Si pressants que fussent nos chagrins et nos besoins personnels, nous n'avions guĂšre de loisir de nous y arrĂȘter, car le moment approchait oĂč allait se dĂ©cider non seulement notre destinĂ©e Ă nous, mais encore celle de la cause protestante en Angleterre.
Aucun de nous ne traitait le danger à la légÚre.
Il n'eut fallu rien moins qu'un miracle pour nous éviter une défaite et la plupart d'entre nous étaient convaincus que le temps des miracles était passé.
D'aucuns néanmoins pensaient autrement.
Je crois que bon nombre de Puritains, s'ils avaient vu le ciel s'ouvrir cette nuit-là et les armées des Séraphins et des Chérubins en descendre à notre aide, auraient regardé cela comme un événement qui n'avait rien de merveilleux, rien d'inattendu.
Toute la ville retentissait de prĂȘches.
Chaque escadron, chaque compagnie avait son prédicant de prédilection, parfois plus d'un, pour lui faire des harangues, des commentaires.
MontĂ©s sur des tonneaux, sur des chars, ou par les fenĂȘtres, et mĂȘme du haut des toits, ils exhortaient la foule au dessous d'eux.
Et leur Ă©loquence ne se dĂ©pensait point en vain. Des clameurs, rauques, sauvages, s'Ă©levaient des rues, mĂȘlĂ©es de priĂšres et d'exclamations dĂ©sordonnĂ©es.
Les hommes étaient ivres de religion, comme de vin.
Ils avaient la figure échauffée, la langue pùteuse, les gestes fous.
Sir Stephen et Saxon échangeaient des sourires à ce spectacle, car en vieux soldats qu'ils étaient, ils savaient que parmi les causes qui rendent un homme vaillant en prouesses et insouciant de la vie, il n'en est point qui soit plus énergique et plus persistante que cet accÚs religieux.
Le soir, je trouvai le temps de rendre visite à mon ami blessé et le vis adossé à des oreillers, étendu sur son lit, respirant avec quelque difficulté, mais aussi en train, aussi gai que d'ordinaire.
Notre prisonnier, le Major Ogilvy, qui s'était pris d'une vive affection pour nous, était assis prÚs de son lit et lui lisait un vieux recueil de piÚces de théùtre.
â Cette blessure est survenue Ă un fĂącheux moment, disait Ruben avec impatience. N'est-ce pas trop fort qu'une lĂ©gĂšre piqĂ»re comme celle-lĂ envoie mes hommes au combat sans leur chef, aprĂšs tant de marches et d'exercices ? J'ai Ă©tĂ© lĂ quand on disait les grĂąces et je n'aurai pas Ă dĂźner.
â Votre compagnie a Ă©tĂ© rĂ©unie Ă la mienne, rĂ©pondis-je. Ce qui n'empĂȘche pas que ces braves gens soient fort abattus de n'avoir point leur capitaine. Le mĂ©decin est-il venu vous voir ?
â Il vient de sortir, dit le Major Ogilvy, et il dĂ©clare que l'Ă©tat de notre ami s'amĂ©liore, mais il m'a conseillĂ© de ne point le laisser causer.
â Vous entendez, mon garçon ? dis-je en le menaçant du doigt. Si je vous entends dire un seul mot, je m'en vais. Vous allez Ă©chapper Ă un rude rĂ©veil cette nuit, major. Que pensez-vous de nos chances ?
â Je n'en ai jamais augurĂ© rien de bon dĂšs le dĂ©but, rĂ©pondit-il avec franchise, Monmouth agit comme un joueur ruinĂ©, qui risque sa derniĂšre piĂšce de monnaie sur le tapis vert. Il ne peut gagner beaucoup, mais il peut perdre tout.
â Ah ! voilĂ une affirmation bien tranchante, dis-je. Un succĂšs ferait peut-ĂȘtre prendre les armes Ă tous les comtĂ©s de l'intĂ©rieur.
