Souvenirs de la maison des morts
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Souvenirs de la maison des morts

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Souvenirs de la maison des morts

About this book

Souvenirs de la maison des morts was written in the year 1863 by Fyodor Mikhailovich Dostoyevsky. This book is one of the most popular novels of Fyodor Mikhailovich Dostoyevsky, and has been translated into several other languages around the world.

This book is published by Booklassic which brings young readers closer to classic literature globally.

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Information

Partie 1

Chapitre 1 La maison des morts

Notre maison de force se trouvait Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la citadelle, derriĂšre le rempart. Si l’on regarde par les fentes de la palissade, espĂ©rant voir quelque chose, — on n’aperçoit qu’un petit coin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandes herbes de la steppe. Nuit et jour, des sentinelles s’y promĂšnent en long et en large ; on se dit alors que des annĂ©es entiĂšres s’écouleront et que l’on verra, par la mĂȘme fente de palissade, toujours le mĂȘme rempart, toujours les mĂȘmes sentinelles et le mĂȘme petit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve au-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre. ReprĂ©sentez-vous une grande cour, longue de deux cents pas et large de cent cinquante, enceinte d’une palissade hexagonale irrĂ©guliĂšre, formĂ©e de pieux Ă©tançonnĂ©s et profondĂ©ment enfoncĂ©s en terre : voilĂ  l’enceinte extĂ©rieure de la maison de force. D’un cĂŽtĂ© de la palissade est construite une grande porte, solide et toujours fermĂ©e, que gardent constamment des factionnaires, et qui ne s’ouvre que quand les condamnĂ©s vont au travail. DerriĂšre cette porte se trouvaient la lumiĂšre, la libertĂ© ; lĂ  vivaient des gens libres. En deçà de lapalissade on se reprĂ©sentait ce monde merveilleux, fantastique comme un conte de fĂ©es : il n’en Ă©tait pas de mĂȘme du nĂŽtre, — tout particulier, car il ne ressemblait Ă  rien ; il avait ses mƓurs, son costume, ses lois spĂ©ciales : c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes Ă  part. C’est ce coin que j’entreprends de dĂ©crire.
Quand on pĂ©nĂštre dans l’enceinte, on voit quelques bĂątiments. De chaque cĂŽtĂ© d’une cour trĂšs-vaste s’étendent deux constructions de bois, faites de troncs Ă©quarris et Ă  un seul Ă©tage : ce sont les casernes des forçats. On y parque les dĂ©tenus, divisĂ©s en plusieurs catĂ©gories. Au fond de l’enceinte on aperçoit encore une maison, la cuisine, divisĂ©e en deux chambrĂ©es (artel[1]) ; plus loin encore se trouve une autre construction qui sert tout Ă  la fois de cave, de hangar et de grenier. Le centre de l’enceinte, complĂštement nu, forme une place assez vaste. C’est lĂ  que les dĂ©tenus se mettent en rang. On y fait la vĂ©rification et l’appel trois fois par jour : le matin, Ă  midi et le soir, et plusieurs fois encore dans la journĂ©e, si les soldats de garde sont dĂ©fiants et habiles Ă  compter. Tout autour, entre la palissade et les constructions, il reste une assez grande surface