Escal-Vigor
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Escal-Vigor

About this book

Le titre du roman, Escal-Vigor, désigne un domaine imaginaire situé sur une ßle mi-celte, mi-germanique, ou vient se réfugier Henry de Kehlmark. Héros inhabituel, Henry aime les hommes. A l'Escal-Vigor, il trouvera l'ùme soeur en la personne d'un jeune paysan, Guidon, qui passe pour avoir «des penchants et des inclinations bizarres, pensant blanc quand les honnetes gens pensent noir...» Avec Guidon et Blandine, amante passionnée, il vivra en vase clos, loin des médisances et des rancunes. Jusqu'au jour ou le trio devra affronter la persécution des habitants déchaßnés...
Il y a dans ce beau roman, une dimension «révolutionnaire», car il fallait une certaine audace pour présenter l'homosexualité d'une maniere si simple, naturelle et digne, en cette année 1899, seulement quatre ans apres la condamnation de Oscar Wilde. L'auteur sera d'ailleurs poursuivi pour atteinte aux bonnes moeurs: le proces se déroule en 1900, de nombreux écrivains soutiennent Georges Eekhoud, et ce dernier sera acquitté.

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Information

Partie 1
ALFRED VALLETTE

Chapitre 1

Ce premier juin, Henry de Kehlmark, le jeune « Dykgrave » ou comte de la Digue, chĂątelain de l’Escal-Vigor, traitait une nombreuse compagnie, en maniĂšre de Joyeuse EntrĂ©e, pour cĂ©lĂ©brer son retour au berceau de ses aĂŻeux, Ă  Smaragdis, l’üle la plus riche et la plus vaste d’une de ces hallucinantes et hĂ©roĂŻques mers du Nord, dont les golfes et les fiords fouillent et dĂ©coupent capricieusement les rives en des archipels et des deltas multiformes.
Smaragdis ou l’üle smaragdine dĂ©pend du royaume mi-germain et mi-celtique de Kerlingalande. À l’origine du commerce occidental, une colonie de marchands hansĂ©ates s’y fixa. Les Kehlmark prĂ©tendaient descendre des rois de mer ou vikings danois. Banquiers un peu mĂątinĂ©s de pirates, hommes d’action et de savoir, ils suivirent FrĂ©dĂ©ric Barberousse dans ses expĂ©ditions en Italie, et se distinguĂšrent par un attachement inĂ©branlable, la fidĂ©litĂ© du thane pour son roi, Ă  la maison de Hohenstaufen.
Un Kehlmark avait mĂȘme Ă©tĂ© le favori de FrĂ©dĂ©ric II, le sultan de Lucera, cet empereur voluptueux, le plus artiste de cette romanesque maison de Souabe, qui vĂ©cut les rĂȘves profonds et virils du Nord dans la radieuse patrie du soleil. Ce Kehlmark pĂ©rit Ă  BĂ©nĂ©vent avec Manfred, le fils de son ami.
Aujourd’hui encore, un grand panneau de la salle de billard d’Escal-Vigor reprĂ©sentait Conradin, le dernier des Hohenstaufen, embrassant FrĂ©dĂ©ric de Bade avant de monter avec lui sur l’échafaud.
Au XVe siÚcle, à Anvers, un Kehlmark florissait, créancier des rois, comme les Fugger et les Salviati, et il figurait parmi ces Hanséates fastueux qui se rendaient à la cathédrale ou à la Bourse, précédés de joueurs de fifres et de violes.
Demeure historique et mĂȘme lĂ©gendaire, tenant d’un burg teuton et d’un palazzo italien, le chĂąteau d’Escal-Vigor se dresse Ă  l’extrĂ©mitĂ© occidentale de l’üle, Ă  l’intersection de deux trĂšs hautes digues d’ou il domine tout le pays.
