Ce premier juin, Henry de Kehlmark, le jeune « Dykgrave » ou comte de la Digue, chĂątelain de lâEscal-Vigor, traitait une nombreuse compagnie, en maniĂšre de Joyeuse EntrĂ©e, pour cĂ©lĂ©brer son retour au berceau de ses aĂŻeux, Ă Smaragdis, lâĂźle la plus riche et la plus vaste dâune de ces hallucinantes et hĂ©roĂŻques mers du Nord, dont les golfes et les fiords fouillent et dĂ©coupent capricieusement les rives en des archipels et des deltas multiformes.
Smaragdis ou lâĂźle smaragdine dĂ©pend du royaume mi-germain et mi-celtique de Kerlingalande. Ă lâorigine du commerce occidental, une colonie de marchands hansĂ©ates sây fixa. Les Kehlmark prĂ©tendaient descendre des rois de mer ou vikings danois. Banquiers un peu mĂątinĂ©s de pirates, hommes dâaction et de savoir, ils suivirent FrĂ©dĂ©ric Barberousse dans ses expĂ©ditions en Italie, et se distinguĂšrent par un attachement inĂ©branlable, la fidĂ©litĂ© du thane pour son roi, Ă la maison de Hohenstaufen.
Un Kehlmark avait mĂȘme Ă©tĂ© le favori de FrĂ©dĂ©ric II, le sultan de Lucera, cet empereur voluptueux, le plus artiste de cette romanesque maison de Souabe, qui vĂ©cut les rĂȘves profonds et virils du Nord dans la radieuse patrie du soleil. Ce Kehlmark pĂ©rit Ă BĂ©nĂ©vent avec Manfred, le fils de son ami.
Aujourdâhui encore, un grand panneau de la salle de billard dâEscal-Vigor reprĂ©sentait Conradin, le dernier des Hohenstaufen, embrassant FrĂ©dĂ©ric de Bade avant de monter avec lui sur lâĂ©chafaud.
Au XVe siÚcle, à Anvers, un Kehlmark florissait, créancier des rois, comme les Fugger et les Salviati, et il figurait parmi ces Hanséates fastueux qui se rendaient à la cathédrale ou à la Bourse, précédés de joueurs de fifres et de violes.
Demeure historique et mĂȘme lĂ©gendaire, tenant dâun burg teuton et dâun palazzo italien, le chĂąteau dâEscal-Vigor se dresse Ă lâextrĂ©mitĂ© occidentale de lâĂźle, Ă lâintersection de deux trĂšs hautes digues dâou il domine tout le pays.
De temps immĂ©morial, les Kehlmark, avaient Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s comme les maĂźtres et les protecteurs de Smaragdis. La garde et lâentretien des digues monumentales leur incombaient depuis des siĂšcles. On attribuait mĂȘme Ă un ancĂȘtre dâHenry la construction de ces remparts Ă©normes qui avaient Ă jamais prĂ©servĂ© la contrĂ©e de ces inondations, voire de ces submersions totales dans lesquelles sâengloutirent plusieurs Ăźles sĆurs.
Une seule fois, vers lâan 1400, en une nuit de cataclysme, la mer Ă©tait parvenue Ă rompre une partie de cette chaĂźne de collines artificielles et Ă rouler ses flots furieux jusquâau cĆur de lâĂźle mĂȘme ; et la tradition voulait que le burg dâEscal-Vigor eĂ»t Ă©tĂ© assez vaste et assez approvisionnĂ© pour servir de refuge et dâentrepĂŽt Ă toute la population.
