Le Jardin des supplices
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Le Jardin des supplices

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Le Jardin des supplices

About this book

A la fin du XIXe siecle, un jeune français, envoyé en mission aux indes, fait la rencontre de Clara, riche héritiere, dont il tombe amoureux. Cette femme, troublante et perverse, lui fait visiter le Jardin des supplices, lieu ou l'art chinois des fleurs cÎtoie celui de la torture.
Ces pages de crime et de sang sont d'une sensualitĂ© assez trouble et trahissent la profonde misogynie de l'auteur. Âmes sensibles s'abstenir...

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Information

Partie 1
En mission

Chapitre 1

Il y a douze ans, ne sachant plus que faire et condamnĂ© par une sĂ©rie de malchances Ă  la dure nĂ©cessitĂ© de me pendre ou de m’aller jeter dans la Seine, je me prĂ©sentai aux Ă©lections lĂ©gislatives – suprĂȘme ressource –, en un dĂ©partement oĂč, d’ailleurs, je ne connaissais personne et n’avais jamais mis les pieds.
Il est vrai que ma candidature était officieusement soutenue par le Cabinet qui, ne sachant non plus que faire de moi, trouvait ainsi un ingénieux et délicat moyen de se débarrasser, une fois pour toutes, de mes quotidiennes, de mes harcelantes sollicitations.
À cette occasion, j’eus avec le ministre, qui Ă©tait mon ami et mon ancien camarade de collĂšge, une entrevue solennelle et familiĂšre, tout ensemble.
– Tu vois combien nous sommes gentils pour toi !
 me dit ce puissant, ce gĂ©nĂ©reux ami
 À peine nous t’avons retirĂ© des griffes de la justice – et nous y avons eu du mal – que nous allons faire de toi un dĂ©putĂ©.
– Je ne suis pas encore nommé  dis-je d’un ton grincheux.
– Sans doute !
 mais tu as toutes les chances
 Intelligent, sĂ©duisant de ta personne, prodigue, bon garçon quand tu le veux, tu possĂšdes le don souverain de plaire
 Les hommes Ă  femmes, mon cher, sont toujours des hommes Ă  foule
 Je rĂ©ponds de toi
 Il s’agit de bien comprendre la situation
 Du reste elle est trĂšs simple

Et il me recommanda : – Surtout pas de politique !
 Ne t’engage pas
 ne t’emballe pas !
 Il y a dans la circonscription que je t’ai choisie une question qui domine toutes les autres : la betterave
 Le reste ne compte pas et regarde le prĂ©fet
 Tu es un candidat purement agricole
 mieux que cela, exclusivement betteravier
 Ne l’oublie point
 Quoi qu’il puisse arriver au cours de la lutte, maintiens-toi, inĂ©branlable, sur cette plate-forme excellente
 Connais-tu un peu la betterave ?

– Ma foi ! non, rĂ©pondis-je
 Je sais seulement, comme tout le monde, qu’on en tire du sucre
 et de l’alcool.
– Bravo ! cela suffit, applaudit le ministre avec une rassurante et cordiale autorité  Marche carrĂ©ment sur cette donnĂ©e
 Promets des rendements fabuleux
 des engrais chimiques extraordinaires et gratuits
 des chemins de fer, des canaux, des routes pour la circulation de cet intĂ©ressant et patriotique lĂ©gume
 Annonce des dĂ©grĂšvements d’impĂŽts, des primes aux cultivateurs, des droits fĂ©roces sur les matiĂšres concurrentes
 tout ce que tu voudras !
 Dans cet ordre de choses, tu as carte blanche, et je t’aiderai
 Mais ne te laisse pas entraĂźner Ă  des polĂ©miques personnelles ou gĂ©nĂ©rales qui pourraient te devenir dangereuses et, avec ton Ă©lection, compromettre le prestige de la RĂ©publique
 Car, entre nous, mon vieux – je ne te reproche rien, je constate, seulement –, tu as un passĂ© plutĂŽt gĂȘnant

Je n’étais pas en veine de rire
 VexĂ© par cette rĂ©flexion, qui me parut inutile et dĂ©sobligeante, je rĂ©pliquai vivement, en regardant bien en face mon ami, qui put lire dans mes yeux ce que j’y avais accumulĂ© de menaces nettes et froides :
– Tu pourrais dire plus justement : « Nous avons un passé  » Il me semble que le tien, cher camarade, n’a rien Ă  envier au mien