De temps immĂ©morial, les Kehlmark, avaient Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s comme les maĂźtres et les protecteurs de Smaragdis. La garde et l’entretien des digues monumentales leur incombaient depuis des siĂšcles. On attribuait mĂȘme Ă  un ancĂȘtre d’Henry la construction de ces remparts Ă©normes qui avaient Ă  jamais prĂ©servĂ© la contrĂ©e de ces inondations, voire de ces submersions totales dans lesquelles s’engloutirent plusieurs Ăźles sƓurs.
Une seule fois, vers l’an 1400, en une nuit de cataclysme, la mer Ă©tait parvenue Ă  rompre une partie de cette chaĂźne de collines artificielles et Ă  rouler ses flots furieux jusqu’au cƓur de l’üle mĂȘme ; et la tradition voulait que le burg d’Escal-Vigor eĂ»t Ă©tĂ© assez vaste et assez approvisionnĂ© pour servir de refuge et d’entrepĂŽt Ă  toute la population.
Tant que les eaux couvrirent le pays, le Dykgrave hĂ©bergea son peuple, et lorsqu’elles se furent retirĂ©es, non seulement il rĂ©para la digue Ă  ses frais, mais il rebĂątit les chaumiĂšres de ses vassaux. Avec le temps, ces digues, prĂšs de cinq fois sĂ©culaires, avaient revĂȘtu l’aspect de collines naturelles. Elles Ă©taient plantĂ©es, Ă  leur crĂȘte, d’épais rideaux d’arbres un peu penchĂ©s par le vent d’ouest. Le point culminant Ă©tait celui oĂč les deux rangĂ©es de collines se rejoignaient pour former une sorte de plateau ou de promontoire, avançant comme un Ă©peron ou une proue dans la mer. C’était prĂ©cisĂ©ment Ă  l’extrĂ©mitĂ© de ce cap que se dressait le chĂąteau. Face Ă  l’OcĂ©an, la digue taillĂ©e Ă  pic prĂ©sentait un mur de granit rappelant ces rocs majestueux du Rhin dans lesquels semble avoir Ă©tĂ© dĂ©coupĂ© le manoir qui les couronne.
À marĂ©e haute, les vagues venaient se briser au pied de cette forteresse Ă©rigĂ©e contre leurs fureurs. Du cĂŽtĂ© des terres, les deux digues dĂ©valaient en pente douce, et, Ă  mesure qu’elles s’écartaient, leurs branches formaient un vallon allant en s’élargissant et qui reprĂ©sentait un parc merveilleux avec des futaies, des Ă©tangs, des pĂąturages. Les arbres, jamais Ă©mondĂ©s, ouvraient de larges Ă©ventails toujours frĂ©missants d’arpĂšges Ă©oliens. Les fuites de daims passaient comme un Ă©clair fauve parmi les frondaisons compactes, oĂč des vaches broutaient cette herbe humide et succulente d’un vert presque fluide qui avait valu Ă  l’üle son nom de Smaragdis ou d’Émeraude.
MalgrĂ© la popularitĂ© des Kehlmark dans le pays, ces derniers vingt ans le domaine Ă©tait demeurĂ© inhabitĂ©. Les parents du comte actuel, deux ĂȘtres jeunes et beaux, s’y Ă©taient aimĂ©s au point de ne pouvoir survivre l’un Ă  l’autre. Henry y Ă©tait nĂ© quelques mois avant leur mort. Sa grand’mĂšre paternelle le recueillit, mais ne voulut plus remettre le pied dans cette contrĂ©e, Ă  l’atmosphĂšre et au climat capiteux de laquelle elle attribuait la fin prĂ©maturĂ©e de ses enfants. Kehlmark fut Ă©levĂ© sur le continent, dans la capitale du royaume de Kerlingalande, puis, sur les conseils des mĂ©decins, on l’avait envoyĂ© Ă©tudier dans un pensionnat international de la Suisse.