libre oĂč quelques dĂ©tenus misanthropes ou de caractĂšre sombre aiment Ă  se promener, quand on ne travaille pas : ils ruminent lĂ , Ă  l’abri de tous les regards, leurs pensĂ©es favorites. Lorsque je les rencontrais pendant ces promenades, j’aimais Ă  regarder leurs visages tristes et stigmatisĂ©s, et Ă  deviner leurs pensĂ©es. Un des forçats avait pour occupation favorite, dans les moments de libertĂ© que nous laissaient les travaux, de compter les pieux de la palissade. Il y en avait quinze cents, il les avait tous comptĂ©s et les connaissait mĂȘme par cƓur. Chacun d’eux reprĂ©sentait un jour de rĂ©clusion : il dĂ©comptait quotidiennement un pieu et pouvait, de cette façon, connaĂźtre exactement le nombre de jours qu’il devait encore passer dans la maison de force. Il Ă©tait sincĂšrement heureux quand il avait achevĂ© un des cĂŽtĂ©s de l’hexagone : et pourtant, il devait attendre sa libĂ©ration pendant de longues annĂ©es ; mais on apprend la patience Ă  la maison de force. Je vis un jour un dĂ©tenu qui avait subi sa condamnation et que l’on mettait en libertĂ©, prendra congĂ© de ses camarades. Il avait Ă©tĂ© vingt ans aux travaux forcĂ©s. Plus d’un forçat se souvenait de l’avoir vu arriver jeune, insouciant, ne pensant ni Ă  son crime ni au chĂątiment : c’était maintenant un vieillard Ă  cheveux gris, au visage triste et morose. Il fit en silence le tour de nos six casernes. En entrant dans chacune d’elles, il priait devant l’image sainte, saluait profondĂ©ment ses camarades, en les priant de ne pas garder un mauvais souvenir de lui. Je me rappelle aussi qu’un soir on appela vers la porte d’entrĂ©e un dĂ©tenu qui avait Ă©tĂ© dans le temps un paysan sibĂ©rien fort aisĂ©. Six mois auparavant, il avait reçu la nouvelle que sa femme s’était remariĂ©e, ce qui l’avait fort attristĂ©. Ce soir-lĂ , elle Ă©tait venue Ă  la prison, l’avait fait appeler pour lui donner une aumĂŽne. Ils s’entretinrent deux minutes, pleurĂšrent tous deux et se sĂ©parĂšrent pour ne plus se revoir. Je vis l’expression du visage de ce dĂ©tenu quand il rentra dans la caserne
 LĂ , en vĂ©ritĂ©, on peut apprendre Ă  tout supporter. Quand le crĂ©puscule commençait, on nous faisait rentrer dans la caserne, oĂč l’on nous enfermait pour toute la nuit. Il m’était toujours pĂ©nible de quitter la cour pour la caserne. Qu’on se figure une longue chambre, basse et Ă©touffante, Ă©clairĂ©e Ă  peine par des chandelles et dans laquelle traĂźnait une odeur lourde et nausĂ©abonde. Je ne puis comprendre maintenant comment j’y ai vĂ©cu dix ans entiers. Mon lit de camp se composait de trois planches : c’était toute la place dont je pouvais disposer. Dans une seule chambre on parquait plus de trente hommes. C’était surtout en hiver qu’on nous enfermait de bonne heure ; il fallait attendre quatre heures au moins avant que tout le monde fĂ»t endormi, aussi Ă©tait-ce un tumulte, un vacarme de rires, de jurons, de chaĂźnes qui sonnaient, une vapeur infecte, une fumĂ©e Ă©paisse, un brouhaha de tĂȘtes rasĂ©es, de fronts stigmatisĂ©s, d’habits en lambeaux, tout cela encanaillĂ©, dĂ©goĂ»tant ; oui, l’homme est un animal vivace ! on pourrait le dĂ©finir : un ĂȘtre qui s’habitue