â Les voyageurs pour M⊠descendent⊠Attention !⊠Attendons que le train sâarrĂȘte. Un porteur, monsieur⊠un porteur ?
« VoilĂ donc le pays natal, se dit Victor en sautant du train, ce pays natal aprĂšs lequel le cĆur soupire si fort sur la terre Ă©trangĂšre ! Ce chasseur, lĂ -bas, sous le hall, nâa pas lâair de se douter quâil est dans sa patrie. Ma parole ! je crois mĂȘme quâil bĂąille⊠»
â Vous avez du gros bagage, monsieur ? demande une voix.
Et Victor se trouve sur la place de la gare, place semblable Ă beaucoup dâautres, avec de hautes maisons, tristes et grises.
OĂč est-il, aujourdâhui, le charme qui dorait la petite ville dans ses souvenirs ? Les rues, autrefois, Ă©taient-elles rĂ©ellement si dĂ©sertes et si nues ?
Un vent glacĂ©, dĂ©jĂ , bien que septembre commençùt Ă peine, soulevait des nuages de poussiĂšre qui aveuglaient le voyageur. Et saisi par la morne prose de tout ce qui lâentourait, il se disait intĂ©rieurement : « Il y a une tentation, au moins, qui te sera Ă©pargnĂ©e dans cette glaciĂšre, câest celle de devenir amoureux. »
Mais lâimportun bavardage du facteur, petit homme balourd, ne permettait pas de longues rĂ©flexions.
â Voulez-vous me faire un plaisir ? dit Victor agacĂ© ; eh bien, allez vers ce pilier, lĂ -bas, faites-en le tour, lentement, et comptez les pas. Il y en a six ? Bon ; dâaccord. Maintenant, partons.
ComplĂštement ahuri, le petit homme laissa pendre sa mĂąchoire infĂ©rieure et ne souffla plus mot jusquâĂ lâhĂŽtel.
Ă peine arrivĂ©, Victor rĂ©clama un livre dâadresses et se mit Ă le feuilleter en se parlant Ă lui-mĂȘme. « Comment sâappelle donc actuellement lâinfidĂšle ? Wyss, me semble-t-il, Frau Direktor Wyss. Mais directeur de quoi ? Il y a des directeurs de toutes sortes, de banques, de chemins de fer, dâusines Ă gaz, de fabriques de ciment ou de caoutchoucâŠ
Ah ! voici mon affaire : Dr Treugott Wyss, professeur, directeur du MusĂ©e de la ville et de lâĂcole dâart, directeur de la BibliothĂšque cantonale, membre de la commission de lâOrphelinat, 14, rue de la CathĂ©drale. Que de titres et dignitĂ©s ! Jâaurais prĂ©fĂ©rĂ©, moi, un directeur de banque. Mais celui-ci sera du moins un monsieur cultivĂ©. Je ne sais pourquoi je ne peux me reprĂ©senter ce brave mari autrement que petit, insignifiant et un peu gauche, pour ne pas dire ridicule. Donc, dĂšs demain, 14, rue de la CathĂ©drale. Ah ! belle infidĂšle ! ton petit doigt te dit-il que ton juge approche ? »
*** *** ***
Le matin suivant, Ă lâheure des visites, Victor se dirigeait vers la rue de la CathĂ©drale.