LĂ -bas, Ă  Bodemberg Schloss[1] oĂč s’était Ă©coulĂ©e son adolescence, Henry reprĂ©senta longtemps un blondin gracile, lĂ©gĂšrement menacĂ© d’anĂ©mie et de consomption, la physionomie rĂ©flĂ©chie et concentrĂ©e, au large front bombĂ©, aux joues d’un rose mourant, un feu prĂ©coce ardant dans ses grands yeux d’un bleu sombre tirant sur le violet de l’amĂ©thyste et la pourpre des nuĂ©es et des vagues au couchant ; la tĂȘte trop forte Ă©crasant sous son faix les Ă©paules tombantes ; les membres chĂ©tifs, la poitrine sans consistance. La constitution dĂ©bile du petit Dykgrave le dĂ©signait mĂȘme aux brimades de ses condisciples, mais il y avait Ă©chappĂ© par le prestige de son intelligence, prestige qui s’imposait jusqu’aux professeurs. Tous respectaient son besoin de solitude, de rĂȘverie, sa propension Ă  fuir les communs dĂ©lassements, Ă  se promener seul dans les profondeurs du parc, n’ayant pour compagnon qu’un auteur favori ou mĂȘme, le plus souvent, se contentant de sa seule pensĂ©e. Son Ă©tat maladif augmentait encore sa susceptibilitĂ©. Souvent des migraines, des fiĂšvres intermittentes le clouaient au lit et l’isolaient durant plusieurs jours. Une fois, comme il venait d’atteindre sa quinziĂšme annĂ©e, il pensa se noyer pendant une promenade sur l’eau, un de ses camarades ayant fait chavirer la barque. Il fut plusieurs semaines entre la vie et la mort, puis, par un Ă©trange caprice de l’organisme humain, il se trouva que l’accident qui avait failli l’enlever dĂ©termina la crise salutaire, la rĂ©action si longtemps souhaitĂ©e par son aĂŻeule dont il Ă©tait tout l’amour et le dernier espoir. Avec les tuteurs du jeune comte, elle avait mĂȘme fait choix de ce pensionnat si Ă©loignĂ©, parce que celui-ci reprĂ©sentait, en mĂȘme temps qu’un collĂšge modĂšle, un vĂ©ritable Kurhaus situĂ© dans la partie la plus salubre de la Suisse. Avant d’ĂȘtre converti en un gymnase cosmopolite destinĂ© aux jeunes patriciens des deux mondes, le Bodemberg Schloss avait Ă©tĂ© un Ă©tablissement de bains, rendez-vous des malades Ă©lĂ©gants de la Suisse et de l’Allemagne du Sud. L’aĂŻeule d’Henry avait donc comptĂ© sur le climat salubre de la vallĂ©e de l’Aar et l’hygiĂšne de cette maison d’éducation, pour rattacher Ă  la vie, pour rĂ©gĂ©nĂ©rer l’unique descendant d’une race illustre. Ce petit-fils idolĂątrĂ©, n’était-il pas le seul enfant de ses enfants morts de trop d’amour ?
Kehlmark recouvra non seulement la santĂ©, mais il se trouva gratifiĂ© d’une constitution nouvelle ; non seulement une rapide convalescence lui rendit ses forces anciennes, mais il se surprit Ă  grandir, Ă  se carrer, Ă  gagner des muscles, des pectoraux, de la chair et du sang. Avec ce regain d’adolescence, il Ă©tait venu Ă  Kehlmark une candeur, une ingĂ©nuitĂ© dont son Ăąme, trop studieuse et trop rĂ©flĂ©chie jusque-lĂ , ignorait la tiĂ©deur et le baume.
Autrefois contempteur des travaux athlĂ©tiques, Ă  prĂ©sent il se mit Ă  s’y entraĂźner et finit par y exceller. Loin de bouder comme naguĂšre aux pĂ©ripĂ©ties des gageures violentes, il se distinguait par son intrĂ©piditĂ©, son acharnement ; et lui qui, pour s’épargner la fatigue d’une ascension dans le Jura, se cachait souvent dans les souterrains, au fond des anciennes Ă©tuves de la maison de bains, brillait maintenant parmi les plus infatigables escaladeurs de montagnes.
Il demeura, en mĂȘme temps que liseur et homme d’étude, grand amateur de prouesses physiques et de jeux dĂ©coratifs ; rappelant sous ce rapport les hommes accomplis, les harmonieux vivants de la Renaissance.