Ă  tout, et ce serait peut-ĂȘtre lĂ  la meilleure dĂ©finition qu’on en ait donnĂ©e. Nous Ă©tions en tout deux cent cinquante dans la maison de force. Ce nombre Ă©tait presque invariable, car lorsque les uns avaient subi leur peine, d’autres criminels arrivaient, il en mourait aussi. Et il y avait lĂ  toute sorte de gens. Je crois que chaque gouvernement, chaque contrĂ©e de la Russie avait fourni son reprĂ©sentant. Il y avait des Ă©trangers et mĂȘme des montagnards du Caucase. Tout ce monde se divisait en catĂ©gories diffĂ©rentes, suivant l’importance du crime et par consĂ©quent la durĂ©e du chĂątiment. Chaque crime, quel qu’il soit, y Ă©tait reprĂ©sentĂ©. La population de la maison de force Ă©tait composĂ©e en majeure partie de dĂ©portĂ©s aux travaux forcĂ©s de la catĂ©gorie civile (fortement condamnĂ©s, comme disaient les dĂ©tenus). C’étaient des criminels privĂ©s de tous leurs droits civils, membres rĂ©prouvĂ©s de la sociĂ©tĂ©, vomis par elle, et dont le visage marquĂ© au fer devait Ă©ternellement tĂ©moigner de leur opprobre. Ils Ă©taient incarcĂ©rĂ©s dans la maison de force pour un laps de temps qui variait de huit Ă  douze ans ; Ă  l’expiration de leur peine, on les envoyait dans un canton sibĂ©rien en qualitĂ© de colons. Quant aux criminels de la section militaire, ils n’étaient pas privĂ©s de leurs droits civils, — c’est ce qui a lieu d’ordinaire dans les compagnies de discipline russes, — et n’étaient envoyĂ©s que pour un temps relativement court. Une fois leur condamnation purgĂ©e, ils retournaient Ă  l’endroit d’oĂč ils Ă©taient venus, et entraient comme soldats dans les bataillons de ligne sibĂ©riens[2]. Beaucoup d’entre eux nous revenaient bientĂŽt pour des crimes graves, seulement ce n’était plus pour un petit nombre d’annĂ©es, mais pour vingt ans au moins ; ils faisaient alors partie d’une section qui se nommait « Ă  perpĂ©tuitĂ© ». NĂ©anmoins, les perpĂ©tuels n’étaient pas privĂ©s de leurs droits. Il existait encore une section assez nombreuse, composĂ©e des pires malfaiteurs, presque tous vĂ©tĂ©rans du crime, et qu’on appelait la « section particuliĂšre ». On envoyait lĂ  des condamnĂ©s de toutes les Russies. Ils se regardaient Ă  bon droit comme dĂ©tenus Ă  perpĂ©tuitĂ©, car le terme de leur rĂ©clusion n’avait pas Ă©tĂ© indiquĂ©. La loi exigeait qu’on leur donnĂąt des tĂąches doubles et triples. Ils restĂšrent dans la prison jusqu’à ce qu’on entreprit en SibĂ©rie les travaux de force les plus pĂ©nibles. « Vous n’ĂȘtes ici que pour un temps fixe, disaient-ils aux autres forçats ; nous, au contraire, nous y sommes pour toute notre vie. » J’ai entendu dire plus tard que cette section a Ă©tĂ© abolie. On a Ă©loignĂ© en mĂȘme temps les condamnĂ©s civils, pour ne conserver que les condamnĂ©s militaires que l’on organisa en compagnie de discipline unique. L’administration a naturellement Ă©tĂ© changĂ©e. Je dĂ©cris, par consĂ©quent, les pratiques d’un autre temps et des choses abolies depuis longtemps
