Restée seule, Luisa retomba sur sa chaise et demeura immobile, perdue dans un abßme de réflexions.
Et dâabord quel pouvait ĂȘtre cet ennemi cachĂ© et anonyme si bien au courant de tout ce qui se passait dans la maison, et qui, dans une dĂ©nonciation adressĂ©e au comitĂ© royaliste, avait mentionnĂ© les moindres dĂ©tails de la vie privĂ©e de Luisa ?
Quatre personnes seulement connaissaient les dĂ©tails mentionnĂ©s dans la dĂ©nonciation. Le docteur Cirillo, Michel le Fou, la sorciĂšre Nanno et Giovannina. Le docteur Cirillo ! le soupçon ne pouvait pas mĂȘme sâarrĂȘter sur lui ; Michel le Fou eĂ»t donnĂ© sar vie pour sa sĆur de lait.
Restaient la sorciĂšre Nanno et Giovannina.
La sorciĂšre Nanno pouvait dĂ©noncer Salvato et Luisa Ă une Ă©poque oĂč cette dĂ©nonciation eĂ»t Ă©tĂ© payĂ©e ce quâelle valait : elle ne lâavait point fait. On ne pouvait donc attribuer Ă la cupiditĂ© la dĂ©nonciation quâavait reçue Backer, elle ne pouvait ĂȘtre lâeffet de la haine.
Giovannina : les soupçons sâarrĂȘtĂšrent et, quoique bien vaguement, se fixĂšrent sur elle.
Quelle cause Giovannina pouvait-elle avoir de haĂŻr sa maĂźtresse ?
Ăvidemment, aucune ne se prĂ©sentait Ă lâesprit de Luisa ; cependant, dĂ©jĂ depuis longtemps la jeune femme remarquait dans lâhumeur de sa camĂ©riste des altĂ©rations qui, tant quâelle nâavait point eu Ă sâen rendre compte, lui avaient paru de simples bizarreries de caractĂšre, mais qui maintenant lui revenaient en mĂ©moire et lui inspiraient des doutes sans lui donner une explication. Elle avait surpris chez sa femme de chambre des coups dâĆil furtifs, des sourires mauvais, des paroles amĂšres, et cela surtout depuis la nuit oĂč, devant sâembarquer, au lieu de sâembarquer elle Ă©tait revenue Ă la maison, et avait, dâune façon inattendue, reparu aux yeux de la jeune fille. Ces signes de mĂ©contentement Ă©taient devenus plus frĂ©quents encore depuis lâarrivĂ©e des Français Ă Naples, et surtout depuis quâelle et Salvato sâĂ©taient revus.
Dans son dĂ©dain trop grand de lâhumble position de Giovannina, il ne lui vint pas mĂȘme Ă lâidĂ©e quâelle pĂ»t aimer Salvato et ĂȘtre jalouse, et que les mĂȘmes passions qui sâagitaient dans le cĆur de la grande dame pussent sâagiter dans le cĆur de la paysanne.
Seulement, ces soupçons de haine de la part de Giovannina persistÚrent sans que la cause de cette haine lui fût connue.
Elle prit la carte fleurdelisĂ©e, la mit dans sa poitrine, et, sâĂ©clairant elle-mĂȘme, elle sortit du cabinet du chevalier, en referma la porte et passa dans sa chambre Ă coucher.
Dans sa chambre à coucher, elle trouva Giovannina, qui lui préparait sa toilette de nuit.
PrĂ©venue quâelle Ă©tait contre la jeune fille, elle surprit le coup dâĆil dont celle-ci lâaccueillit Ă son entrĂ©e dans sa chambre. Ce coup dâĆil malfaisant fut suivi dâun sourire gracieux ; mais le sourire ne fut point tellement rapide, que la premiĂšre impression ne demeurĂąt dans son esprit.
Ne pouvant se douter de ce qui sâĂ©tait passĂ©, et nâayant aucune idĂ©e des soupçons qui germaient dans le cĆur de sa maĂźtresse, Nina voulut entamer une conversation avec elle. Cette conversation, quelques dĂ©tours quâelle eĂ»t pris, si Luisa lui eĂ»t permis de continuer, eĂ»t certainement abouti Ă la visite quâelle venait de recevoir ; mais Luisa y coupa court en lui disant sĂšchement quâelle nâavait pas besoin de ses services.