À la mort de la douairiĂšre qu’il adorait, il Ă©tait venu s’établir dans le pays dont, depuis ses annĂ©es de collĂšge, il entretenait un souvenir filial et dont les habitants impulsifs et primesautiers devaient plaire Ă  son Ăąme friande d’exubĂ©rance et de franchise.
Les aborigĂšnes de Smaragdis appartenaient Ă  cette race celtique qui a fait les Bretons et les Irlandais. Au XVIe siĂšcle, des croisements avec les Espagnols y perpĂ©tuĂšrent, y invĂ©tĂ©rĂšrent encore la prĂ©dominance du sang brun sur la lymphe blonde. Kehlmark savait ces insulaires, tranchant par leur complexion nerveuse et foncĂ©e sur les populations blanches et rosĂątres qui les entouraient – faire exception aussi, dans le reste du royaume, par une sourde rĂ©sistance Ă  la morale chrĂ©tienne et surtout protestante. Lors de la conversion de ces contrĂ©es, les barbares de Smaragdis n’acceptĂšrent le baptĂȘme qu’à la suite d’une guerre d’extermination que leur firent les chrĂ©tiens pour venger l’apĂŽtre saint Olfgar, martyrisĂ© avec toutes sortes d’inventions cannibalesques, reprĂ©sentĂ©es d’ailleurs mĂ©ticuleusement et presque professionnellement en des fresques dĂ©corant l’église paroissiale de Zoutbertinge, par un Ă©lĂšve de Thierry Bouts, le peintre des Ă©corchĂ©s vifs. La lĂ©gende voulait que les femmes de Smaragdis se fussent particuliĂšrement distinguĂ©es dans cette tuerie, au point mĂȘme d’ajouter le stupre Ă  la fĂ©rocitĂ© et d’en agir avec Olfgar comme les bacchantes avec OrphĂ©e.
Plusieurs fois, dans le cours des siĂšcles, de sensuelles et subversives hĂ©rĂ©sies avaient levĂ© dans ce pays Ă  bouillant tempĂ©rament et d’une autonomie irrĂ©ductible. Au royaume, devenu trĂšs protestant, de Kerlingalande, oĂč le luthĂ©rianisme sĂ©vissait comme religion d’État, l’impiĂ©tĂ© latente et parfois explosive de la population de Smaragdis reprĂ©sentait un des soucis du consistoire.
Aussi l’évĂȘque du diocĂšse dont l’üle dĂ©pendait venait-il d’y envoyer un dominĂ©[2] militant, plein d’astuce, sectaire malingre et bilieux, nommĂ© Balthus Bomberg, qui brĂ»lait de se distinguer et qui s’était un peu rendu Ă  Smaragdis comme Ă  une croisade contre de nouveaux Albigeois.
Sans doute en serait-il pour ses frais de catĂ©chisation. En dĂ©pit de la pression orthodoxe, l’üle prĂ©servait son fonds originel de licence et de paganisme. Les hĂ©rĂ©sies des anversois Tanchelin et Pierre l’Ardoisier qui, Ă  cinq siĂšcles d’intervalle, avaient agitĂ© les pays voisins de Flandre et de Brabant, avaient poussĂ© de fortes racines Ă  Smaragdis et consolidĂ© le caractĂšre primordial.
Toutes sortes de traditions et coutumes, en abomination aux autres provinces, s’y perpĂ©tuaient, malgrĂ© les anathĂšmes et les monitoires. La Kermesse s’y dĂ©chaĂźnait en tourmentes charnelles plus sauvages et plus dĂ©bridĂ©es qu’en Frise et qu’en ZĂ©lande, cĂ©lĂšbres cependant par la frĂ©nĂ©sie de leurs fĂȘtes votives, et il semblait que les femmes fussent possĂ©dĂ©es tous les ans, Ă  cette Ă©poque, de cette hystĂ©rie sanguinaire qui effrĂ©na autrefois les bourrĂšles de l’évĂȘque Olfgar.
