Le premier jet de lumiĂšre qui convertit en une
clarté brillante les ténÚbres dont paraissait enveloppée
lâapparition de lâimmortel Pickwick sur lâhorizon du monde savant,
la premiĂšre mention officielle de cet homme prodigieux, se trouve
dans les statuts insérés parmi les procÚs-verbaux du Pickwick-Club.
LâĂ©diteur du prĂ©sent ouvrage est heureux de pouvoir les mettre sous
les yeux de ses lecteurs, comme une preuve de lâattention
scrupuleuse, de lâinfatigable assiduitĂ©, de la sagacitĂ©
investigatrice, avec lesquelles il a conduit ses recherches, au
sein des nombreux documents confiés à ses soins.
« Séance du 12 mai 1831, présidée par
Joseph Smiggers, Esq. V.P.P.M.P.C.[1] a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© ce quâil suit Ă
lâunanimitĂ©.
« LâASSOCIATION a entendu lire avec un
sentiment de satisfaction sans mélange et avec une approbation
absolue, les papiers communiqués par Samuël Pickwick, Esq.
P.P.M.P.C.[2], et
intitulés Recherches sur les sources des étangs de Hampstead,
suivies de quelques observations sur la théorie des
tĂȘtards.
« LâASSOCIATION en offre ses remercĂźments
les plus sincÚres audit Samuël Pickwick, Esq. P.P.M.P.C.
« LâASSOCIATION, tout en apprĂ©ciant au
plus haut degré les avantages que la science doit retirer des
ouvrages susmentionnés, aussi bien que des infatigables recherches
de Samuël Pickwick dans Hornsey, Highgate, Brixton et
Camberwell[3], ne peut
sâempĂȘcher de reconnaĂźtre les inapprĂ©ciables rĂ©sultats dont on
pourrait se flatter pour la diffusion des connaissances utiles, et
pour le perfectionnement de lâinstruction, si les travaux de cet
homme illustre avaient lieu sur une plus vaste échelle,
câest-Ă -dire si ses voyages Ă©taient plus Ă©tendus, aussi bien que la
sphĂšre de ses observations.
« Dans ce but, lâASSOCIATION a pris en
sérieuse considération une proposition émanant du susdit Samuël
Pickwick, Esq. P. P.M.P.C., et de trois autres pickwickiens
ci-aprÚs nommés, et tendant à former une nouvelle branche de
pickwickiens-unis, sous le titre de Société correspondante
du Pickwick-Club.
« Ladite proposition ayant été approuvée
et sanctionnĂ©e par lâASSOCIATION,
« La Société correspondante du
Pickwick-Club est par les présentes constituée ; Samuël
Pickwick, Esq. P.P.M.P.C., Auguste Snodgrass, Esq. M.P.C., Tracy
Tupman, Esq. M.P. C., et Nathaniel Winkle, Esq. M.P.C., sont
également, par les présentes, choisis et nommés membres de ladite
SociĂ©tĂ© correspondante, et chargĂ©s dâadresser de temps en
temps Ă lâASSOCIATION DU PICKWICK-CLUB, Ă Londres, des dĂ©tails
authentiques sur leurs voyages et leurs investigations ; leurs
observations sur les caractĂšres et sur les mĆurs ; toutes
leurs aventures enfin, aussi bien que les récits et autres
opuscules auxquels pourraient donner lieu les scĂšnes locales, ou
les souvenirs qui sây rattachent.
« LâASSOCIATION reconnaĂźt cordialement ce
principe que les membres de la Société correspondante
doivent supporter eux-mĂȘmes les dĂ©penses de leurs voyages ; et
elle ne voit aucun inconvénient à ce que les membres de ladite
sociĂ©tĂ© poursuivent leurs recherches pendant tout le temps quâil
leur plaira, pourvu que ce soit aux mĂȘmes conditions.
« Enfin les membres de la susdite société
sont par les présentes informés que leur proposition de payer le
port de leurs lettres et de leurs envois a été discutée par
lâASSOCIATIONÂ ; que lâASSOCIATION considĂšre cette offre comme
digne des grands esprits dont elle Ă©mane, et quâelle lui donne sa
complÚte approbation. »
Un observateur superficiel, ajoute le
secrétaire, dans les notes duquel nous puisons le récit
suivant ; un observateur superficiel nâaurait peut-ĂȘtre rien
trouvĂ© dâextraordinaire dans la tĂȘte chauve et dans les besicles
circulaires qui étaient invariablement tournées vers le visage du
secrĂ©taire de lâAssociation, tandis quâil lisait les statuts
ci-dessus rapportĂ©s ; mais câĂ©tait un spectacle vĂ©ritablement
remarquable pour quiconque savait que le cerveau gigantesque de
Pickwick travaillait sous ce front, et que les yeux expressifs de
Pickwick étincelaient derriÚre ces verres de lunettes. En effet
lâhomme qui avait suivi jusquâĂ leurs sources les vastes Ă©tangs de
Hampstead[4], lâhomme
qui avait remuĂ© le monde scientifique par sa thĂ©orie des tĂȘtards,
était assis là , aussi calme, aussi immuable que les eaux profondes
de ces étangs, par un jour de gelée ; ou plutÎt comme un
solitaire spĂ©cimen de ces innocents tĂȘtards dans la profondeur
caverneuse dâune jarre de terre.