Nina tressaillit, â elle nâĂ©tait point habituĂ©e Ă ĂȘtre congĂ©diĂ©e si durement, â et, avec son mauvais sourire, elle regagna sa chambre.
La visite du jeune banquier lui donnait fort Ă penser. AprĂšs lui avoir dĂ©fendu sa porte, non-seulement Luisa avait consenti Ă le recevoir Ă deux heures du matin, mais encore elle lâavait reçu loin de tous les regards, les portes fermĂ©es, et dans lâappartement du chevalier.
Luisa, il est vrai, avait accueilli le jeune homme avec une physionomie sĂ©vĂšre ; mais, Ă son dĂ©part, elle Ă©tait rentrĂ©e dans sa chambre le visage prĂ©occupĂ© seulement, attendri mĂȘme. On voyait que ses yeux avaient, sinon pleurĂ©, du moins senti lâhumiditĂ© des larmes.
Qui avait pu ramener cette fiĂšre Luisa Ă des sentiments plus doux ?
Lâamour du beau jeune homme avait-il trouvĂ© grĂące dans son cĆur, et y avait-il place dans ce cĆur pour un amour nouveau Ă cĂŽtĂ© de lâamour ancien ?
CâĂ©tait impossible Ă croire ; cependant, ce qui venait de se passer Ă©tait bien extraordinaire.
Luisa, nous lâavons dit, avait remarquĂ© le mauvais regard de Giovannina ; mais elle avait Ă rĂ©flĂ©chir sur quelque chose de plus grave que le nom du dĂ©nonciateur Ă trouver. Elle avait Ă rĂ©flĂ©chir sur lâemploi quâelle ferait de ce secret sans compromettre celui qui le lui avait confiĂ©, et comment elle sauverait Salvato sans perdre Backer.
Il fallait, avant tout, quâelle vĂźt le jeune officier ; mais elle ne le voyait jamais que le soir chez la duchesse. LĂ , leur rencontre Ă©tait toute naturelle, le salon de la duchesse Ă©tant, comme lâavait dit Backer, un vĂ©ritable club.
Or, câĂ©tait bien du temps perdu que dâattendre un soir sur trois jours : câĂ©tait un jour de perdu. Il fallait donc lâenvoyer chercher, et Ă Michele seul on pouvait confier un message de cette espĂšce.
Elle Ă©tendit le bras pour sonner Giovannina ; mais, depuis dix minutes Ă peu prĂšs quâelle lâavait renvoyĂ©e, Giovannina Ă©tait peut-ĂȘtre couchĂ©e. Luisa pensa quâil Ă©tait plus simple dâaller Ă la chambre de la jeune fille et de lui porter lâordre que de la forcer Ă le venir chercher.
La chambre de Giovannina nâĂ©tait sĂ©parĂ©e de celle de sa maĂźtresse que par le corridor qui conduisait chez la duchesse Fusco.
Cette chambre Ă©tait fermĂ©e par une porte vitrĂ©e seulement. La lumiĂšre y brillait encore, et, soit que le pas de Luisa fĂ»t si lĂ©ger que Giovannina ne pĂ»t lâentendre, soit que lâoccupation Ă laquelle elle se livrait lâabsorbĂąt trop profondĂ©ment pour quâelle songeĂąt Ă autre chose, Luisa, en arrivant Ă la porte, put voir, Ă travers le rideau de fine mousseline qui en couvrait le vitrage, sa femme de chambre assise Ă une table et Ă©crivant.
Comme peu importait Ă Luisa de savoir Ă qui Giovannina Ă©crivait, elle ouvrit tout simplement et tout naturellement la porte. Mais sans doute il importait Ă Giovannina que sa maĂźtresse ne sĂ»t point quâelle Ă©crivait ; car elle poussa un faible cri de surprise et se leva pour se placer entre Luisa et sa lettre.