– Oh, moi !
 fit le ministre avec un air de dĂ©tachement supĂ©rieur et de confortable insouciance, ce n’est pas la mĂȘme chose
 Moi
 mon petit
 je suis couvert
 par la France !
Et, revenant à mon élection, il ajouta :
– Donc, je me rĂ©sume
 De la betterave, encore de la betterave, toujours de la betterave !
 Tel est ton programme
 Veille Ă  n’en pas sortir.
Puis il me remit discrĂštement quelques fonds et me souhaita bonne chance. Ce programme, que m’avait tracĂ© mon puissant ami, je le suivis fidĂšlement, et j’eus tort
 Je ne fus pas Ă©lu. L’écrasante majoritĂ© qui Ă©chut Ă  mon adversaire, je l’attribue, en dehors de certaines manƓuvres dĂ©loyales, Ă  ceci que ce diable d’homme Ă©tait encore plus ignorant que moi et d’une canaillerie plus notoire.
Constatons en passant qu’une canaillerie bien Ă©talĂ©e, Ă  l’époque oĂč nous sommes, tient lieu de toutes les qualitĂ©s et que plus un homme est infĂąme, plus on est disposĂ© Ă  lui reconnaĂźtre de force intellectuelle et de valeur morale.
Mon adversaire, qui est aujourd’hui une des illustrations les moins discutables de la politique, avait volĂ© en maintes circonstances de sa vie. Et sa supĂ©rioritĂ© lui venait de ce que, loin de s’en cacher, il s’en vantait avec le plus rĂ©voltant cynisme.
– J’ai volé  j’ai volé  clamait-il par les rues des villages, sur les places publiques des villes, le long des routes, dans les champs

– J’ai volé  j’ai volé  publiait-il en ses professions de foi, affiches murales et confidentielles circulaires

Et, dans les cabarets, juchĂ©s sur des tonneaux, ses agents, tout barbouillĂ©s de vin et congestionnĂ©s d’alcool, rĂ©pĂ©taient, trompetaient ces mots magiques :
– Il a volé  il a volé 
ÉmerveillĂ©es, les laborieuses populations des villes, non moins que les vaillantes populations des campagnes acclamaient cet homme hardi avec une frĂ©nĂ©sie qui, chaque jour, allait grandissant, en raison directe de la frĂ©nĂ©sie de ses aveux.
Comment pouvais-je lutter contre un tel rival, possĂ©dant de tels Ă©tats de service, moi qui n’avais encore sur la conscience, et les dissimulais pudiquement, que de menues peccadilles de jeunesse, telles que vols domestiques, rançons de maĂźtresses, tricheries au jeu, chantages, lettres anonymes, dĂ©lations et faux ?
 Ô candeur des ignorantes juvĂ©nilitĂ©s !
Je faillis mĂȘme, un soir, dans une rĂ©union publique, ĂȘtre assommĂ© par des Ă©lecteurs furieux de ce que, en prĂ©sence des scandaleuses dĂ©clarations de mon adversaire, j’eusse revendiquĂ©, avec la suprĂ©matie des betteraves, le droit Ă  la vertu, Ă  la morale, Ă  la probitĂ©, et proclamĂ© la nĂ©cessitĂ© de nettoyer la RĂ©publique des ordures individuelles qui la dĂ©shonoraient. On se rua sur moi ; on me prit Ă  la gorge ; on se passa, de poings en poings, ma personne soulevĂ©e et ballottante comme un paquet
 Par bonheur, je me tirai de cet accĂšs d’éloquence avec, seulement, une fluxion Ă  la joue, trois cĂŽtes meurtries et six dents cassĂ©es