 Oui, il y a longtemps de cela ; il me semble mĂȘme que c’est un rĂȘve, Je me souviens de mon entrĂ©e Ă  la maison de force, un soir de dĂ©cembre, Ă  la nuit tombante. Les forçats revenaient des travaux : on se prĂ©parait Ă  la vĂ©rification. Un sous-officier moustachu m’ouvrit la porte de cette maison Ă©trange oĂč je devais rester tant d’annĂ©es, endurer tant d’émotions dont je ne pourrais me faire une idĂ©e mĂȘme approximative si je ne les avais pas ressenties. Ainsi, par exemple, aurais-je jamais pu m’imaginer la souffrance poignante et terrible qu’il y a Ă  ne jamais ĂȘtre seul mĂȘme une minute pendant dix ans ? Au travail sous escorte, Ă  la caserne en compagnie de deux cents camarades, jamais seul, jamais ! Du reste, il fallait que je m’y fisse. Il y avait lĂ  des meurtriers par imprudence, des meurtriers de mĂ©tier, des brigands et des chefs de brigands, de simples filous, maĂźtres dans l’industrie de trouver de l’argent dans la poche des passants ou d’enlever n’importe quoi sur une table. Il aurait pourtant Ă©tĂ© difficile de dire pourquoi et comment certains dĂ©tenus se trouvaient Ă  la maison de force. Chacun d’eux avait son histoire, confuse et lourde, pĂ©nible comme un lendemain d’ivresse. Les forçats parlaient gĂ©nĂ©ralement fort peu de leur passĂ©, qu’ils n’aimaient pas Ă  raconter ; ils s’efforçaient mĂȘme de n’y plus penser. Parmi mes camarades de chaĂźne j’ai connu des meurtriers qui Ă©taient si gais et si insouciants qu’on pouvait parier Ă  coup sĂ»r que jamais leur conscience ne leur avait fait le moindre-reproche ; mais il y avait aussi des visages sombres, presque toujours silencieux. Il Ă©tait bien rare que quelqu’un racontĂąt son histoire, car cette curiositĂ©-lĂ  n’était pas Ă  la mode, n’était pas d’usage ; disons d’un seul mot que cela n’était pas reçu. Il arrivait pourtant de loin en loin que par dĂ©sƓuvrement un dĂ©tenu racontĂąt sa vie Ă  un autre forçat qui l’écoutait froidement. Personne, Ă  vrai dire, n’aurait pu Ă©tonner son voisin. « Nous ne sommes pas des ignorants, nous autres ! » disaient-ils souvent avec une suffisance cynique. Je me souviens qu’un jour un brigand ivre (on pouvait s’enivrer quelquefois aux travaux forcĂ©s) raconta comment il avait tuĂ© et tailladĂ© un enfant de cinq ans : il l’avait d’abord attirĂ© avec un joujou, puis il l’avait emmenĂ© dans un hangar oĂč il l’avait dĂ©pecĂ©. La caserne tout entiĂšre, qui, d’ordinaire, riait de ses plaisanteries, poussa un cri unanime ; le brigand fut obligĂ© de se taire. Si les forçats l’avaient interrompu, ce n’était nullement parce que son rĂ©cit avait excitĂ© leur indignation, mais parce qu’il n’était pas reçu de parler de cela. Je dois dire ici que les dĂ©tenus avaient un certain degrĂ© d’instruction. La moitiĂ© d’entre eux, — si ce n’est plus, — savaient lire et Ă©crire. OĂč trouvera-t-on, en Russie, dans n’importe quel groupe populaire, deux cent cinquante hommes sachant lire et Ă©crire ? Plus tard, j’ai entendu dire et mĂȘme conclure, grĂące Ă  ces donnĂ©es, que l’instruction dĂ©moralisait le peuple. C’est une erreur : l’instruction est tout Ă  fait Ă©trangĂšre Ă  cette dĂ©cadence morale. Il faut nĂ©anmoins convenir qu’elle dĂ©veloppa l’esprit de rĂ©solution dans le peuple, mais c’est loin d’ĂȘtre un dĂ©faut. — Chaque section avait un costume diffĂ©rent : l’une portait une veste de drap moitiĂ© brune, moitiĂ© grise, et un