Petit-Pierre, restĂ© seul, sâappuya contre un arbre, et, muet, immobile, les yeux fixes, lâoreille tendue, il attendit, essayant de saisir au passage le plus petit bruit.
Pendant cinq minutes, Ă part lâespĂšce de bourdonnement qui semblait venir du mĂȘme cĂŽtĂ© que la lueur, il nâentendit rien.
Tout Ă coup, le hennissement dâun cheval retentit dans la forĂȘt et fit tressaillir Petit-Pierre.
Presque au mĂȘme moment, il entendit un lĂ©ger bruit dans les broussailles et une ombre se dressa devant lui : câĂ©tait Bonneville.
Bonneville, qui ne voyait pas Petit-Pierre, collĂ© au tronc de lâarbre, lâappela deux fois.
Petit-Pierre bondit vers lui.
â Alerte ! alerte ! dit Bonneville en entraĂźnant Petit-Pierre.
â Quây a-t-il ?
â Pas un instant Ă perdre ! Venez ! venez !
Puis, tout en courant :
â Un bivouac de chasseurs. Sâil nây avait eu que des hommes, jâaurais pu me chauffer au mĂȘme feu quâeux, sans quâils me vissent ou quâils mâentendissent ; mais un cheval mâa Ă©ventĂ© et a henni.
â Je lâai entendu.
â Alors, vous comprenez⊠Pas un mot ! des jambes, voilĂ tout.
Et, en effet, sans prononcer une parole, Bonneville et Petit-Pierre firent à peu prÚs cinq cents pas dans un layon, que, par bonheur, ils avaient rencontré sur le chemin.
Puis, il tira Petit-Pierre dans la lisiĂšre et, sâarrĂȘtant :
â Maintenant, dit-il, respirez.
Pendant que Petit-Pierre respirait, Bonneville essaya de sâorienter.
â Sommes-nous perdus ? demanda Petit-Pierre inquiet.
â Oh ! il nây a pas de danger ! dit Bonneville ; seulement, je cherche sâil nây a pas un moyen dâĂ©viter ce maudit marais.
â Sâil doit nous mener plus directement Ă notre but, prenons-le, dit Petit-Pierre.
â Il le faudra bien, rĂ©pondit Bonneville ; je ne vois pas dâautre chemin.
â Alors, en route ! dit Petit-Pierre ; seulement, guidez-moi.
Bonneville ne rĂ©pondit rien ; mais, comme preuve dâurgence il se mit immĂ©diatement en marche, et, au lieu de suivre la ligne dans laquelle ils sâĂ©taient engagĂ©s, il tourna Ă droite, et se remit Ă marcher dans le taillis.
Au bout de dix minutes, les buissons devinrent plus rares, lâobscuritĂ© devint moins profonde ; ils Ă©taient Ă la lisiĂšre de la forĂȘt, et ils entendaient devant eux le murmure des roseaux entrechoquĂ©s par le vent.
â Ah ! ah ! fit Petit-Pierre, qui reconnaissait ce bruit, il paraĂźt que nous y sommes.
â Oui, rĂ©pondit Bonneville, et je ne vous cacherai point que voilĂ le moment le plus critique de notre nuit.
Et, Ă ces mots, le jeune homme sortit de sa poche un couteau, qui, Ă la rigueur, pouvait passer pour un poignard, et coupa un petit arbre quâil Ă©brancha et dont il eut soin de cacher les Ă©mondes.
â Maintenant, dit-il, mon pauvre Petit-Pierre, il faut vous rĂ©signer et reprendre votre siĂšge sur mes Ă©paules.
Petit-Pierre fit Ă lâinstant mĂȘme ce que lui demandait son guide, et celui-ci sâavança vers le marais.
La marche de Bonneville, alourdie par le poids quâil portait, embarrassĂ©e par la longue gaule quâil tenait Ă la main et avec laquelle il sondait le terrain Ă chaque pas quâil faisait, Ă©tait horriblement difficile.
Souvent, il enfonçait dans la vase, jusquâau-dessus du genou, et ce terrain, qui semblait mou et peu compact lorsquâil sâagissait dây entrer, offrait une vĂ©ritable rĂ©sistance lorsquâil sâagissait dâen sortir ; ce nâĂ©tait alors quâavec la plus grande peine que Bonneville parvenait Ă en arracher ses jambes ; on eĂ»t dit que le gouffre ouvert sous leurs pieds ne pouvait se dĂ©cider Ă lĂącher sa proie.
â Laissez-moi vous donner un avis, mon cher comte, dit Petit-Pierre.
Bonneville sâarrĂȘta et sâessuya le front.