Tant que les eaux couvrirent le pays, le Dykgrave hĂ©bergea son peuple, et lorsquâelles se furent retirĂ©es, non seulement il rĂ©para la digue Ă ses frais, mais il rebĂątit les chaumiĂšres de ses vassaux. Avec le temps, ces digues, prĂšs de cinq fois sĂ©culaires, avaient revĂȘtu lâaspect de collines naturelles. Elles Ă©taient plantĂ©es, Ă leur crĂȘte, dâĂ©pais rideaux dâarbres un peu penchĂ©s par le vent dâouest. Le point culminant Ă©tait celui oĂč les deux rangĂ©es de collines se rejoignaient pour former une sorte de plateau ou de promontoire, avançant comme un Ă©peron ou une proue dans la mer. CâĂ©tait prĂ©cisĂ©ment Ă lâextrĂ©mitĂ© de ce cap que se dressait le chĂąteau. Face Ă lâOcĂ©an, la digue taillĂ©e Ă pic prĂ©sentait un mur de granit rappelant ces rocs majestueux du Rhin dans lesquels semble avoir Ă©tĂ© dĂ©coupĂ© le manoir qui les couronne.
Ă marĂ©e haute, les vagues venaient se briser au pied de cette forteresse Ă©rigĂ©e contre leurs fureurs. Du cĂŽtĂ© des terres, les deux digues dĂ©valaient en pente douce, et, Ă mesure quâelles sâĂ©cartaient, leurs branches formaient un vallon allant en sâĂ©largissant et qui reprĂ©sentait un parc merveilleux avec des futaies, des Ă©tangs, des pĂąturages. Les arbres, jamais Ă©mondĂ©s, ouvraient de larges Ă©ventails toujours frĂ©missants dâarpĂšges Ă©oliens. Les fuites de daims passaient comme un Ă©clair fauve parmi les frondaisons compactes, oĂč des vaches broutaient cette herbe humide et succulente dâun vert presque fluide qui avait valu Ă lâĂźle son nom de Smaragdis ou dâĂmeraude.
MalgrĂ© la popularitĂ© des Kehlmark dans le pays, ces derniers vingt ans le domaine Ă©tait demeurĂ© inhabitĂ©. Les parents du comte actuel, deux ĂȘtres jeunes et beaux, sây Ă©taient aimĂ©s au point de ne pouvoir survivre lâun Ă lâautre. Henry y Ă©tait nĂ© quelques mois avant leur mort. Sa grandâmĂšre paternelle le recueillit, mais ne voulut plus remettre le pied dans cette contrĂ©e, Ă lâatmosphĂšre et au climat capiteux de laquelle elle attribuait la fin prĂ©maturĂ©e de ses enfants. Kehlmark fut Ă©levĂ© sur le continent, dans la capitale du royaume de Kerlingalande, puis, sur les conseils des mĂ©decins, on lâavait envoyĂ© Ă©tudier dans un pensionnat international de la Suisse.
LĂ -bas, Ă Bodemberg Schloss[1] oĂč sâĂ©tait Ă©coulĂ©e son adolescence, Henry reprĂ©senta longtemps un blondin gracile, lĂ©gĂšrement menacĂ© dâanĂ©mie et de consomption, la physionomie rĂ©flĂ©chie et concentrĂ©e, au large front bombĂ©, aux joues dâun rose mourant, un feu prĂ©coce ardant dans ses grands yeux dâun bleu sombre tirant sur le violet de lâamĂ©thyste et la pourpre des nuĂ©es et des vagues au couchant ; la tĂȘte trop forte Ă©crasant sous son faix les Ă©paules tombantes ; les membres chĂ©tifs, la poitrine sans consistance. La constitution dĂ©bile du petit Dykgrave le dĂ©signait mĂȘme aux brimades de ses condisciples, mais il y avait Ă©chappĂ© par le prestige de son intelligence, prestige qui sâimposait jusquâaux professeurs. Tous respectaient son besoin de solitude, de