C’est tout ce que je rapportai de cette dĂ©sastreuse aventure, oĂč m’avait si malencontreusement conduit la protection d’un ministre qui se disait mon ami.
J’étais outrĂ©.
J’avais d’autant plus le droit d’ĂȘtre outrĂ© que, tout d’un coup, au plus fort de la bataille, le gouvernement m’abandonnait, me laissait sans soutien, avec ma seule betterave comme amulette, pour s’entendre et pour traiter avec mon adversaire.
Le prĂ©fet, d’abord trĂšs humble, n’avait pas tardĂ© Ă  devenir trĂšs insolent ; puis il me refusait les renseignements utiles Ă  mon Ă©lection ; enfin, il me fermait, ou Ă  peu prĂšs, sa porte. Le ministre lui-mĂȘme ne rĂ©pondait plus Ă  mes lettres, ne m’accordait rien de ce que je lui demandais, et les journaux dĂ©vouĂ©s dirigeaient contre moi de sourdes attaques, de pĂ©nibles allusions, sous des proses polies et fleuries. On n’allait pas jusqu’à me combattre officiellement, mais il Ă©tait clair, pour tout le monde, qu’on me lĂąchait
 Ah ! je crois bien que jamais tant de fiel n’entra dans l’ñme d’un homme !
De retour Ă  Paris, fermement rĂ©solu Ă  faire un Ă©clat, au risque de tout perdre, j’exigeai des explications du ministre que mon attitude rendit aussitĂŽt accommodant et souple

– Mon cher, me dit-il, je suis au regret de ce qui t’arrive
 Parole !
 tu m’en vois tout ce qu’il y a de plus dĂ©solĂ©. Mais que pouvais-je ?
 Je ne suis pas le seul, dans le Cabinet
 et

– Je ne connais que toi ! interrompis-je violemment, en faisant sauter une pile de dossiers qui se trouvait, sur son bureau, Ă  portĂ©e de main
 Les autres ne me regardent pas
 Les autres, ça n’est pas mon affaire
 Il n’y a que toi
 Tu m’as trahi ; c’est ignoble !

– Mais, sapristi !
 Écoute-moi un peu, voyons ! supplia le ministre. Et ne t’emporte pas, comme ça, avant de savoir

– Je ne sais qu’une chose, et elle me suffit. Tu t’es payĂ© ma tĂȘte
 Eh bien, non, non ! Ça ne se passera pas comme tu le crois
 À mon tour, maintenant. Je marchais dans le bureau, profĂ©rant des menaces, distribuant des bourrades aux chaises

– Ah ! ah ! tu t’es payĂ© ma tĂȘte !
 Nous allons donc rire un peu
 Le pays saura donc, enfin, ce que c’est qu’un ministre
 Au risque de l’empoisonner, le pays, je vais donc lui montrer, lui ouvrir toute grande l’ñme d’un ministre
 ImbĂ©cile !
 Tu n’as donc pas compris que je te tiens, toi, ta fortune, tes secrets, ton portefeuille !
 Ah ! mon passĂ© te gĂȘne ?
 Il gĂȘne ta pudeur et la pudeur de Marianne ?
 Eh bien, attends !
 Demain, oui, demain, on saura tout

Je suffoquais de colùre. Le ministre essaya de me calmer, me prit par le bras, m’attira doucement vers le fauteuil que je venais de quitter en bourrasque

– Mais, tais-toi donc ! me dit-il, en donnant Ă  sa voix des intonations supplicatrices
 Écoute-moi, je t’en prie !
 Assieds-toi, voyons !
 Diable d’homme qui ne veut rien entendre ! Tiens, voici ce qui s’est passé 
TrÚs vite, en phrases courtes, hachées, tremblantes, il débita :
– Nous ne connaissions pas ton concurrent
 Il s’est rĂ©vĂ©lĂ©, dans la lutte, comme un homme trĂšs fort
 comme un vĂ©ritable homme d’État !
 Tu sais combien est restreint le personnel ministrable
 Bien que ce soient toujours les mĂȘmes qui reviennent, nous avons besoin, de temps en temps, de montrer une figure nouvelle Ă  la Chambre et au pays
 Or, il n’y en a pas
 En connais-tu, toi ?
 Eh bien, nous avons pensĂ© que ton concurrent pouvait ĂȘtre une de ces figures-là
 Il a toutes les qualitĂ©s qui conviennent Ă  un ministre provisoire, Ă  un ministre de crise
 Enfin, comme il Ă©tait achetable et livrable, sĂ©ance tenante, com-prends-tu ?
 C’est fĂącheux pour toi, je l’avoue
 Mais les intĂ©rĂȘts du pays, d’abord

