Mon nom est Arthur Gordon Pym. Mon pÚre était un respectable
commerçant dans les fournitures de la marine, Ă Nantucket, oĂč je
suis né. Mon aïeul maternel était attorney, avec une belle
clientĂšle. Il avait de la chance en toutes choses, et il fit
plusieurs spĂ©culations trĂšs heureuses sur les fonds de lâEdgarton
New Bank, lors de sa crĂ©ation. Par ces moyens et par dâautres, il
réussit à se faire une fortune assez passable. Il avait plus
dâaffection pour moi, je crois, que pour toute autre personne au
monde, et jâavais lieu dâespĂ©rer la plus grosse part de cette
fortune Ă sa mort. Il mâenvoya, Ă lâĂąge de six ans, Ă lâĂ©cole du
vieux M. Ricketts, brave gentleman qui nâavait quâun bras, et de
maniÚres assez excentriques ; il est bien connu de presque
toutes les personnes qui ont visité New Bedford. Je restai à son
Ă©cole jusquâĂ lâĂąge de seize ans, et je la quittai alors pour
lâacadĂ©mie de M. E. Ronald, sur la montagne. LĂ je me liai
intimement avec le fils de M. Barnard, capitaine de navire, qui
voyageait ordinairement pour la maison Lloyd et Vredenburg ;
M. Barnard est bien connu aussi Ă New Bedford, et il a, jâen suis
sĂ»r, plusieurs parents Ă Edgarton. Son fils sâappelait Auguste, et
il était plus ùgé que moi de deux ans à peu prÚs. Il avait fait un
voyage avec son pĂšre sur le baleinier le John Donaldson, et il me
parlait sans cesse de ses aventures dans lâocĂ©an Pacifique du Sud.
Jâallais frĂ©quemment avec lui dans sa famille, jây passais la
journĂ©e et quelquefois toute la nuit. Nous couchions dans le mĂȘme
lit, et il Ă©tait bien sĂ»r de me tenir Ă©veillĂ© presque jusquâau jour
en me racontant une foule dâhistoires sur les naturels de lâĂźle de
Tinian, et autres lieux quâil avait visitĂ©s dans ses voyages. Je
finis par prendre un intĂ©rĂȘt particulier Ă tout ce quâil me disait,
et peu Ă peu je conçus le plus violent dĂ©sir dâaller sur mer. Je
possĂ©dais un canot Ă voiles qui sâappelait lâAriel, et qui valait
bien soixante-quinze dollars environ, Il avait un pont coupé, avec
un coqueron, et il Ă©tait gréé en sloop ; jâai oubliĂ© son
tonnage, mais il aurait pu tenir dix personnes sans trop de peine.
CâĂ©tait avec ce bateau que nous avions lâhabitude de faire les plus
folles Ă©quipĂ©es du monde ; et maintenant, quand jây pense,
câest pour moi le plus parfait des miracles que je sois encore
vivant.
Je raconterai lâune de ces aventures, en matiĂšre dâintroduction
à un récit plus long et plus important. Un soir, il y avait du
monde chez M. Barnard, et à la fin de la soirée, Auguste et moi,
nous Ă©tions passablement gris. Comme je faisais dâordinaire en
pareil cas, au lieu de retourner chez moi, je préférai partager son
lit. Il sâendormit fort tranquillement, je le crus du moins (il
était à peu prÚs une heure du matin quand la société se sépara), et
sans dire un mot sur son sujet favori. Il pouvait bien sâĂȘtre
Ă©coulĂ© une demi-heure depuis que nous Ă©tions au lit, et jâallais
justement mâassoupir, quand il se rĂ©veilla soudainement et jura,
avec un terrible juron, quâil ne consentirait pas Ă dormir, pour
tous les Arthur Pym de la chrétienté, quand soufflait une si belle
brise du sud-ouest. Jamais de ma vie je ne fus si étonné, ne
sachant pas ce quâil voulait dire, et pensant que les vins et les
liqueurs quâil avait absorbĂ©s lâavaient mis absolument hors de lui.