rĂȘverie, sa propension Ă fuir les communs dĂ©lassements, Ă se promener seul dans les profondeurs du parc, nâayant pour compagnon quâun auteur favori ou mĂȘme, le plus souvent, se contentant de sa seule pensĂ©e. Son Ă©tat maladif augmentait encore sa susceptibilitĂ©. Souvent des migraines, des fiĂšvres intermittentes le clouaient au lit et lâisolaient durant plusieurs jours. Une fois, comme il venait dâatteindre sa quinziĂšme annĂ©e, il pensa se noyer pendant une promenade sur lâeau, un de ses camarades ayant fait chavirer la barque. Il fut plusieurs semaines entre la vie et la mort, puis, par un Ă©trange caprice de lâorganisme humain, il se trouva que lâaccident qui avait failli lâenlever dĂ©termina la crise salutaire, la rĂ©action si longtemps souhaitĂ©e par son aĂŻeule dont il Ă©tait tout lâamour et le dernier espoir. Avec les tuteurs du jeune comte, elle avait mĂȘme fait choix de ce pensionnat si Ă©loignĂ©, parce que celui-ci reprĂ©sentait, en mĂȘme temps quâun collĂšge modĂšle, un vĂ©ritable Kurhaus situĂ© dans la partie la plus salubre de la Suisse. Avant dâĂȘtre converti en un gymnase cosmopolite destinĂ© aux jeunes patriciens des deux mondes, le Bodemberg Schloss avait Ă©tĂ© un Ă©tablissement de bains, rendez-vous des malades Ă©lĂ©gants de la Suisse et de lâAllemagne du Sud. LâaĂŻeule dâHenry avait donc comptĂ© sur le climat salubre de la vallĂ©e de lâAar et lâhygiĂšne de cette maison dâĂ©ducation, pour rattacher Ă la vie, pour rĂ©gĂ©nĂ©rer lâunique descendant dâune race illustre. Ce petit-fils idolĂątrĂ©, nâĂ©tait-il pas le seul enfant de ses enfants morts de trop dâamour ?
Kehlmark recouvra non seulement la santĂ©, mais il se trouva gratifiĂ© dâune constitution nouvelle ; non seulement une rapide convalescence lui rendit ses forces anciennes, mais il se surprit Ă grandir, Ă se carrer, Ă gagner des muscles, des pectoraux, de la chair et du sang. Avec ce regain dâadolescence, il Ă©tait venu Ă Kehlmark une candeur, une ingĂ©nuitĂ© dont son Ăąme, trop studieuse et trop rĂ©flĂ©chie jusque-lĂ , ignorait la tiĂ©deur et le baume.
Autrefois contempteur des travaux athlĂ©tiques, Ă prĂ©sent il se mit Ă sây entraĂźner et finit par y exceller. Loin de bouder comme naguĂšre aux pĂ©ripĂ©ties des gageures violentes, il se distinguait par son intrĂ©piditĂ©, son acharnement ; et lui qui, pour sâĂ©pargner la fatigue dâune ascension dans le Jura, se cachait souvent dans les souterrains, au fond des anciennes Ă©tuves de la maison de bains, brillait maintenant parmi les plus infatigables escaladeurs de montagnes.
Il demeura, en mĂȘme temps que liseur et homme dâĂ©tude, grand amateur de prouesses physiques et de jeux dĂ©coratifs ; rappelant sous ce rapport les hommes accomplis, les harmonieux vivants de la Renaissance.
Ă la mort de la douairiĂšre quâil adorait, il Ă©tait venu sâĂ©tablir dans le pays dont, depuis ses annĂ©es de collĂšge, il entretenait un souvenir filial et dont les habitants impulsifs et primesautiers devaient plaire Ă son Ăąme friande dâexubĂ©rance et de franchise.