pantalon dont un canon Ă©tait brun, l’autre gris. Un jour, comme nous Ă©tions au travail, une petite fille qui vendait des navettes de pain blanc (kalatchi) s’approcha des forçats ; elle me regarda longtemps, puis Ă©clata de rire : — « Fi ! comme ils sont laids ! s’écria-t-elle. Ils n’ont pas mĂȘme eu assez de drap gris ou de drap brun pour faire leurs habits. » D’autres forçats portaient une veste de drap gris uni, mais dont les manches Ă©taient brunes. On rasait aussi les tĂȘtes de diffĂ©rentes façons ; le crĂąne Ă©tait mis Ă  nu tantĂŽt en long, tantĂŽt en large, de la nuque au front ou d’une oreille Ă  l’autre. Cette Ă©trange famille avait un air de ressemblance prononcĂ© que l’on distinguait du premier coup d’Ɠil ; mĂȘme les personnalitĂ©s les plus saillantes, celles qui dominaient involontairement les autres forçats, s’efforçaient de prendre le ton gĂ©nĂ©ral de la maison. Tous les dĂ©tenus, — Ă  l’exception de quelques-uns qui jouissaient d’une gaietĂ© inĂ©puisable et qui, par cela mĂȘme, s’attiraient le mĂ©pris gĂ©nĂ©ral, — tous les dĂ©tenus Ă©taient moroses, envieux, effroyablement vaniteux, prĂ©somptueux, susceptibles et formalistes Ă  l’excĂšs. Ne s’étonner de rien Ă©tait Ă  leurs yeux une qualitĂ© primordiale, aussi se prĂ©occupaient-ils fort d’avoir de la tenue. Mais souvent l’apparence la plus hautaine faisait place, avec la rapiditĂ© de l’éclair, Ă  une plate lĂąchetĂ©. Pourtant il y avait quelques hommes vraiment forts : ceux-lĂ  Ă©taient naturels et sincĂšres, mais, chose Ă©trange ! ils Ă©taient le plus souvent d’une vanitĂ© excessive et maladive. C’était toujours la vanitĂ© qui Ă©tait au premier plan. La majoritĂ© des dĂ©tenus Ă©tait dĂ©pravĂ©e et pervertie, aussi les calomnies et les commĂ©rages pleuvaient-ils comme grĂȘle. C’était un enfer, une damnation que notre vie, mais personne n’aurait osĂ© s’élever contre les rĂšglements intĂ©rieurs de la prison et contre les habitudes reçues ; aussi s’y soumettait-on bon grĂ©, mal grĂ©. Certains caractĂšres intraitables ne pliaient que difficilement, mais pliaient tout de mĂȘme. Des dĂ©tenus qui, encore libres, avaient dĂ©passĂ© toute mesure, qui, souvent poussĂ©s par leur vanitĂ© surexcitĂ©e, avaient commis des crimes affreux, inconsciemment, comme dans un dĂ©lire, et qui avaient Ă©tĂ© l’effroi de villes entiĂšres, Ă©taient matĂ©s en peu de temps par le rĂ©gime de notre prison. Le nouveau qui cherchait Ă  s’orienter remarquait bien vite qu’ici il n’étonnerait personne ; insensiblement il se soumettait, prenait le ton gĂ©nĂ©ral, une sorte de dignitĂ© personnelle dont presque chaque dĂ©tenu Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ©, absolument comme si la dĂ©nomination de forçat eĂ»t Ă©tĂ© un titre honorable. Pas le moindre signe de honte ou de repentir, du reste, mais une sorte de soumission extĂ©rieure, en quelque sorte officielle, qui raisonnait paisiblement la conduite Ă  tenir. « Nous sommes des gens perdus, disaient-ils, nous n’avons pas su vivre en libertĂ©, maintenant nous devons parcourir de toutes nos forces la rue verte[3], et nous faire compter et recompter comme des bĂȘtes. » « Tu n’as pas voulu obĂ©ir Ă  ton pĂšre et Ă  ta mĂšre, obĂ©is