Par cette loi bizarre des contrastes en vertu de laquelle les extrĂȘmes se touchent, ces insulaires, aujourd’hui sans religion dĂ©finie, demeuraient superstitieux et fanatiques, comme la plupart des indigĂšnes des autres pays de brumes fantĂŽmales et de mĂ©tĂ©ores hallucinants. Leur merveillositĂ© se ressentait des thĂ©ogonies reculĂ©es, des cultes sombres et fatalistes de Thor et d’Odin ; mais d’ñpres appĂ©tits se mĂȘlaient Ă  leurs imaginations fantasques, et celles-ci exaspĂ©raient leurs tendresses aussi bien que leurs aversions.

Chapitre 2

Henry, nature passionnĂ©e et de philosophie audacieuse, s’était dit, non sans raison, que par ses affinitĂ©s, il se sentirait chez lui dans ce milieu bellement barbare et instinctif.
Il inaugurait mĂȘme son avĂšnement de « Dykgrave » par une innovation contre laquelle le dominĂ© Balthus Bomberg devait infailliblement fulminer, du haut de son pupitre pastoral. En effet, pour flatter le sentiment autochtone, Henry avait invitĂ© Ă  sa table non seulement quelques hobereaux et gros terriens, deux ou trois artistes de ses amis de la ville, mais il avait conviĂ© en masse de simples fermiers, de petits armateurs, d’infimes patrons de chalands et de voiliers, le garde-phare, l’éclusier, les chefs d’équipe de diguiers et jusqu’à de simples laboureurs. Avec ces indigĂšnes, il avait priĂ© Ă  cette crĂ©maillĂšre leurs femmes et leurs filles.
Sur sa recommandation expresse, tous et toutes avaient revĂȘtu le costume national ou d’uniforme. Les hommes se modelaient en des vestes d’un velours mordorĂ© ou d’un roux aveuglant, ouvrant sur des tricots brodĂ©s des attributs de leur profession : ancres, instruments aratoires, tĂȘtes de taureaux, outils de terrassiers, tournesols, mouettes, dont le bariolage presque oriental se dĂ©tachait savoureusement sur le fond bleu marin, comme des armoiries sur un Ă©cusson. À de larges ceintures rouges brillaient des boucles en vieil argent d’un travail Ă  la fois sauvage et touchant ; d’autres exhibaient le manche en chĂȘne sculptĂ© de leurs larges couteaux ; les gens de mer paradaient en grandes bottes goudronnĂ©es, des anneaux de mĂ©tal fin adornaient le lobe de leurs oreilles aussi rouges que des coquillages ; les travailleurs de la glĂšbe avaient le rĂąble et les cuisses bridĂ©s dans des pantalons de mĂȘme velours que celui de leur veste, et ces pantalons, collant du haut, s’élargissaient depuis les mollets jusqu’au coup de pied. Leur petit feutre rappelait celui des basochiens au temps de Louis XI. Les femmes arboraient des coiffes Ă  dentelles sous des chapeaux coniques Ă  larges brides, des corsages plus historiĂ©s, aux arabesques encore plus fantastiques que les gilets des hommes, des jupes bouffantes du mĂȘme velours et du mĂȘme ton mordorĂ© que les vestes et les culottes ; des jaserans ceignant trois fois leur gorge, des pendants d’oreille d’un dessin antique quasi byzantin et des bagues au chaton aussi gros que celui d’un anneau pastoral.
C’étaient pour la plupart de robustes spĂ©cimens du type brun, de cette ardente et pourtant copieuse race de Celtes noirs et nerveux, aux cheveux crĂ©pus et en rĂ©volte. Paysans et marins hĂąlĂ©s, un peu embarrassĂ©s au dĂ©but du repas, avaient vite recouvrĂ© leur assurance. Avec des gestes lourds mais non empruntĂ©s, et mĂȘme de ligne souvent trouvĂ©e, ils se servaient du couteau et de la fourchette. À mesure que le repas avançait, les langues se dĂ©liaient, des rires, parfois un juron, scandaient leur idiome guttural, haut en couleur avec, pourtant, des caresses et des veloutĂ©s inattendus.