â Si, au lieu de patauger dans cette vase, vous marchiez sur ces touffes de jonc quâil me semble entrevoir çà et lĂ , je crois que vous y trouveriez un terrain plus solide.
â Oui, dit Bonneville, sans doute ; mais aussi nous y laisserions une trace plus visible.
Mais, aprĂšs un instant :
â Nâimporte ! dit-il, vous avez raison, cela vaut encore mieux.
Et, changeant de direction, Bonneville gagna les touffes de jonc.
En effet, la racine chevelue des roseaux avait formĂ© çà et lĂ des espĂšces dâĂźlots dâun pied de largeur, qui prĂ©sentaient sur ce terrain bourbeux des surfaces dâune certaine soliditĂ© : le jeune homme les reconnaissait Ă lâaide de sa perche et sâĂ©lançait de lâun sur lâautre.
Mais, de temps en temps, alourdi par le poids de Petit-Pierre, il prenait mal sa mesure, glissait, et ne se retenait quâavec la plus grande peine ; et ce manĂšge eut bientĂŽt si complĂštement Ă©puisĂ© ses forces, quâil dut prier Petit-Pierre de descendre et de sâasseoir pour le laisser reprendre haleine.
â Vous voilĂ Ă©puisĂ©, mon pauvre Bonneville, dit Petit-Pierre. Est-ce encore bien long, votre marais ?
â Nous avons encore deux ou trois cents pas Ă parcourir, aprĂšs quoi, nous rentrerons en forĂȘt, jusquâĂ la ligne de Benaste, qui nous conduira directement Ă notre mĂ©tairie.
â Pourrez-vous aller jusque-lĂ ?
â Je lâespĂšre.
â Oh ! mon Dieu, mon Dieu, que je voudrais donc pouvoir vous porter Ă mon tour ou tout au moins marcher prĂšs de vous !
Ces mots rendirent au comte toute sa force ; et, renonçant Ă sa seconde façon dâavancer, il entra rĂ©solĂ»ment dans la boue.
Mais plus il avançait, plus le sol devenait mouvant et bourbeux.
Tout Ă coup, Bonneville, qui, entraĂźnĂ© par un faux pas, venait de poser son pied dans un endroit quâil nâavait pas eu le temps de sonder, se sentit enfoncer rapidement et sembla prĂšs de disparaĂźtre.
â Si jâenfonce tout Ă fait, dit-il, jetez-vous Ă droite ou Ă gauche ; le passage dangereux nâest jamais large.
Petit-Pierre sauta, en effet, de cĂŽtĂ©, non pas pour chercher Ă se sauver, mais pour ne pas alourdir Bonneville dâun poids Ă©tranger.
â Oh ! mon ami, sâĂ©cria-t-il le cĆur serrĂ©, les yeux mouillĂ©s de larmes, Ă ce cri sublime de dĂ©vouement et dâabnĂ©gation, songez Ă vous, je vous lâordonne !
Le jeune comte Ă©tait dĂ©jĂ enfoncĂ© jusquâĂ la ceinture ; par bonheur, il avait eu le temps de mettre sa perche en travers, et, comme elle reposait sur deux touffes de jonc qui prĂ©sentaient un appui suffisant, il put, grĂące Ă la rĂ©sistance quâelle lui offrait et aidĂ© de Petit-Pierre, qui le retenait par le collet de son habit, parvenir Ă se tirer de ce mauvais pas.
BientĂŽt le terrain devint plus solide ; la ligne noire de bois qui avait toujours marquĂ© lâhorizon se rapprocha et grandit ; les deux fugitifs touchaient Ă lâextrĂ©mitĂ© du marĂ©cage.
â Enfin ! dit Bonneville.
â Ouf ! fit Petit-Pierre en se laissant glisser Ă terre, aussitĂŽt quâil sentit le sol rĂ©sister sous les pieds de son compagnon ; ouf ! vous devez ĂȘtre brisĂ©, mon cher comte.
â Non, rĂ©pondit Bonneville, je suis essoufflĂ©, voilĂ tout.
â Oh ! mon Dieu ! dit Petit-Pierre, et nâavoir rien pour vous rendre vos forces, pas mĂȘme la gourde du soldat ou du pĂšlerin, pas mĂȘme le morceau de pain du mendiant !
â Bah ! dit le comte, mes forces, ce nâest point de lâestomac que je les tire.
â Alors, dites-moi dâoĂč vous les tirez, mon cher comte : je tĂącherai de faire comme vous.
â Auriez-vous faim ?
â Jâavoue que je mangerais bien quelque chose.
â HĂ©las ! dit le comte, voilĂ que vous me faites regretter Ă mon tour ce dont je me souciais si peu tout Ă lâheure.