Quoique étonnée que Nina écrivßt à trois heures du matin, au lieu de se coucher et de dormir, Luisa ne lui fit aucune question, et se contenta de lui dire :
â Je voudrais voir Michele ce matin dâaussi bonne heure que possible : faites-le-lui savoir.
Puis, refermant la porte et rentrant chez elle, Luisa laissa sa femme de chambre libre de continuer sa lettre.
Comme on le comprend bien, Luisa dormit peu. Vers sept heures du matin, elle entendit du bruit dans la maison : câĂ©tait Giovannina qui se levait et sortait pour accomplir lâordre de sa maĂźtresse.
Giovannina fut absente pendant prĂšs dâune heure et demie. Il est vrai quâelle rentra avec Michele. Pour que la commission de sa maĂźtresse fĂ»t bien faite, elle avait voulu sans doute la faire elle-mĂȘme.
Au premier coup dâĆil que le lazzarone jeta sur Luisa, il comprit quâil venait de se passer quelque chose de grave.
Luisa Ă©tait tout Ă la fois pĂąle et fiĂ©vreuse ; ses yeux Ă©taient entourĂ©s de ce cercle bleuĂątre qui dĂ©nonce lâinsomnie.
â Quâas-tu donc, petite sĆur ? demanda Michele avec inquiĂ©tude.
â Rien, rĂ©pondit Luisa en essayant de sourire ; seulement, le plus promptement possible jâai besoin de voir Salvato.
â Ce ne sera pas difficile, petite sĆur, et un saut est vite fait dâici au palais dâAngri.
Et, en effet, Salvato logeait, avec le gĂ©nĂ©ral Championnet, rue Toledo, Ă ce mĂȘme palais dâAngri oĂč, soixante ans plus tard, logea Garibaldi.
â Alors, dit Luisa, va, et reviens vite !
Michele ne fit quâun saut, comme il avait dit ; mais, avant quâil fĂ»t revenu, un soldat de planton apportait une lettre de Salvato.
Elle était conçue en ces termes :
« Ma bien-aimĂ©e Luisa, ce matin, Ă cinq heures, jâai reçu lâordre du gĂ©nĂ©ral de partir pour Salerne et dây organiser une colonne que lâon envoie en Basilicate, oĂč, Ă ce quâil paraĂźt, nous avons quelques troubles. Jâestime que cette organisation, en y mettant toute lâactivitĂ© possible, me prendra deux jours. Je pense donc ĂȘtre de retour vendredi soir.
» Si jâespĂ©rais, Ă mon retour, trouver la fenĂȘtre de la ruelle ouverte, et si je pouvais passer une heure avec vous dans la chambre heureuse, je bĂ©nirais presque mon exil de deux jours qui me vaudrait une pareille faveur.
» Jâai laissĂ© au palais dâAngri des hommes chargĂ©s de mâapporter mes lettres. Jâen attends plusieurs, mais je nâen espĂšre quâune.
» Oh ! lâadorable soirĂ©e que jâai passĂ©e hier ! oh ! lâennuyeuse soirĂ©e que je vais passer aujourdâhui !
» Au revoir, ma belle madone au Palmier ! Jâattends et jâespĂšre.
» Votre SALVATO. »
Luisa fit un geste de désespoir.
Si Salvato nâĂ©tait de retour que vendredi soir, comment aurait-elle le temps de le soustraire au massacre de la nuit ?
Elle aurait le temps de mourir avec lui Ă peine !
Le planton attendait une réponse.
Quâallait rĂ©pondre Luisa ? Elle nâen savait rien. Sans doute, la conspiration Ă©tait organisĂ©e Ă Salerne comme Ă Naples. Le rĂ©vĂ©lateur nâavait-il pas dit quâelle devait Ă©clater Ă Naples et dans ses environs ?
Elle crut un instant quâelle allait devenir folle.
Giovannina, implacable comme la haine, lui répétait que le messager attendait une réponse.