â LâAngleterre n'est pas mĂ»re pour cela, rĂ©pondit le Major, en hochant la tĂȘte. Sans doute elle n'est pas enchantĂ©e soit du Papisme, soit d'un Roi papiste, mais nous savons que ce n'est lĂ qu'un flĂ©au passager, puisque l'hĂ©ritier du trĂŽne, le Prince d'Orange, est protestant. DĂšs lors pourquoi s'exposer Ă tant de maux pour arriver Ă un rĂ©sultat que le temps, uni Ă la patience, amĂšnera sĂ»rement ? En outre, l'homme que vous soutenez a prouvĂ© qu'il est indigne de confiance. N'a-t-il point promis dans sa DĂ©claration de laisser aux Communes le choix du monarque ? Et pourtant, moins de huit jours aprĂšs, ne s'est-il pas proclamĂ© Roi devant la Croix du MarchĂ©, Ă Taunton ? Comment croire un homme qui a aussi peu d'Ă©gards pour la vĂ©ritĂ© ?
â Trahison, Major, trahison scandaleuse ! rĂ©pondis-je en riant. Sans doute si nous pouvions commander un chef comme on commande un habit, nous aurions peut-ĂȘtre choisi un chef d'un tissu plus solide. Ce n'est point lui que nous soutenons par les armes, ce sont les libertĂ©s et les droits antiques des Anglais. Avez-vous vu Sir Gervas ?
Le Major Ogilvy et Ruben lui-mĂȘme Ă©clatĂšrent de rire.
â Vous le trouverez dans la chambre au-dessus. Jamais homme Ă la mode ne se prĂ©para pour un bal Ă la Cour avec autant de soin qu'il en prend pour le combat. Si les troupes du Roi le font prisonnier, elles s'imagineront certainement qu'elles tiennent le Duc. Il est venu ici nous demander notre avis au sujet de ses mouches, de ses culottes, et je ne sais quoi encore. Vous ferez mieux d'y aller.
â Alors, adieu, Ruben, dis-je en lui serrant la main.
â Adieu, Micah ! et que Dieu vous garde de tout mal ! dit-il.
â Puis-je vous dire un mot Ă part, major ? fis-je tout basâŠ
Et je repris :
â Vous ne direz pas, je pense, qu'on vous a rendu votre captivitĂ© bien pĂ©nible. DĂšs lors, puis-je vous demander de veiller sur mon ami, dans le cas oĂč nous serions dĂ©faits cette nuit ? Ă n'en pas douter, si Feversham a le dessus, il se fera ici une sanglante besogne. Ceux qui seront sains et saufs, s'en tireront comme ils pourront mais lui, il est rĂ©duit Ă l'impuissance, et il aura besoin d'un ami.
Le Major me serra la main.
â J'en prends Dieu Ă tĂ©moin, dit-il. Il ne lui arrivera rien de fĂącheux.
â Vous m'avez soulagĂ© le cĆur d'un grand poids, rĂ©pondis-je, car je sais que je le laisse en sĂ»retĂ©. Je puis maintenant monter Ă cheval pour aller au combat l'esprit dispos.
Le soldat me répondit par un sourire amical et retourna dans la chambre du malade, pendant que je montais l'escalier et entrais dans le logis de Sir Gervas JérÎme.
Il était debout devant une table encombrée de pots, de brosses, de boites, d'une vingtaine d'autres menus objets achetés ou empruntés pour la circonstance.
Un grand miroir à main était posé contre le mur, entre deux chandelles allumées.
Devant lui, le baronnet, dont la belle et pùle figure avait une expression des plus sérieuses, des plus solennelles, arrangeait une cravate blanche de berdash.
Ses bottes de cheval reluisaient du plus bel éclat et la couture rompue avait été refaite.
Son baudrier, sa cuirasse, ses courroies, tout était propre et brillant.
Il avait revĂȘtu son costume le plus pimpant, le plus neuf, et avant tout il avait arborĂ© une trĂšs noble et trĂšs imposante perruque entiĂšre, dont les boucles retombaient sur ses Ă©paules.
Depuis son coquet chapeau de cavalier jusqu'Ă ses Ă©perons brillants, il n'avait pas sur lui un atome de poussiĂšre, pas une tache, ce qui contrastait fĂącheusement avec mon aspect, car j'Ă©tais encore tout couvert d'une croĂ»te Ă©paisse laissĂ©e par la vase des marais de Sedgemoor, et les courses Ă cheval et la besogne faite, pendant ces deux jours sans trĂȘve ni repos, avaient complĂ©tĂ© le dĂ©sordre de ma toilette.