Logique dans sa dĂ©rogation Ă  l’étiquette, violant toute prĂ©sĂ©ance, l’amphitryon avait eu le bon esprit d’asseoir chaque fois Ă  cĂŽtĂ© d’un de ses pairs de l’oligarchie une fermiĂšre, une patronne de chaloupe ou une poissonniĂšre, et, rĂ©ciproquement, Ă  cĂŽtĂ© d’une voisine de chĂąteau, se calait un jeune nourrisseur de crĂąne encolure ou un chaloupier aux biceps noueux.
Les amis de Kehlmark constatĂšrent que presque tous les convives Ă©taient dans la fleur ou dans la chaude maturitĂ© de l’ñge. On aurait dit une sĂ©lection de femmes avenantes et de gars plastiques et galbeux.
Parmi les invités se trouvait un des principaux cultivateurs du pays, Michel Govaertz de la ferme des PÚlerins, veuf, pÚre de deux enfants, Guidon et Claudie.
AprĂšs le seigneur de l’Escal-Vigor, le fermier des PĂšlerins Ă©tait l’homme le plus important de Zoudbertinge, le village sur le territoire duquel Ă©tait situĂ© le chĂąteau des Kehlmark.
Durant la minoritĂ© et l’absence du jeune comte, Govaertz l’avait mĂȘme remplacĂ© Ă  la tĂȘte de la wateringue ou conseil d’entretien et de prĂ©servation des terres d’alluvion, dites polders, conseil dont le Dykgrave Ă©tait le chef. Et ce n’était pas sans une certaine mortification d’amour-propre que, par le retour de Kehlmark, le fermier des PĂšlerins s’était vu relĂ©guĂ© au rang d’un simple membre des comices en question. Mais l’affabilitĂ© du jeune comte avait bientĂŽt fait oublier Ă  Govaertz cette petite diminution d’autoritĂ©. Puis, auparavant, il ne siĂ©geait dans la wateringue que comme reprĂ©sentant du Dykgrave, tandis que comme jurĂ© il avait droit d’initiative et voix dĂ©libĂ©rative dans le chapitre. De plus, n’avait-il point Ă©tĂ© rĂ©cemment Ă©lu bourgmestre de la paroisse ? Gros paysan, quadragĂ©naire de belle prestance, pas mĂ©chant, mais vaniteux, de caractĂšre nul, il avait Ă©tĂ© extrĂȘmement flattĂ© d’ĂȘtre invitĂ© au chĂąteau et d’occuper, avec sa fille, la tĂȘte de la table. Soutenu par ses compĂšres, surtout stylĂ© et instiguĂ© par sa fille, la non moins ambitieuse mais plus intelligente Claudie, il incarnait les prĂ©rogatives et les immunitĂ©s civiles et tenait frondeusement tĂȘte au pasteur Bomberg. Un instant, il craignit que le comte de Kehlmarck ne profitĂąt de son influence pour se faire nommer magistrat du village. Mais Henry abhorrait la politique, les compĂ©titions qu’elle engendre, les bassesses, les intrigues, les compromissions qu’elle impose aux hommes publics. De ce cĂŽtĂ©, Govaertz n’avait donc rien Ă  craindre. Aussi rĂ©solut-il de se faire un ami et un alliĂ© du grand seigneur, pour rĂ©duire le dominĂ© Ă  l’impuissance. Cette attitude lui avait Ă©tĂ© recommandĂ©e par Claudie dĂšs qu’on apprit l’arrivĂ©e du chĂątelain d’Escal-Vigor.
Pour honorer le bourgmestre, le comte avait assis Claudie Govaertz Ă  sa droite.
Claudie, la forte tĂȘte de la...

Table of contents

  1. Titre
  2. Partie 1 - ALFRED VALLETTE
  3. Partie 2 - LES SACRIFICES DE BLANDINE
  4. Partie 3 - LA KERMESSE DE LA SAINT-OLFGAR
  5. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique
  6. Notes de bas de page