homme qui supporte pendant plusieurs annĂ©es les chĂątiments les plus cruels, se rĂ©volte pour une bagatelle, pour un rien. On pourrait mĂȘme dire que câest un fou⊠Câest du reste ce que lâon fait. Jâai dĂ©jĂ dit que pendant plusieurs annĂ©es je nâai pas remarquĂ© le moindre signe de repentance, pas le plus petit malaise du crime commis, et que la plupart des forçats sâestimaient dans leur for intĂ©rieur en droit dâagir comme bon leur semblait. Certainement la vanitĂ©, les mauvais exemples, la vantardise ou la fausse honte y Ă©taient pour beaucoup. Dâautre part, qui peut dire avoir sondĂ© la profondeur de ces cĆurs livrĂ©s Ă la perdition et les avoir trouvĂ©s fermĂ©s Ă toute lumiĂšre ? Enfin il semble que durant tant dâannĂ©es, jâeusse dĂ» saisir quelque indice, fĂ»t-ce le plus fugitif, dâun regret, dâune souffrance morale. Je nâai positivement rien aperçu. On ne saurait juger le crime avec des opinions toutes faites, et sa philosophie est un peu plus compliquĂ©e quâon ne le croit. Il est avĂ©rĂ© que ni les maisons de force, ni les bagnes, ni le systĂšme des travaux forcĂ©s, ne corrigent le criminel ; ces chĂątiments ne peuvent que le punir et rassurer la sociĂ©tĂ© contre les attentats quâil pourrait commettre. La rĂ©clusion et les travaux excessifs ne font que dĂ©velopper chez ces hommes une haine profonde, la soif des jouissances dĂ©fendues et une effroyable insouciance. Dâautre part, je suis certain que le cĂ©lĂšbre systĂšme cellulaire nâatteint quâun but apparent et trompeur. Il soutire du criminel toute sa force et son Ă©nergie, Ă©nerve son Ăąme quâil affaiblit et effraye, et montre enfin une momie dessĂ©chĂ©e et Ă moitiĂ© folle comme un modĂšle dâamendement et de repentir. Le criminel qui sâest rĂ©voltĂ© contre la sociĂ©tĂ©, la hait et sâestime toujours dans son droit : la sociĂ©tĂ© a tort, lui non. Nâa-t-il pas du reste subi sa condamnation ? aussi est-il absous, acquittĂ© Ă ses propres yeux. MalgrĂ© les opinions diverses, chacun reconnaĂźtra quâil y a des crimes qui partout et toujours, sous nâimporte quelle lĂ©gislation, seront indiscutablement crimes et que lâon regardera comme tels tant que lâhomme sera homme. Ce nâest quâĂ la maison de force que jâai entendu raconter, avec un rire enfantin Ă peine contenu, les forfaits les plus Ă©tranges, les plus atroces. Je nâoublierai jamais un parricide, â ci-devant noble et fonctionnaire. Il avait fait le malheur de son pĂšre. Un vrai fils prodigue. Le vieillard essayait en vain de le retenir par des remontrances sur la pente fatale oĂč il glissait. Comme il Ă©tait criblĂ© de dettes et quâon soupçonnait son pĂšre dâavoir, â outre une ferme, â de lâargent cachĂ©, il le tua pour entrer plus vite en possession de son hĂ©ritage. Ce crime ne fut dĂ©couvert quâau bout dâun mois. Pendant tout ce temps, le meurtrier, qui du reste avait informĂ© la justice de la disparition de son pĂšre, continua ses dĂ©bauches. Enfin, pendant son absence, la police dĂ©couvrit le cadavre du vieillard dans un canal dâĂ©gout recouvert de planches. La tĂȘte grise Ă©tait sĂ©parĂ©e du tronc et appuyĂ©e contre le corps, entiĂšrement habillĂ© ; sous la tĂȘte, comme par dĂ©rision, lâassassin avait glissĂ© un coussin. Le jeune homme nâavoua rien : il fut dĂ©gradĂ©, dĂ©pouillĂ© de ses privilĂšges de noblesse et envoyĂ© aux travaux forcĂ©s pour vingt ans. Aussi longtemps que je lâai connu, je lâai toujours vu dâhumeur trĂšs-insouciante. CâĂ©tait lâhomme le plus Ă©tourdi et le plus inconsidĂ©rĂ© que jâaie rencontrĂ©, quoiquâil fĂ»t loin dâĂȘtre sot. Je ne remarquai jamais en lui une cruautĂ© excessive. Les autres dĂ©tenus le mĂ©prisaient, non pas Ă cause de son crime, dont il nâĂ©tait jamais question, mais parce quâil manquait de tenue. Il parlait quelquefois de son pĂšre. Ainsi un jour, en vantant la robuste complexion hĂ©rĂ©ditaire dans sa famille, il ajouta : « â Tenez, mon pĂšre, par exemple, jusquâĂ sa mort, nâa jamais Ă©tĂ© malade. » Une insensibilitĂ© animale portĂ©e Ă un aussi haut degrĂ© semble impossible : elle est par trop phĂ©nomĂ©nale. Il devait y avoir lĂ un dĂ©faut organique, une monstruositĂ© physique et morale inconnue jusquâĂ prĂ©sent Ă la science, et non un simple dĂ©lit. Je ne croyais naturellement pas Ă un crime aussi atroce, mais des gens de la mĂȘme ville qu...
