Cet homme, on pouvait s’en apercevoir
maintenant, était d’une stature admirablement proportionnée, plus
puissante qu’élevée. Il détacha le cordon de soie qui retenait son
kefieh sur sa tête et le rejeta en arrière, découvrant
ainsi son visage énergique, presque aussi noir que celui d’un
nègre. Son nez aquilin, les coins légèrement relevés de ses yeux,
son front large et bas, entouré d’une profusion de cheveux aux
reflets métalliques, retombant en tresses nombreuses sur ses
épaules, trahissaient son origine. Tels devaient avoir été les
Pharaons et les Ptolémées, tel aussi Mizraïm, le fondateur de la
race égyptienne. Il portait une chemise de coton blanc aux manches
étroites, sur laquelle il avait jeté un manteau de laine ; ses
pieds étaient chaussés de sandales, assujetties par de longues
courroies. Il était absolument sans armes, chose étrange pour un
voyageur traversant le désert, hanté par les bêtes fauves et par
des hommes plus féroces qu’elles. Il fallait donc qu’il eût en vue
une mission pacifique, qu’il fût exceptionnellement brave, ou
peut-être qu’il se sentît l’objet d’une protection toute spéciale.
Il fit plusieurs fois le tour de son fidèle serviteur, frappant ses
mains l’une contre l’autre, et ses pieds sur le sol, pour les
dégourdir après ces longues heures d’immobilité, et souvent il
s’arrêtait pour interroger l’espace, en abritant ses yeux sous sa
main. Évidemment, il avait donné rendez-vous, en cet endroit perdu,
à quelqu’un qui tardait à paraître, mais sur lequel il comptait, Ã
en juger par les préparatifs auxquels il se livrait.
Il prit dans la litière une gourde pleine
d’eau et une éponge, avec laquelle il lava les yeux et les narines
du chameau, après quoi il dressa sur le sable une tente, au fond de
laquelle il étendit un tapis. Cela fait, il examina, une fois
encore, la plaine sans limites, au milieu de laquelle il se
trouvait. Mais à l’exception d’un chacal, galopant au loin, et d’un
aigle qui dirigeait son vol vers le golfe d’Akaba, aucun être
vivant ne se dessinait sur le sable blanc, ni sur le ciel bleu.
Il se tourna vers le chameau, en disant à voix
basse : « Nous sommes bien loin du lieu de notre demeure,
ô coursier plus rapide que les vents, mais Dieu est avec nous.
Sachons être patients. » Puis il suspendit au cou de l’animal
un sac de toile, plein de fèves. Et toujours il épiait l’océan de
sable, sur lequel les rayons du soleil tombaient verticalement.
« Ils viendront, disait-il avec calme. Celui qui me guidait
les guide également. »
Il tira d’une corbeille en osier, déposée dans
une des poches de la litière, trois assiettes en fibres de palmier,
du vin, renfermé dans de petites outres, du mouton séché et fumé,
des grenades de Syrie, des dattes d’El Shelebi, du fromage, du
pain. Il disposa le tout sur un tapis qui garnissait le fond de la
tente, puis il plaça à côté des provisions trois de ces serviettes
de soie dont se servent les Orientaux de distinction, pour se
couvrir les genoux durant les repas.
Tout était prêt maintenant et il sortit de la
tente. Ah ! là -bas, à l’orient, un point noir venait de
paraître ! Les pieds comme rivés au sol, les yeux dilatés, il
semblait se trouver en face d’une chose surnaturelle. Le point
grandissait, il prenait une forme. Bientôt, il distingua clairement
un dromadaire blanc, absolument semblable au sien et portant sur
son dos la litière de voyage des Indous. Alors l’Égyptien croisa
ses mains sur sa poitrine, et leva les yeux vers le ciel en
s’écriant : « Dieu seul est grand ! »
L’étranger approchait, enfin il s’arrêta. Lui
aussi semblait sortir d’un rêve. Il vit le chameau agenouillé, la
tente dressée, l’homme debout à sa porte, dans l’attitude de
l’adoration, et lui-même, baissant la tête, pria silencieusement,
après quoi il mit pied à terre et s’avança vers l’Égyptien, qui
venait à sa rencontre. Ils se regardèrent un instant, puis, chacun
d’eux passa son bras droit sur l’épaule de l’autre et ils
s’embrassèrent.