Petit-Pierre se mit Ă rire, et, plaisantant pour rendre le courage Ă son compagnon :
â Bonneville, dit-il, appelez lâhuissier, faites avertir le chambellan de service, afin quâil prĂ©vienne les officiers de bouche de mâapporter mon en-cas. Je goĂ»terais volontiers de ces bĂ©cassines que jâai tout Ă lâheure entendues crier en partant sous nos pieds.
â Son Altesse royale est servie, dit le comte en mettant un genou en terre et en offrant, sur la forme de son chapeau, un objet que Petit-Pierre saisit avec empressement.
â Du pain ! sâĂ©cria-t-il.
â Du pain noir, fit Bonneville.
â Bon ! la nuit, on ne voit pas de quelle couleur il est.
â Du pain sec, deux fois sec !
â Câest toujours du pain.
Et Petit-Pierre mordit à belles dents dans le croûton, qui, depuis deux jours, séchait dans la poche du comte.
â Et quand je pense, dit Petit-Pierre, que câest le gĂ©nĂ©ral Dermoncourt qui, Ă cette heure, mange mon souper Ă Souday, nâest-ce pas enrageant ?
Puis, tout Ă coup :
â Oh ! pardon, mon cher guide, continua Petit-Pierre ; mais lâestomac chez moi lâa si bien emportĂ© sur le cĆur, que jâai oubliĂ© de vous offrir la moitiĂ© de mon souper.
â Merci, rĂ©pondit Bonneville ; mon appĂ©tit ne va pas encore jusquâĂ croquer des cailloux ; mais, en Ă©change de votre offre si gracieuse, je vais vous montrer comment il faut faire pour rendre votre pauvre souper moins coriace.
Bonneville prit le pain, le rompit en petits morceaux, non sans peine, alla les plonger dans une source qui coulait Ă deux pas de lĂ , appela Petit-Pierre, sâassit dâun cĂŽtĂ© de la source, et Petit-Pierre de lâautre, et, retirant une Ă une les croĂ»tes dĂ©trempĂ©es et amollies, il les prĂ©senta Ă son compagnon affamĂ©.
â Ma foi, dit celui-ci lorsquâil fut au dernier lopin, il y a vingt ans que je nâai si bien soupĂ© ! Bonneville, je vous nomme mon majordome.
â Et moi, dit le comte, je redeviens votre guide. Assez de dĂ©lices comme cela, continuons notre chemin.
â Je suis prĂȘt, dit Petit-Pierre en se dressant gaiement sur ses pieds.
On se remit en marche Ă travers bois, et, une demi-heure aprĂšs, on se retrouva au bord dâune riviĂšre quâil fallait traverser.
Bonneville essaya de son procĂ©dĂ© ordinaire ; mais, au premier pas quâil fit dans le lit du ruisseau, lâeau lui monta jusquâĂ la ceinture ; au second, il en avait jusquâau cou, et les jambes de Petit-Pierre trempaient dans la riviĂšre.
Bonneville, qui se sentait entraĂźnĂ© par le courant, attrapa une branche dâarbre et regagna le bord.
Il fallait chercher un passage.
Au bout de trois cents pas, Bonneville crut lâavoir trouvĂ©.
Ce passage, câĂ©tait le tronc dâun arbre renversĂ© par le vent en travers du ruisseau et encore tout garni de ses branches.
â Croyez-vous pouvoir marcher lĂ -dessus ? demanda-t-il Ă Petit-Pierre.
â Si vous y marchez, jây marcherai, rĂ©pondit celui-ci.
â Tenez-vous aux branches, nây mettez pas dâamour-propre ; ne levez un pied que quand vous serez bien sĂ»r que lâautre est dâaplomb, dit Bonneville en grimpant sur le tronc de lâarbre.
â Je vous suis, nâest-ce pas ?
â Attendez, je vais vous donner la main.
â Mây voilĂ ! Mon Dieu, quâil faut donc savoir de choses pour courir les champs ! je nâaurais jamais cru cela.
â Ne parlez pas, pour Dieu ! faites attention Ă vos pieds⊠Un instant ! nâavancez pas : voici une branche qui vous gĂȘnerait ; je vais la couper.
Au moment oĂč le jeune comte se baissait pour exĂ©cuter ce quâil venait de dire, il entendit derriĂšre lui un cri Ă©touffĂ©, puis le bruit dâun corps qui tombait Ă lâeau.
Il se retourna : Petit-Pierre avait disparu.
Sans perdre une seconde, Bonneville se laissa tomber Ă la mĂȘme place, et le hasard le servit si bien, quâen allant au fond de la riviĂšre, qui, dans cet endroit, nâavait pas moins de sept ou huit pieds de pro...