maintenant Ă  la peau d’ñne ! » « Qui n’a pas voulu broder, casse des pierres Ă  l’heure qu’il est. » Tout cela se disait et se rĂ©pĂ©tait souvent en guise de morale, comme des sentences et des proverbes, sans qu’on les prĂźt toutefois au sĂ©rieux. Ce n’étaient que des mots en l’air. Y en avait-il un seul qui s’avouĂąt son iniquitĂ© ? Qu’un Ă©tranger, — pas un forçat, — essaye de reprocher Ă  un dĂ©tenu son crime ou de l’insulter, les injures de part et d’autre n’auront pas de fin. Et quels raffinĂ©s que les forçats en ce qui concerne les injures ! Ils insultent finement, en artistes. L’injure Ă©tait une vraie science ; ils ne s’efforçaient pas tant d’offenser par l’expression que par le sens, l’esprit d’une phrase envenimĂ©e. Leurs querelles incessantes contribuaient beaucoup au dĂ©veloppement de cet art spĂ©cial. Comme ils ne travaillaient que sous la menace du bĂąton, ils Ă©taient paresseux et dĂ©pravĂ©s. Ceux qui n’étaient pas encore corrompus en arrivant Ă  la maison de force, s’y pervertissaient bientĂŽt. RĂ©unis malgrĂ© eux, ils Ă©taient parfaitement Ă©trangers les uns aux autres. — « Le diable a usĂ© trois paires de lapti[4] avant de nous rassembler », disaient-ils. Les intrigues, les calomnies, les commĂ©rages, l’envie, les querelles, tenaient le haut bout dans cette vie d’enfer. Pas une mĂ©chante langue n’aurait Ă©tĂ© en Ă©tat de tenir tĂȘte Ă  ces meurtriers, toujours l’injure Ă  la bouche. Comme je l’ai dit plus haut, parmi eux se trouvaient des hommes au caractĂšre de fer, endurcis et intrĂ©pides, habituĂ©s Ă  se commander. Ceux-lĂ , on les estimait involontairement ; bien qu’ils fussent fort jaloux de leur renommĂ©e, ils s’efforçaient de n’obsĂ©der personne, et ne s’insultaient jamais sans motif ; leur conduite Ă©tait en tous points pleine de dignitĂ© ; ils Ă©taient raisonnables et presque toujours obĂ©issants, non par principe ou par conscience de leurs devoirs, mais comme par une convention mutuelle entre eux et l’administration, convention dont ils reconnaissaient tous les avantages. On agissait du reste prudemment avec eux. Je me rappelle qu’un dĂ©tenu, intrĂ©pide et rĂ©solu, connu pour ses penchants de bĂȘte fauve, fut appelĂ© un jour pour ĂȘtre fouettĂ©. C’était pendant l’étĂ© ; on ne travaillait pas. L’adjudant, chef direct et immĂ©diat de la maison de force, Ă©tait arrivĂ© au corps de garde, qui se trouvait Ă  cĂŽtĂ© de la grande porte, pour assister Ă  la punition. (Ce major Ă©tait un ĂȘtre fatal pour les dĂ©tenus, qu’il avait rĂ©duits Ă  trembler devant lui. SĂ©vĂšre Ă  en devenir insensĂ©, il se « jetait » sur eux, disaient-ils ; mais c’était surtout son regard, aussi pĂ©nĂ©trant que celui du lynx, que l’on craignait. Il Ă©tait impossible de rien lui dissimuler. Il voyait, pour ainsi dire, sans mĂȘme regarder. En entrant dans la prison, il savait dĂ©jĂ  ce qui se faisait Ă  l’autre bout de l’enceinte ; aussi les forçats l’appelaient-ils « l’homme aux huit yeux ». Son systĂšme Ă©tait mauvais, car il ne parvenait qu’à irriter des gens dĂ©jĂ  irascibles ; sans le commandant, homme bien Ă©levĂ© et raisonnable, qui modĂ©rait les sorties sauvages du major, celui-ci aurait causĂ© de grands malheurs