– Ne dis donc pas de blagues
 Nous ne sommes pas Ă  la Chambre, ici
 Il ne s’agit pas des intĂ©rĂȘts du pays, dont tu te moques, et moi aussi
 Il s’agit de moi
 Or, je suis, grĂące Ă  toi, sur le pavĂ©. Hier soir, le caissier de mon tripot m’a refusĂ© cent sous, insolemment
 Mes crĂ©anciers, qui avaient comptĂ© sur un succĂšs, furieux de mon Ă©chec, me pourchassent comme un liĂšvre
 On va me vendre
 Aujourd’hui, je n’ai mĂȘme pas de quoi dĂźner
 Et tu t’imagines bonnement que cela peut se passer ainsi ?
 Tu es donc devenu bĂȘte
 aussi bĂȘte qu’un membre de ta majoritĂ© ?

Le ministre souriait. Il me tapota les genoux, familiĂšrement, et me dit :
– Je suis tout disposĂ© – mais tu ne me laisses pas parler – je suis tout disposĂ© Ă  t’accorder une compensation

– Une rĂ©-pa-ra-tion !
– Une rĂ©paration, soit ! – ComplĂšte ?
– ComplĂšte !
 Reviens dans quelques jours
 Je serai, sans doute, Ă  mĂȘme de te l’offrir. En attendant, voici cent louis
 C’est tout ce qui me reste des fonds secrets

Il ajouta, gentiment, avec une gaieté cordiale :
– Une demi-douzaine de gaillards comme toi
 et il n’y a plus de budget !

Cette libĂ©ralitĂ©, que je n’espĂ©rais pas si importante, eut le pouvoir de calmer instantanĂ©ment mes nerfs
 J’empochai – en grognant encore, toutefois, car je ne voulais pas me montrer dĂ©sarmĂ©, ni satisfait – les deux billets que me tendait, en souriant, mon ami
 et je me retirai dignement

Les trois jours qui suivirent, je les passai dans les plus basses débauches


Chapitre 2

Qu’on me permette encore un retour en arriĂšre. Peut-ĂȘtre n’est-il pas indiffĂ©rent que je dise qui je suis et d’oĂč je viens
 L’ironie de ma destinĂ©e en sera mieux expliquĂ©e ainsi.
Je suis nĂ© en province d’une famille de la petite bourgeoisie, de cette brave petite bourgeoisie, Ă©conome et vertueuse, dont on nous apprend, dans les discours officiels, qu’elle est la vraie France
 Eh bien ! je n’en suis pas plus fier pour cela.
Mon pĂšre Ă©tait marchand de grains. C’était un homme trĂšs rude, mal dĂ©grossi et qui s’entendait aux affaires, merveilleusement. Il avait la rĂ©putation d’y ĂȘtre fort habile, et sa grande habiletĂ© consistait Ă  « mettre les gens dedans », comme il disait. Tromper sur la qualitĂ© de la marchandise et sur le poids, faire payer deux francs ce qui lui coĂ»tait deux sous, et, quand il pouvait, sans trop d’esclandre, le faire payer deux fois, tels Ă©taient ses principes. Il ne livrait jamais, par exemple, de l’avoine, qu’il ne l’eĂ»t, au prĂ©alable, trempĂ©e d’eau. De la sorte, les grains gonflĂ©s rendaient le double au litre et au kilo, surtout quand ils Ă©taient additionnĂ©s de menu gravier, opĂ©ration que mon pĂšre pratiquait toujours en conscience. Il savait aussi rĂ©partir judicieusement, dans les sacs, les graines de nielle et autres semences vĂ©nĂ©neuses, rejetĂ©es par les vannages, et personne, mieux que lui, ne dissimulait les farines fermentĂ©es, parmi les fraĂźches. Car il ne faut rien perdre dans le commerce, et tout y fait poids. Ma mĂšre, plus Ăąpre encore aux mauvais gains, l’aidait de ses ingĂ©niositĂ©s dĂ©prĂ©datrices et, raide, mĂ©fiante, tenait la caisse, comme on monte la garde devant l’ennemi.
RĂ©publicain strict, patriote fougueux – il fournissait le rĂ©giment –, moraliste intolĂ©rant, honnĂȘte homme enfin, au sens populaire de ce mot, mon pĂšre se montrait sans pitiĂ©, sans excuses, pour l’improbitĂ© des autres, principalement quand elle lui portait prĂ©judice. Alors, il ne tarissait pas sur la nĂ©cessitĂ© de l’honneur et de la vertu. Une de ses grandes idĂ©es Ă©tait que, dans une dĂ©mocratie bien comprise, on devait les rendre obligatoires, comme l’instruction, l’impĂŽt, le tirage au sorti. Un jour, il s’aperçut qu’un charretier, depuis quinze ans Ă  son service, le volait. ImmĂ©diatement, il le fit arrĂȘter. À l’audience, le charretier se dĂ©fendit comme il put.
– Mais il n’était jamais question chez monsieur que de mettre les gens « dedans ». Quand il avait jouĂ© « un drĂŽle de tour » Ă  un client, monsieur s’en vantait comme d’une bonne action. « Le tout est de tirer de l’argent, disait-il, n’importe d’oĂč et comment on le tire. Vendre une vieille lapine pour une belle vache, voilĂ  tout le secret du commerce »  Eh bien, j’ai fait comme monsieur avec ses clients
 Je l’ai mis dedans