Mais combien ce spectacle devint plus
intéressant, quand aux cris répétés de Pickwick !
Pickwick ! qui sâĂ©chappaient simultanĂ©ment de la bouche de
tous ses disciples, cet homme illustre se leva, plein de vie et
dâanimation, monta lentement lâescabeau rustique sur lequel il
était primitivement assis, et adressa la parole au club que
lui-mĂȘme avait fondĂ©. Quelle Ă©tude pour un artiste que cette scĂšne
attachante ! LâĂ©loquent Pickwick Ă©tait lĂ , une main
gracieusement cachĂ©e sous les pans de son habit, tandis que lâautre
sâagitait dans lâair pour donner plus de force Ă sa dĂ©clamation
chaleureuse. Sa position élevée révélait son pantalon collant et
ses guĂȘtres, auxquelles on nâaurait peut-ĂȘtre pas accordĂ© grande
attention si elles avaient revĂȘtu un autre homme, mais qui, parĂ©es,
illustrĂ©es par le contact de Pickwick, sâil est permis dâemployer
cette expression, remplissaient involontairement les spectateurs
dâun respect et dâune crainte religieuse. Il Ă©tait entourĂ© par ces
hommes de cĆur qui sâĂ©taient offerts pour partager les pĂ©rils de
ses voyages, et qui devaient partager aussi la gloire de ses
découvertes. à sa droite, siégeait Tracy Tupman, le trop
inflammable Tupman, qui, Ă la sagesse et Ă lâexpĂ©rience de lâĂąge
mĂ»r, unissait lâenthousiasme et lâardeur dâun jeune homme, dans la
plus intéressante et la plus pardonnable des faiblesses humaines,
lâamour ! â le temps et la bonne chĂšre avaient Ă©paissi sa
tournure, jadis si romantique ; son gilet de soie noire était
graduellement devenu plus arrondi, tandis que sa chaĂźne dâor
disparaissait pouce par pouce à ses propres yeux ; son large
menton débordait de plus en plus par-dessus sa cravate
blanche ; mais lâĂąme de Tupman nâavait point changé ;
lâadmiration pour le beau sexe Ă©tait toujours sa passion dominante.
â Ă gauche du maĂźtre, on voyait le poĂ©tique Snodgrass,
mystĂ©rieusement enveloppĂ© dâun manteau bleu, fourrĂ© dâune peau de
chien. AuprÚs de lui, Winkle, le chasseur, étalait complaisamment
sa veste de chasse toute neuve, sa cravate écossaise, et son étroit
pantalon de drap gris.
Le discours de M. Pickwick et les débats
qui sâĂ©levĂšrent Ă cette occasion, sont rapportĂ©s dans les
procÚs-verbaux du club. Ils offrent également une ressemblance
frappante avec les discussions des assemblées les plus
célÚbres ; et comme il est toujours curieux de comparer les
faits et gestes des grands hommes, nous allons transcrire le
procÚs-verbal de cette séance mémorable.
« M. Pickwick fait observer, dit le
secrĂ©taire, que la gloire est chĂšre au cĆur de tous les hommes. La
gloire poĂ©tique est chĂšre au cĆur de son ami Snodgrass ; la
gloire des conquĂȘtes est Ă©galement chĂšre Ă son ami Tupman ; et
le dĂ©sir dâacquĂ©rir de la renommĂ©e dans tous les exercices du
corps, existe, au plus haut degré dans le sein de son ami Winkle.