Il se mit nĂ©anmoins Ă causer trĂšs tranquillement, disant quâil
savait bien que je le croyais ivre, mais quâau contraire il nâavait
jamais de sa vie été plus calme. Il était seulement fatigué,
ajouta-t-il, de rester au lit comme un chien par une nuit aussi
belle, et il Ă©tait rĂ©solu Ă se lever, Ă sâhabiller, et Ă faire une
partie en canot. Je ne saurais dire ce qui sâempara de moi ;
mais à peine ces mots étaient-ils sortis de sa bouche, que je
sentis le frisson de lâexcitation, la plus grande ardeur au
plaisir, et je trouvai que sa folle idée était une des plus
délicieuses et des plus raisonnables choses du monde. La brise qui
soufflait Ă©tait presque une tempĂȘte, et le temps Ă©tait trĂšs
froid ; nous étions déjà assez avant en octobre. Je sautai du
lit, toutefois, dans une espÚce de démence, et je lui dis que
jâĂ©tais aussi brave que lui, aussi fatiguĂ© que lui de rester au lit
comme un chien, et aussi prĂȘt Ă faire toutes les parties de plaisir
du monde que tous les Auguste Barnard de Nantucket.
Nous mßmes nos habits en toute hùte, et nous nous précipitùmes
vers le canot. Il était amarré au vieux quai ruiné prÚs du chantier
de construction de Pankey et Compagnie, battant affreusement de son
bordage les solives raboteuses. Auguste entra dedans et se mit Ă le
vider, car il Ă©tait Ă moitiĂ© plein dâeau. Cela fait, nous hissĂąmes
le foc et la grande voile, nous portĂąmes plein, et nous nous
élançùmes avec audace vers le large.
Le vent, comme je lâai dit, soufflait frais du sud-ouest. La
nuit était claire et froide. Auguste avait pris la barre, et je
mâĂ©tais installĂ© prĂšs du mĂąt sur le pont de la cabine. Nous filions
tout droit avec une grande vitesse, et nous nâavions ni lâun ni
lâautre soufflĂ© un mot depuis que nous avions dĂ©tachĂ© le canot du
quai. Je demandai alors à mon camarade quelle route il prétendait
tenir, et Ă quel moment il croyait que nous reviendrions Ă terre.
Il siffla pendant quelques minutes, et puis dit dâun ton hargneux
:
â Moi, je vais en mer ; quant Ă vous, vous pouvez bien
aller à la maison si vous le jugez à propos !
Tournant mes yeux vers lui, je mâaperçus tout de suite que,
malgré son insouciance affectée, il était en proie à une forte
agitation. Je pouvais le voir distinctement à la clarté de la lune
: son visage était plus pùle que du marbre, et sa main tremblait si
fort quâĂ peine pouvait-elle retenir la barre. Je vis quâil Ă©tait
arrivĂ© quelque chose de grave, et je devins sĂ©rieusement inquiet. Ă
cette Ă©poque, je nâĂ©tais pas trĂšs fort sur la manĆuvre, et je me
trouvais complĂštement Ă la merci de la science nautique de mon ami.
Le vent venait aussi de fraßchir tout à coup, car nous étions
vigoureusement poussĂ©s loin de la cĂŽte ; cependant jâĂ©tais
honteux de laisser voir la moindre crainte, et pendant prĂšs dâune
heure je gardai résolument le silence. Toutefois, je ne pus pas
supporter cette situation plus longtemps, et je parlai Ă Auguste de
la nécessité de revenir à terre. Comme précédemment, il resta prÚs
dâune minute sans me rĂ©pondre et sans faire attention Ă mon
conseil.
â Tout Ă lâheure, dit-il enfin, ⊠nous avons le temps⊠chez
nous⊠tout Ă lâheure.
Je mâattendais bien Ă une rĂ©ponse de ce genre, mais il y avait
dans lâaccent de ses paroles quelque chose qui me remplit dâune
sensation de crainte inexprimable. Je le considérai de nouveau
attentivement. Ses lÚvres étaient absolument livides, et ses genoux
tremblaient si fort lâun contre lâautre quâil semblait ne pouvoir
quâĂ peine se tenir debout.