Les aborigĂšnes de Smaragdis appartenaient Ă cette race celtique qui a fait les Bretons et les Irlandais. Au XVIe siĂšcle, des croisements avec les Espagnols y perpĂ©tuĂšrent, y invĂ©tĂ©rĂšrent encore la prĂ©dominance du sang brun sur la lymphe blonde. Kehlmark savait ces insulaires, tranchant par leur complexion nerveuse et foncĂ©e sur les populations blanches et rosĂątres qui les entouraient â faire exception aussi, dans le reste du royaume, par une sourde rĂ©sistance Ă la morale chrĂ©tienne et surtout protestante. Lors de la conversion de ces contrĂ©es, les barbares de Smaragdis nâacceptĂšrent le baptĂȘme quâĂ la suite dâune guerre dâextermination que leur firent les chrĂ©tiens pour venger lâapĂŽtre saint Olfgar, martyrisĂ© avec toutes sortes dâinventions cannibalesques, reprĂ©sentĂ©es dâailleurs mĂ©ticuleusement et presque professionnellement en des fresques dĂ©corant lâĂ©glise paroissiale de Zoutbertinge, par un Ă©lĂšve de Thierry Bouts, le peintre des Ă©corchĂ©s vifs. La lĂ©gende voulait que les femmes de Smaragdis se fussent particuliĂšrement distinguĂ©es dans cette tuerie, au point mĂȘme dâajouter le stupre Ă la fĂ©rocitĂ© et dâen agir avec Olfgar comme les bacchantes avec OrphĂ©e.
Plusieurs fois, dans le cours des siĂšcles, de sensuelles et subversives hĂ©rĂ©sies avaient levĂ© dans ce pays Ă bouillant tempĂ©rament et dâune autonomie irrĂ©ductible. Au royaume, devenu trĂšs protestant, de Kerlingalande, oĂč le luthĂ©rianisme sĂ©vissait comme religion dâĂtat, lâimpiĂ©tĂ© latente et parfois explosive de la population de Smaragdis reprĂ©sentait un des soucis du consistoire.
Aussi lâĂ©vĂȘque du diocĂšse dont lâĂźle dĂ©pendait venait-il dây envoyer un dominĂ©[2] militant, plein dâastuce, sectaire malingre et bilieux, nommĂ© Balthus Bomberg, qui brĂ»lait de se distinguer et qui sâĂ©tait un peu rendu Ă Smaragdis comme Ă une croisade contre de nouveaux Albigeois.
Sans doute en serait-il pour ses frais de catĂ©chisation. En dĂ©pit de la pression orthodoxe, lâĂźle prĂ©servait son fonds originel de licence et de paganisme. Les hĂ©rĂ©sies des anversois Tanchelin et Pierre lâArdoisier qui, Ă cinq siĂšcles dâintervalle, avaient agitĂ© les pays voisins de Flandre et de Brabant, avaient poussĂ© de fortes racines Ă Smaragdis et consolidĂ© le caractĂšre primordial.
Toutes sortes de traditions et coutumes, en abomination aux autres provinces, sây perpĂ©tuaient, malgrĂ© les anathĂšmes et les monitoires. La Kermesse sây dĂ©chaĂźnait en tourmentes charnelles plus sauvages et plus dĂ©bridĂ©es quâen Frise et quâen ZĂ©lande, cĂ©lĂšbres cependant par la frĂ©nĂ©sie de leurs fĂȘtes votives, et il semblait que les femmes fussent possĂ©dĂ©es tous les ans, Ă cette Ă©poque, de cette hystĂ©rie sanguinaire qui effrĂ©na autrefois les bourrĂšles de lâĂ©vĂȘque Olfgar.
Par cette loi bizarre des contrastes en vertu de laquelle les extrĂȘmes se touchent, ces insulaires, aujourdâhui sans religion dĂ©finie, demeuraient superstitieux et fanatiques, comme la plupart des indigĂšnes des autres pays de brumes fantĂŽmales et de mĂ©tĂ©ores hallucinants. Leur merveillositĂ© se ressentait des thĂ©ogonies reculĂ©es, des cultes sombres et fatalistes de Thor et dâOdin ; mais dâĂąpres appĂ©tits se mĂȘlaient Ă leurs imaginations fantasques, et celles-ci exaspĂ©raient leurs tendresses aussi bien que leurs aversions.