« Comment supportera-t-elle ma vue ? se disait-il. De deux choses lâune : ou bien elle pĂąlira et sâenfuira, ou bien elle rougira, puis se ressaisira et me regardant bien en face elle me bravera. Dans ce dernier cas, jâattacherai sur elle des yeux si chargĂ©s de souvenirs quâelle sera bien forcĂ©e de baisser les siens. Puis je me tournerai vers le mari :
« â Monsieur, dirai-je, la scĂšne Ă©nigmatique qui se joue sous vos yeux rĂ©clame une explication. Je suis prĂȘt, cela va de soi, Ă vous la donner ; mais je trouve plus courtois de laisser la parole Ă votre femme. Car, bien que je sois son crĂ©ancier, je ne veux pas jouer le rĂŽle dâaccusateur. Vous apprendrez ainsi comment je suis, moi, le lĂ©gitime propriĂ©taire de votre femme, et comment vous, monsieur, vous nâĂȘtes, Ă proprement parler, que mon substitut, et cela parce que jây veux bien consentir. Nâayez cependant aucune apprĂ©hension, car, vous ayant acceptĂ© tacitement comme mon supplĂ©ant dans le mariage, je me sens lâobligation de ne troubler en aucune façon votre paix et votre bonheur. Votre foyer mâest sacrĂ© et mon devoir bien net est de mâincliner et de disparaĂźtre. Vous apprendrez donc, monsieur, Ă apprĂ©cier en moi la vertu de lâinvisibilitĂ©. Câest la premiĂšre et la derniĂšre fois que je franchis votre seuil et si je lâai fait aujourdâhui, câest afin de pouvoir exprimer une fois, une seule fois, Ă votre Ă©pouse le peu de considĂ©ration en laquelle je la tiens. Regardez-la, image vivante de la culpabilitĂ© ; ce spectacle me suffit. Sâil ne vous suffisait pas, Ă vous, monsieur, jâhabite ici et suis en tout temps Ă votre disposition.
« VoilĂ Ă peu prĂšs comment je lui parlerai. Mais⊠je crois que, plongĂ© dans mes pensĂ©es, jâai laissĂ© passer le n° 14. Voici 10, 12⊠câest la porte suivante ! Pas mal, cette maison ; elle a lâair attrayant et propret avec ses rideaux blancs et sa tourelle dâangle. Qui penserait quâelle abrite tant de faussetĂ© ! On entend chanter un canari⊠et rire un enfant ! Un enfant ! est-ce bien possible ? Me serais-je trompĂ© de numĂ©ro ? Mais non ; aprĂšs tout plusieurs familles peuvent habiter ici. »
Lorsque Victor lut sur la sonnette le nom de Wyss, son cĆur se mit soudain Ă battre violemment. Mais il fit effort pour se dominer. « LâanxiĂ©tĂ© lui convient, Ă elle, mais pas Ă toi qui viens ici en juge ! » Il tira la sonnette, puis monta rapidement lâescalier, gravissant plusieurs marches Ă la fois.
La servante qui ouvrit annonça dâune voix flĂ»tĂ©e, lâair un peu doucereux, que monsieur et madame Ă©taient sortis. Victor se raidit contre un accĂšs de violent dĂ©pit. Il sâĂ©tait prĂ©parĂ© Ă tous les accueils, mais non pas Ă cette absence. Dâailleurs il nâavait jamais pu supporter de ne pas trouver quelquâun chez lui lorsquâil allait le voir. « Sortie ! Elle sort donc avec cet homme, en plein jour ? Câest son droit, mais que fait-elle de la pudeur ? »
Il donna sa carte, prĂ©venant quâil reviendrait lâaprĂšs-midi Ă trois heures.
â Frau Direktor ne sera probablement pas chez elle, risqua la femme de chambre.
â Si, elle y sera ! rĂ©pondit Victor impĂ©rieusement, et il sâen alla.
Quelle malveillante personne que cette femme de chambre ! De quel air aigre-doux et presque railleur elle avait accentuĂ© le nom de Frau Direktor ! Dans lâescalier Victor vit monter le facteur qui, dâen bas dĂ©jĂ , annonça une lettre pour Frau Direktor Wyss. Encore un qui se permettait⊠« Tas dâimbĂ©ciles, qui soulignent les faits ! Si je lâavais Ă©pousĂ©e, moi, ils lâappelleraient tous par mon nom, aujourdâhui. »
Une fois dans la rue, Victor tira sa montre. « Onze heures et demie, juste le temps dâaller chez Mme Steinbach avant le dĂ©jeuner. Le Clos-des-Roses est un peu en dehors de ville, mais en me hĂątant⊠» Et il revit en pensĂ©e un paisible jardinet fleuri dâasters et baignĂ© dâune douce lumiĂšre automnale. Il marchait allĂšgrement, souriant Ă la perspective de revoir son amie. Plus il allait, plus augmentait son impatience et plus son pas sâaccĂ©lĂ©rait. Cependant il sâarrĂȘta brusquement devant la porte du jardinet. « Naturellement elle va ĂȘtre absente, elle aussi. Quand ça commence, câest comme une Ă©pidĂ©mie ! » Mais non ! un cri de joie retentit dâune fenĂȘtre et un instant plus tard son amie descendait lâescalier, toute rayonnante de joie amicale. Il sâen fallut de peu quâils ne tombassent dans les bras lâun de lâautre. Elle lâattira des deux mains :
â Est-ce vous, bien rĂ©ellement vous ? Voyons, asseyez-vous et racontez-moi ! Avant tout, cher ami, comment allez-vous ?