â Qu'on me coupe en deux, si vous n'ĂȘtes pas venu au bon moment ! s'Ă©cria-t-il dĂšs mon entrĂ©e. Je viens d'envoyer en bas lâordre de me monter un flacon de vin des Canaries. Ah ! le voilĂ arrivĂ©.
Ă ce moment-lĂ , une servante de l'hĂŽtellerie entrait d'un pas menu avec la bouteille et les verres.
â Voici une piĂšce d'or, ma belle enfant. C'est bien la derniĂšre qui me reste au monde, la seule survivante d'une assez belle famille. Payez le vin Ă l'hĂŽtelier, ma petite, et gardez la monnaie. Vous vous en achĂšterez des rubans pour la fĂȘte prochaine. Que le diable m'emporte, je n'arrive pas Ă arranger cette cravate sans qu'elle fasse des plis !
â Il n'y a rien qui aille de travers, rĂ©pondis-je. Comment peut-on s'occuper de pareilles bagatelles en un moment comme celui-ci ?
â Bagatelles ! cria-t-il d'un ton fĂąchĂ©. Bagatelles ! Bah, aprĂšs tout, ce n'est pas la peine d'argumenter avec vous, votre intelligence bucolique ne s'Ă©lĂšverait jamais Ă concevoir les fines consĂ©quences qu'il peut y avoir dans de pareilles affaires, le repos d'esprit que l'on Ă©prouve quant tout est bien ordonnĂ©, et le malaise cruel quand quelque chose est de travers. Cela vient sans doute de l'Ă©ducation, et il peut se faire que j'en aie plus que d'autres personnes de ma condition. Je suis comme un chat qui passerait toute la journĂ©e Ă se lĂ©cher pour enlever jusqu'Ă la derniĂšre parcelle de poussiĂšre. Cette mouche au-dessus du sourcil n'est-elle pas heureusement placĂ©e ? Non, vous n'ĂȘtes pas mĂȘme capable d'exprimer une opinion. Je prĂ©fĂ©rerais demander l'avis de l'ami Marot, le chevalier du pistolet. Remplissez votre verre.
â Votre compagnie vous attend prĂšs de l'Ă©glise, rĂ©pondis-je. Je l'ai aperçue sur mon passage.
â Quel air avait-elle ? demanda-t-il. Les hommes Ă©taient-ils poudrĂ©s, propres ?
â Ah ! pour cela, je n'ai pas eu le temps de le remarquer. J'ai vu qu'ils coupaient leurs mĂšches et prĂ©paraient leurs amorces.
â J'aimerais mieux qu'ils eussent des fusils Ă pierre, rĂ©pondit-il en s'aspergeant d'eau de senteur. Les fusils Ă mĂšche sont lents Ă charger et encombrants. Avez-vous assez de vin ?
â Je n'en prendrai pas davantage, dis-je.
â Alors peut-ĂȘtre le Major se chargera de le finir, il ne m'arrive pas souvent de demander qu'on m'aide Ă boire une bouteille, mais je veux avoir toute ma tĂȘte Ă moi cette nuit. Descendons et allons voir nos hommes.
Il était dix heures quand nous fûmes dans la rue.
Le bourdonnement des prĂȘcheurs et les cris du peuple s'Ă©taient Ă©teints, car les rĂ©giments s'Ă©taient formĂ©s et se tenaient silencieux, rĂ©solus.
La faible lueur des lampes et des fenĂȘtres se jouait sur leurs rangs noirs et serrĂ©s.
Une lune froide et claire brillait sur nous entre des nuages laineux, qui de temps Ă autre passaient sur elle.
Bien loin vers le nord, de tremblants rayons de lumiÚre papillotaient au ciel, allaient et venaient comme de longs doigts fiévreux.
C'était une aurore boréale, un spectacle qui se voit rarement dans les comtés du Sud.
Il n'est donc guĂšre Ă©tonnant qu'en un moment pareil les fanatiques le fissent remarquer en l'interprĂ©tant comme un signe venu de l'autre monde, en le comparant Ă la colonne de feu qui guidait IsraĂ«l Ă travers les pĂ©rils du dĂ©sert. Les trottoirs et les fenĂȘtres Ă©taient encombrĂ©s de femmes et d'enfants qui jetaient des exclamations aiguĂ«s de crainte ou d'Ă©tonnement, selon que l'Ă©trange lueur croissait ou s'effaçait.