par sa mauvaise administration. Je ne comprends pas comment il put prendre sa retraite sain et sauf ; il est vrai qu’il quitta le service aprĂšs qu’il eut Ă©tĂ© mis en jugement.) Le dĂ©tenu blĂȘmit quand on l’appela. D’ordinaire, il se couchait courageusement et sans profĂ©rer un mot, pour recevoir les terribles verges, aprĂšs quoi, il se relevait en se secouant. Il supportait ce malheur froidement, en philosophe. Il est vrai qu’on ne le punissait qu’à bon escient, et avec toutes sortes de prĂ©cautions. Mais cette fois, il s’estimait innocent. Il blĂȘmit, et tout en s’approchant doucement de l’escorte de soldats, il rĂ©ussit Ă  cacher dans sa manche un tranchet de cordonnier. Il Ă©tait pourtant sĂ©vĂšrement dĂ©fendu aux dĂ©tenus d’avoir des instruments tranchants, des couteaux, etc. Les perquisitions Ă©taient frĂ©quentes, inattendues et des plus minutieuses ; toutes les infractions Ă  cette rĂšgle Ă©taient sĂ©vĂšrement punies ; mais comme il est difficile d’enlever Ă  un criminel ce qu’il veut cacher, et que, du reste, des instruments tranchants se trouvaient nĂ©cessairement dans la prison, ils n’étaient jamais dĂ©truits. Si l’on parvenait Ă  les ravir aux forçats, ceux-ci s’en procuraient bien vite de nouveaux. Tous les dĂ©tenus se jetĂšrent contre la palissade, le cƓur palpitant, pour regarder Ă  travers les fentes. On savait que cette fois-ci, PĂ©trof refuserait de se laisser fustiger et que la fin du major Ă©tait venue. Mais au moment dĂ©cisif, ce dernier monta dans sa voiture et partit, confiant le commandement de l’exĂ©cution Ă  un officier subalterne : « Dieu l’a sauvĂ© ! » dirent plus tard les forçats. Quant Ă  PĂ©trof, il subit tranquillement sa punition ; une fois le major parti, sa colĂšre Ă©tait tombĂ©e. Le dĂ©tenu est soumis et obĂ©issant jusqu’à un certain point, mais il y a une limite qu’il ne faut pas dĂ©passer. Rien n’est plus curieux que ces Ă©tranges boutades d’emportement et de dĂ©sobĂ©issance. Souvent un homme qui supporte pendant plusieurs annĂ©es les chĂątiments les plus cruels, se rĂ©volte pour une bagatelle, pour un rien. On pourrait mĂȘme dire que c’est un fou
 C’est du reste ce que l’on fait. J’ai dĂ©jĂ  dit que pendant plusieurs annĂ©es je n’ai pas remarquĂ© le moindre signe de repentance, pas le plus petit malaise du crime commis, et que la plupart des forçats s’estimaient dans leur for intĂ©rieur en droit d’agir comme bon leur semblait. Certainement la vanitĂ©, les mauvais exemples, la vantardise ou la fausse honte y Ă©taient pour beaucoup. D’autre part, qui peut dire avoir sondĂ© la profondeur de ces cƓurs livrĂ©s Ă  la perdition et les avoir trouvĂ©s fermĂ©s Ă  toute lumiĂšre ? Enfin il semble que durant tant d’annĂ©es, j’eusse dĂ» saisir quelque indice, fĂ»t-ce le plus fugitif, d’un regret, d’une souffrance morale. Je n’ai positivement rien aperçu. On ne saurait juger le crime avec des opinions toutes faites, et sa philosophie est un peu plus compliquĂ©e qu’on ne le croit. Il est avĂ©rĂ© que ni les maisons de force, ni les bagnes, ni le systĂšme des travaux forcĂ©s, ne corrigent le criminel ; ces chĂątiments ne peuvent que le punir et rassurer la sociĂ©tĂ© contre les attentats qu’il