– La paix soit avec toi, ô serviteur du
vrai Dieu ! dit l’étranger.
– Et avec toi, ô frère en la vraie
foi ! Sois le bienvenu, répondit l’Égyptien.
Le nouveau venu était grand et maigre. Il
avait un visage émacié, des cheveux comme sa barbe, des yeux
enfoncés, un teint bronzé. Lui aussi était sans armes. Il portait
le costume de l’Indoustan. Un châle s’enroulait en turban autour de
sa tête, ses vêtements ressemblaient à ceux de l’Égyptien, mais son
manteau était plus court et laissait passer de larges manches
flottantes, serrées aux poignets. Ses pieds étaient chaussés de
pantoufles rouges, aux pointes relevées, la seule chose, dans son
costume, qui ne fût pas blanche. Il semblait être la
personnification de Vinistra, le plus grand des héros de l’Iliade
de l’Orient, la dévotion incarnée.
– Dieu seul est grand !
s’écria-t-il, quand ils eurent fini de s’embrasser.
– Bénis soient ceux qui le servent !
répondit l’Égyptien. Voici, celui que nous attendons encore
approche.
Et, les yeux tournés vers le nord, ils
regardaient un dromadaire blanc, qui se dirigeait vers eux, avec un
balancement de navire. Debout à côté l’un de l’autre, ils
attendirent jusqu’au moment où le nouvel arrivant, quittant son
coursier, vint à eux pour les saluer.
– La paix soit avec toi, ô mon
frère ! dit-il en embrassant l’Indou, et l’Indou
répondit : « La volonté de Dieu soit
faite ! »
Le dernier arrivé ne ressemblait pas à ses
amis. Il était plus finement membré qu’eux, il avait la peau
blanche, ses cheveux clairs et bouclés formaient une auréole autour
de sa tête, petite, mais belle. Ses yeux bleus foncés
réfléchissaient une âme tendre et délicate, une nature à la fois
douce et brave. Il semblait ne posséder ni coiffure, ni armes. Sous
les plis d’une couverture de Tyr, qu’il portait avec une grâce
inconsciente, apparaissait une tunique sans manches, retenue à la
taille par une ceinture et qui laissait libres le cou, les bras et
les jambes ; des sandales protégeaient ses pieds. Cinquante
années, peut-être davantage, avaient passé sur lui, sans effets
apparents, si ce n’est qu’elles avaient empreint ses manières de
gravité et donné du poids à sa parole. Si lui-même ne venait pas
d’Athènes, ses ancêtres, certainement, devaient en être.
Quand il eut fini de saluer l’Égyptien,
celui-ci dit d’une voix émue : « C’est moi que l’Esprit a
fait arriver ici le premier, j’en conclus qu’il m’a choisi pour
être le serviteur de mes frères. La tente est dressée, le pain prêt
à être rompu. Laissez-moi remplir les devoirs de ma charge. »
Et les prenant par la main, il les introduisit dans la tente,
enleva leurs chaussures et lava leurs pieds, puis il versa de l’eau
sur leurs mains et les essuya avec un linge. Ayant ensuite lavé ses
mains, il dit : « Mangeons maintenant, afin de reprendre
des forces pour accomplir notre tâche. Pendant notre repas, nous
nous raconterons les uns aux autres qui nous sommes, d’où nous
venons, comment nous avons été appelés. »
Il les fit asseoir en face l’un de l’autre.
Simultanément leurs têtes s’inclinèrent, leurs mains se croisèrent
et, tous ensemble, ils rendirent grâce à haute voix.
« Père de tout ce qui vit – Dieu !
ce que nous avons ici vient de toi ; reçois nos hommages et
bénis-nous, afin que nous puissions continuer à faire ta
volonté. »
Ils se regardèrent avec étonnement, quand ils
se furent tus ; chacun d’eux avait parlé dans sa propre langue
et pourtant ils s’étaient compris. Leurs âmes tressaillirent
d’émotion, car ce miracle leur prouvait qu’ils se trouvaient en la
présence de Dieu.