Ce cynisme fut fort mal accueilli des juges. Ils condamnĂšrent le charretier Ă  deux ans de prison, non seulement pour avoir dĂ©robĂ© quelques kilogrammes de blĂ©, mais surtout parce qu’il avait calomniĂ© une des plus vieilles maisons de commerce de la rĂ©gion
 une maison fondĂ©e en 1794, et dont l’antique, ferme et proverbiale honorabilitĂ© embellissait la ville de pĂšre en fils.
Le soir de ce jugement fameux, je me souviens que mon pĂšre avait rĂ©uni Ă  sa table quelques amis, commerçants comme lui et, comme lui, pĂ©nĂ©trĂ©s de ce principe inaugural que « mettre les gens dedans », c’est l’ñme mĂȘme du commerce. Si l’on s’indigna de l’attitude provocatrice du charretier, vous devez le penser. On ne parla que de cela, jusqu’à minuit. Et parmi les clameurs, les aphorismes, les discussions et les petits verres d’eau-de-vie de marcs, dont s’illustra cette soirĂ©e mĂ©morable, j’ai retenu ce prĂ©cepte, qui fut pour ainsi dire la moralitĂ© de cette aventure, en mĂȘme temps que la synthĂšse de mon Ă©ducation.
– Prendre quelque chose Ă  quelqu’un, et le garder pour soi, ça c’est du vol
 Prendre quelque chose Ă  quelqu’un et le repasser Ă  un autre, en Ă©change d’autant d’argent que l’on peut, ça, c’est du commerce
 Le vol est d’autant plus bĂȘte qu’il se contente d’un seul bĂ©nĂ©fice, souvent dangereux, alors que le commerce en comporte deux, sans alĂ©a

C’est dans cette atmosphĂšre morale que je grandis et me dĂ©veloppai, en quelque sorte tout seul, sans autre guide que l’exemple quotidien de mes parents. Dans le petit commerce, les enfants restent, en gĂ©nĂ©ral, livrĂ©s Ă  eux-mĂȘmes. On n’a pas le temps de s’occuper de leur Ă©ducation. Ils s’élĂšvent, comme ils peuvent, au grĂ© de leur nature et selon les influences pernicieuses de ce milieu, gĂ©nĂ©ralement rabaissant et bornĂ©. SpontanĂ©ment, et sans qu’on m’y forçùt, j’apportai ma part d’imitation ou d’imagination dans les tripotages familiaux. DĂšs l’ñge de dix ans, je n’eus d’autres conceptions de la vie que le vol, et je fus – oh ! bien ingĂ©nument, je vous assure – convaincu que « mettre les gens dedans », cela formait l’unique base de toutes les relations sociales.
Le collĂšge dĂ©cida de la direction bizarre et tortueuse que je devais donner Ă  mon existence, car c’est lĂ  que je connus celui qui, plus tard, devait devenir mon ami, le cĂ©lĂšbre ministre, EugĂšne Mortain.
Fils de marchan...

Table of contents

  1. Titre
  2. Frontispice
  3. Partie 1 - En mission
  4. Partie 2 - Le Jardin des supplices