pourrait commettre. La rĂ©clusion et les travaux excessifs ne font que dĂ©velopper chez ces hommes une haine profonde, la soif des jouissances dĂ©fendues et une effroyable insouciance. D’autre part, je suis certain que le cĂ©lĂšbre systĂšme cellulaire n’atteint qu’un but apparent et trompeur. Il soutire du criminel toute sa force et son Ă©nergie, Ă©nerve son Ăąme qu’il affaiblit et effraye, et montre enfin une momie dessĂ©chĂ©e et Ă  moitiĂ© folle comme un modĂšle d’amendement et de repentir. Le criminel qui s’est rĂ©voltĂ© contre la sociĂ©tĂ©, la hait et s’estime toujours dans son droit : la sociĂ©tĂ© a tort, lui non. N’a-t-il pas du reste subi sa condamnation ? aussi est-il absous, acquittĂ© Ă  ses propres yeux. MalgrĂ© les opinions diverses, chacun reconnaĂźtra qu’il y a des crimes qui partout et toujours, sous n’importe quelle lĂ©gislation, seront indiscutablement crimes et que l’on regardera comme tels tant que l’homme sera homme. Ce n’est qu’à la maison de force que j’ai entendu raconter, avec un rire enfantin Ă  peine contenu, les forfaits les plus Ă©tranges, les plus atroces. Je n’oublierai jamais un parricide, — ci-devant noble et fonctionnaire. Il avait fait le malheur de son pĂšre. Un vrai fils prodigue. Le vieillard essayait en vain de le retenir par des remontrances sur la pente fatale oĂč il glissait. Comme il Ă©tait criblĂ© de dettes et qu’on soupçonnait son pĂšre d’avoir, — outre une ferme, — de l’argent cachĂ©, il le tua pour entrer plus vite en possession de son hĂ©ritage. Ce crime ne fut dĂ©couvert qu’au bout d’un mois. Pendant tout ce temps, le meurtrier, qui du reste avait informĂ© la justice de la disparition de son pĂšre, continua ses dĂ©bauches. Enfin, pendant son absence, la police dĂ©couvrit le cadavre du vieillard dans un canal d’égout recouvert de planches. La tĂȘte grise Ă©tait sĂ©parĂ©e du tronc et appuyĂ©e contre le corps, entiĂšrement habillĂ© ; sous la tĂȘte, comme par dĂ©rision, l’assassin avait glissĂ© un coussin. Le jeune homme n’avoua rien : il fut dĂ©gradĂ©, dĂ©pouillĂ© de ses privilĂšges de noblesse et envoyĂ© aux travaux forcĂ©s pour vingt ans. Aussi longtemps que je l’ai connu, je l’ai toujours vu d’humeur trĂšs-insouciante. C’était l’homme le plus Ă©tourdi et le plus inconsidĂ©rĂ© que j’aie rencontrĂ©, quoiqu’il fĂ»t loin d’ĂȘtre sot. Je ne remarquai jamais en lui une cruautĂ© excessive. Les autres dĂ©tenus le mĂ©prisaient, non pas Ă  cause de son crime, dont il n’était jamais question, mais parce qu’il manquait de tenue. Il parlait quelquefois de son pĂšre. Ainsi un jour, en vantant la robuste complexion hĂ©rĂ©ditaire dans sa famille, il ajouta : « — Tenez, mon pĂšre, par exemple, jusqu’à sa mort, n’a jamais Ă©tĂ© malade. » Une insensibilitĂ© animale portĂ©e Ă  un aussi haut degrĂ© semble impossible : elle est par trop phĂ©nomĂ©nale. Il devait y avoir lĂ  un dĂ©faut organique, une monstruositĂ© physique et morale inconnue jusqu’à prĂ©sent Ă  la science, et non un simple dĂ©lit. Je ne croyais naturellement pas Ă  un crime aussi atroce, mais des gens de la mĂȘme ville qu...

Table of contents

  1. Titre
  2. Avertissement
  3. Partie 1
  4. Partie 2
  5. Notes de bas de page