Elle prit une plume et écrivit :
« Je reçois votre lettre, mon frĂšre bien-aimĂ©. En toute autre circonstance, je me serais contentĂ©e de vous rĂ©pondre : « Vous aurez votre fenĂȘtre ouverte, » et je vous attendrai dans la chambre heureuse. » Mais il faut que je vous voie avant deux jours. Je vous enverrai aujourdâhui Michele Ă Salerne ; il vous portera une lettre de moi, que je vous Ă©crirai aussitĂŽt que jâaurai remis un peu dâordre dans mes idĂ©es.
» Si vous quittez votre hĂŽtel, ou le palais de lâIntendance, ou le logement que vous aurez choisi enfin et oĂč Michele ira vous chercher, dites oĂč vous serez, afin que, partout oĂč vous serez, il vous trouve.
Votre sĆur, LUISA. »
Elle ferma, cacheta cette lettre et la remit au planton.
Celui-ci se croisa dans le jardin avec Michele.
Michele venait annoncer Ă Luisa ce que Luisa savait dĂ©jĂ , câest-Ă -dire lâabsence de Salvato et lâordre quâil avait donnĂ© de lui envoyer ses lettres Ă Salerne.
Luisa le pria de rester Ă la maison. Elle aurait sans doute, dans la journĂ©e, quelques commissions importantes Ă lui donner ; peut-ĂȘtre lâenverrait-elle Ă Salerne.
Puis, plus agitĂ©e que jamais, elle rentra dans sa chambre et sây enferma.
Michele, qui avait lâhabitude de voir sa sĆur de lait si calme, se retourna vers la jeune femme de chambre.
â Quâa donc ce matin Luisa ? lui demanda-t-il. Est-ce que, depuis que je suis devenu raisonnable, elle deviendrait folle, par hasard ?
â Je ne sais, rĂ©pondĂźt Giovannina ; mais elle est ainsi depuis la visite que lui a faite, cette nuit, M. AndrĂ© Backer.
Michele vit le mauvais sourire qui passait sur les lĂšvres de Giovannina. Ce nâĂ©tait point la premiĂšre fois quâil le remarquait, mais, cette fois, ce sourire avait une telle expression de haine, que peut-ĂȘtre allait-il en demander lâexplication, lorsque Luisa sortit de sa chambre enveloppĂ©e dâune mante de voyage. Son visage, plus ferme, sinon plus calme, donnait Ă sa physionomie lâimpression dâune rĂ©solution prise et Ă laquelle il eĂ»t Ă©tĂ© inutile de sâopposer.
â Michele, dit-elle, tu peux disposer de toute ta journĂ©e, nâest-ce pas ?
â De toute ma journĂ©e, de toute ma nuit, de toute ma semaine.
â Alors, viens avec moi.
Puis, se retournant vers Giovannina :
â Si je ne reviens pas ce soir, ne soyez pas inquiĂšte, dit-elle ; cependant, attendez-moi toute la nuit.
Et, faisant signe Ă Michele de la suivre, elle sortit la premiĂšre.
â Madame, pour la premiĂšre fois de sa vie, ne mâa pas tutoyĂ©e, dit Giovannina Ă Michele ; tĂąchez donc de savoir dâelle pourquoi.
â Bon ! rĂ©pondit le lazzarone, elle tâaura vue sourire.
Et il descendit rapidement le perron pour rejoindre Luisa, qui lâattendait impatiente Ă la porte du jardin.
Ă Naples, les moyens de locomotion sont faciles, justement parce quâil nây a aucun service officiel arrĂȘtĂ©.
Sâil sâagit, par exemple, dâaller Ă Salerne et que le vent soit favorable, on traverse le golfe en barque, on prend une voiture Ă Castellamare, et lâon est Ă Salerne en trois heures et demie ou quatre heures.
Si le vent est contraire, on prend une voiture Ă Naples, Ă la premiĂšre place, au premier angle de rue, au premier carrefour ; on contourne le golfe par Resina, Portici, Torre-del-Greco ; on sâenfonce dans la montagne par la Cava, et lâon arrive Ă Salerne Ă peu prĂšs dans le mĂȘme espace de temps.
Ă peine sur le quai, Michele sâinforma du but du voyage, et, ayant appris que le but du voyage Ă©tait Salerne, demanda Ă sa sĆur de lait...