â C'est pour dix heures et demie sonnant Ă l'horloge de Saint-Marc, dit Saxon, pendant que nous rejoignions Ă cheval le rĂ©giment. N'avons-nous rien Ă donner aux hommes ?
â Il y a un tonneau de cidre de Zoyland dans la cour de cette hĂŽtellerie, dit Sir Gervas. OhĂ© ! Dawson. prenez-moi ces agrafes de manche en or et donnez-les en Ă©change Ă monsieur l'hĂŽtelier. Je veux ĂȘtre pendu, s'ils vont au combat avec de l'eau claire dans le corps.
â Ils en sentiront le besoin avant que le matin se lĂšve, dit Saxon, pendant qu'une vingtaine de piquiers couraient Ă l'hĂŽtellerie. L'air des marais a pour effet de glacer le sang.
â J'ai dĂ©jĂ froid, et Covenant bat des pieds pour la mĂȘme raison, dis-je. Ne pourrions-nous pas, si nous en avons le temps promener nos chevaux au trot le long des lignes ?
â Certainement, rĂ©pondit Saxon avec joie, nous ne pouvons rien faire de mieux.
Aussi donc, agitant les rĂȘnes, nous partĂźmes, les fers des chevaux tirant des Ă©tincelles des pavĂ©s en silex, sur notre route.
DerriĂšre la cavalerie, et formant une longue ligne, qui s'Ă©tendait de la porte d'Eastover, en passant par la Grande Rue, jusqu'au Cornill, puis longeait l'Ă©glise et finissait Ă la Croix du Porc, notre infanterie Ă©tait rangĂ©e, silencieuse et farouche, exceptĂ© quand une voix de femme partant d'une fenĂȘtre, Ă©tait suivie d'une grave et courte rĂ©ponse dans les rangs.
La lumiÚre capricieuse se reflétait sur les lames des faux ou les canons des fusils et montrait les lignes de figures taillées à la hache, contractées.
Les unes Ă©taient celles de vrais enfants sans un poil aux joues ; les autres, celles de vieillards dont les barbes grises descendaient jusqu'Ă leurs buffleteries entrecroisĂ©es, mais toutes portaient l'empreinte du courage obstinĂ©, de la rĂ©solution farouche qui se concentre sur elle-mĂȘme.
Il y avait encore ici des pĂȘcheurs du Sud, les rudes hommes venus des Mendips, les sauvages chasseurs de Porlok Quay et de Minehead, les braconniers d'Exmoor, les habitants velus des marais d'Axbridge, les montagnards des Quantocks, les ouvriers en laine et en serge du ComtĂ© de Devon, les marchands de bestiaux de Bampton, les habits rouges de la milice, les solides bourgeois de Taunton, puis ceux qui en formaient l'Ă©lite, la vĂ©ritable force, les braves paysans des plaines, en blouses.
Ils avaient relevé les manches de leurs jaquettes, et montraient leurs bras brunis et musculeux, ainsi que c'était leur habitude, quand il y avait de bonne besogne à faire.
Pendant que je vous parle, chers enfants, cinquante ans s'effacent comme un brouillard matinal, et je me revois chevauchant par la rue tortueuse, je revois les rangs compacts de mes braves compagnons.
Braves cĆurs ! Ils montrĂšrent Ă tous les temps combien il faut peu d'entraĂźnement pour faire de l'Anglais un soldat, et quelle race d'hommes se forme dans ces tranquilles, ces paisibles hameaux qui sont parsemĂ©s sur les pentes ensoleillĂ©es des dunes dans les ComtĂ©s de Somerset et de Devon.
Si jamais l'Angleterre tombait Ă genoux sous un coup, si ceux qui se battent pour elle l'abandonnaient et qu'elle se vĂźt dĂ©sarmĂ©e en face de son ennemi, qu'elle reprenne cĆur, qu'elle se rappelle que tout village du royaume est une caserne, que sa vĂ©ritable armĂ©e permanente consiste dans le courage, l'endurance et la vertu simple toujours prĂ©sents dans le cĆur du plus hum...