â Moi, je ne sais pas, quâen puis-je savoir ?
Elle se mit Ă rire de plaisir.
â Ah ! je vous reconnais bien Ă cette rĂ©ponse. Eh bien, parlez, dites quelque chose, nâimporte quoi, pourvu quâon entende votre voix ! Pour que je mâassure aussi que câest bien vous, en chair et en os, et non pas une simple vision. Car, cher monsieur, vous ĂȘtes un si curieux mĂ©lange de rĂ©alitĂ© et de fantaisie quâon sâĂ©tonnerait Ă peine de vous voir disparaĂźtre subitement !
â Ce « curieux mĂ©lange » signifie que je suis un peu timbrĂ©, plaisanta-t-il, que mes pensĂ©es nâont ni queue ni tĂȘte ? Du reste, ordonnez, je suis prĂȘt Ă me tourner dans tous les sens pour vous convaincre de ma rĂ©alitĂ©.
â Non, donnez-moi plutĂŽt la main, encore une fois. Cette fois, je la tiens ferme ! Quelle surprise vous mâavez faite ! Quand donc ĂȘtes-vous arrivĂ© ?
â Hier soir. Mais savez-vous que le temps vous rajeunit et vous embellit ? Et puis, comme de juste, vous ĂȘtes toujours habillĂ©e avec le goĂ»t le plus raffinĂ© !
â Oh ! taisez-vous ! Ne plaisantez pas une vieille veuve de trente-trois ans ! Mais, vous, vous avez quelque chose de plus fort et de plus viril quâil y a quatre ans. Comment dirai-je ? Vous semblez plus sĂ»r de vous, plus Ă©nergique.
â Moi ! TĂ©mĂ©raire mĂȘme, entreprenant, agressif !
â Eh bien, restez-le ! On peut donc sâattendre Ă voir bientĂŽt sortir de vous quelque chose de grand et de beau ? Car vous savez que jây compte, moi !
â Ah ! mon Dieu, quant Ă celaâŠ
Il soupira et se plongea dans une méditation soucieuse.
â Et mĂȘme quand vous faites ce visage piteux, dit-elle en riant, je nâai pas la moindre envie de vous plaindre, pas la moindre. Ce que vous souffrez maintenant, ce sont les maux de lâenfantement, les angoisses qui prĂ©cĂšdent le triomphe !
On entendit au loin le bourdon de la cathédrale annoncer midi de sa voix profonde. Et comme il se levait pour partir :
â Savez-vous, dit-elle persuasive, revenez cet aprĂšs-midi prendre une tasse de thĂ©. Nous serons les deux seuls.
Il allait accepter tout heureux, quand il se ressouvint :
â Ah ! malheureusement je suis pris ailleurs, dit-il contrariĂ©.
â Voyez donc cela ! ArrivĂ© hier soir et aujourdâhui dĂ©jĂ pris⊠Mais je ne veux pas sonder vos secrets !
Sâexpliquer Ă©tait dĂ©sagrĂ©able Ă Victor ; mais, pour cette raison mĂȘme, il le fit : il ne se permettait pas de petites lĂąchetĂ©s.
â Ce nâest un secret pour personne, dit-il Ă regret, pour vous moins que pour tout autre. Jâai annoncĂ© ma visite chez Mme Wyss pour cet aprĂšs-midi.
Elle le regarda surprise.
â Et quâallez-vous faire, je vous prie, dans ce temple des vertus dĂ©mocratiques ? Connaissez-vous le directeur Wyss ?
â Non, pas lui, mais elle.
Le visage de lâamie changea soudain dâexpression. Devenue froide :
â Je sais, je sais, dit-elle en se dĂ©tournant, vous vous ĂȘtes vus, il y a quatre ans, dans un sĂ©jour de montagne, assez superficiellement, nâest-ce pas ? Un ou deux jours seulement ?
â Superficiellem...