Il (M. Pickwick) ne saurait nier lâinfluence quâont exercĂ©e
sur lui-mĂȘme les passions humaines, les sentiments humains
(applaudissements)Â ; peut-ĂȘtre mĂȘme les faiblesses
humaines (violents cris de : non ! non). Mais il
dira ceci : que si jamais le feu de lâamour-propre sâalluma
dans son sein, le dĂ©sir dâĂȘtre utile Ă lâespĂšce humaine lâĂ©teignit
entiĂšrement. Le dĂ©sir dâobtenir lâestime du genre humain Ă©tait son
dada, la philanthropie son paratonnerre (véhémente
approbation). Il a senti quelque orgueil, il lâavoue librement
(et que ses ennemis sâemparent de cet aveu sâils le veulent), il a
senti quelque orgueil quand il a présenté au monde sa théorie des
tĂȘtards. Cette thĂ©orie peut ĂȘtre cĂ©lĂšbre, ou ne lâĂȘtre pas. (Une
voix dit : Elle lâest ! â Grands
applaudissements.) Il accepte lâassertion de lâhonorable
pickwickien dont la voix vient de se faire entendre. Sa théorie est
cĂ©lĂšbre ! Mais si la renommĂ©e de ce traitĂ© devait sâĂ©tendre
aux derniĂšres bornes du monde connu, lâorgueil que lâauteur
ressentirait de cette production ne serait rien auprĂšs de celui
quâil Ă©prouve en ce moment, le plus glorieux de son existence
(acclamations). Il nâest quâun individu bien humble
(Non ! non !) ; cependant il ne peut se
dissimuler quâil est choisi par lâAssociation pour un service dâune
grande importance, et qui offre quelques risques, aujourdâhui
surtout que le désordre rÚgne sur les grandes routes, et que les
cochers sont démoralisés. Regardez sur le continent, et contemplez
les scĂšnes qui se passent chez toutes les nations. Les diligences
versent de toutes parts ; les chevaux prennent le mors aux
dents ; les bateaux chavirent, les chaudiÚres éclatent !
(applaudissements. â Une voix crie, non !) Non !
(applaudissements) que lâhonorable pickwickien qui a lancĂ©
un non si bruyant, sâavance et me dĂ©mente sâil ose ! Qui
est-ce qui a crié non ? (Bruyantes acclamations.)
Serait-ce lâamour-propre dĂ©sappointĂ© dâun homme⊠il ne veut pas
dire dâun bonnetier (vifs applaudissements) qui, jaloux
des louanges quâon a accordĂ©es, peut-ĂȘtre sans motif, aux
recherches de lâorateur, et piquĂ© par les censures dont on a
accablĂ© les misĂ©rables tentatives suggĂ©rĂ©es par lâenvie, prend
maintenant ce moyen vif et calomnieuxâŠ
« M. Blotton (dâAlgate) se lĂšve pour
demander le rappel Ă lâordre. â Est-ce Ă lui que lâhonorable
pickwickien faisait allusion ? (Cris Ă lâordre ! â Le
président[5] :
â Oui ! â Non ! â Continuez ! â Assez ! â
etc.)
« M. Pickwick ne se laissera pas
intimider par des clameurs. Il a fait allusion Ă lâhonorable
gentleman ! (Vive sensation.)
« Dans ce cas, M. Blotton nâa que
deux mots à dire : il repousse avec un profond mépris
lâaccusation de lâhonorable gentleman, comme fausse et diffamatoire
(grands applaudissements). Lâhonorable gentleman est un
blagueur. (Immense confusion. Grands cris de : Le
prĂ©sident ! Ă lâordre !)
« M. Snodgrass se lÚve pour demander
le rappel Ă lâordre. Il en appelle au prĂ©sident.
(Ăcoutez !) Il demande si lâon nâarrĂȘtera pas cette
honteuse discussion entre deux membres du club. (Ăcoutez !
écoutez !)
« Le président est convaincu que
lâhonorable pickwickien retirera lâexpression dont il vient de se
servir.
« M. Blotton, avec tout le respect
possible pour le prĂ©sident, affirme quâil nâen fera rien.
« Le président regarde comme un devoir
impĂ©ratif de demander Ă lâhonorable gentleman sâil a employĂ©
lâexpression qui vient de lui Ă©chapper, suivant le sens quâon lui
donne communément.
« M. Blotton nâhĂ©site pas Ă dire que
non, et quâil nâa employĂ© ce mot que dans le sens pickwickien.
(Ăcoutez ! Ăcoutez !) Il est obligĂ© de
reconnaĂźtre que, personnellement, il professe la plus grande estime
pour lâhonorable gentleman en question. Il ne lâa considĂ©rĂ© comme
un blagueur que sous un point de vue entiĂšrement pickwickien.
(Ăcoutez ! Ă©coutez !)
« M. Pickwick dĂ©clare quâil est
complĂštement satisfait par lâexplication noble et candide de son
honorable ami. Il dĂ©sire quâil soit bien entendu que ses propres
observations nâont dĂ» ĂȘtre comprises que dans leur sens purement
pickwickien (applaudissements.) »
Ici finit le procĂšs-verbal, et en effet la
discussion ne pouvait continuer, puisquâon Ă©tait arrivĂ© Ă une
conclusion si satisfaisante, si claire. Nous nâavons pas dâautoritĂ©
officielle pour les faits que le lecteur trouvera dans le chapitre
suivant, mais ils ont Ă©tĂ© recueillis dâaprĂšs des lettres et
dâautres piĂšces manuscrites, dont on ne peut mettre en question
lâauthenticitĂ©.