â Pour lâamour de Dieu ! Auguste, criai-je, complĂštement
effrayĂ© cette fois, quâavez-vous ? quây a-t-il ? que
décidez-vous ?
â Quây a-t-il ! balbutia Auguste avec toute lâapparence
dâun grand Ă©tonnement, lĂąchant en mĂȘme temps la barre du gouvernail
et se laissant tomber en avant dans le fond du canot, quây
a-t-il ! mais rien⊠rien du tout⊠à la maison⊠nous y allons,
que diable !⊠ne le voyez-vous pas ?
Alors toute la vĂ©ritĂ© mâapparut. Je mâĂ©lançai vers lui et le
relevai. Il était ivre, bestialement ivre ; il ne pouvait plus
ni se tenir, ni parler, ni voir. Ses yeux étaient absolument
vitreux. Dans lâexcĂšs de mon dĂ©sespoir, je le lĂąchai, et il roula
comme une bĂ»che dans lâeau du fond du canot dâoĂč je lâavais tirĂ©.
Il était évident que, pendant la soirée, il avait bu beaucoup plus
que je nâavais soupçonnĂ©, et que sa conduite au lit Ă©tait le
rĂ©sultat dâune de ces ivresses profondĂ©ment concentrĂ©es, qui, comme
la folie, donnent souvent Ă la victime la facultĂ© dâimiter lâallure
des gens en parfaite possession de leurs sens. LâatmosphĂšre froide
de la nuit avait produit bientÎt son effet accoutumé ;
lâĂ©nergie spirituelle avait cĂ©dĂ© Ă son influence, et la perception
confuse que sans aucun doute il avait eue alors de notre périlleuse
situation nâavait servi quâĂ hĂąter la catastrophe. Maintenant il
Ă©tait absolument inerte, et il nây avait aucune probabilitĂ© pour
quâil fĂ»t autrement avant quelques heures.
Il nâest guĂšre possible de se figurer toute lâĂ©tendue de mon
effroi. Les fumĂ©es du vin sâĂ©taient Ă©vaporĂ©es, et me laissaient
doublement timide et irrĂ©solu. Je savais que jâĂ©tais absolument
incapable de manĆuvrer le bateau et quâune brise furieuse avec un
fort reflux nous prĂ©cipitait vers la mort. Une tempĂȘte sâamassait
Ă©videmment derriĂšre nous ; nous nâavions ni boussole ni
provisions, et il était clair que, si nous tenions notre route
actuelle, nous perdrions la terre de vue avant le point du jour.
Ces pensĂ©es et une foule dâautres, Ă©galement terribles,
traversÚrent mon esprit avec une éblouissante rapidité, et pendant
quelques instants elles me paralysĂšrent au point de mâĂŽter la
possibilité de faire le moindre effort. Le canot fuyait en plein
devant le vent ; il piquait dans lâeau et filait avec une
terrible vitesse â sans un ris dans le foc ni dans la grande voile,
et plongeant complĂštement son avant dans lâĂ©cume. CâĂ©tait le
miracle des miracles quâil ne masquĂąt pas, Auguste ayant lĂąchĂ© la
barre, comme je lâai dit, et jâĂ©tais, quant Ă moi, trop agitĂ© pour
penser Ă mâen emparer. Mais, par bonheur, le canot se tint devant
le vent, et peu Ă peu je recouvrai en partie ma prĂ©sence dâesprit.
Le vent augmentait toujours dâune maniĂšre furieuse, et quand, aprĂšs
avoir plongĂ© de lâavant, nous nous relevions, la lame retombait,
Ă©crasante sur notre arriĂšre, et nous inondait dâeau. Et puis
jâĂ©tais si absolument glacĂ© dans tous mes membres que je nâavais
presque pas conscience de mes sensations. Enfin jâinvoquai la
résolution du désespoir, et, me précipitant sur la grande voile, je
larguai tout. Comme je pouvais mây attendre, elle fila par-dessus
lâavant, et submergĂ©e par lâeau, elle emporta net le mĂąt par-dessus
le bord. Ce fut ce dernier accident qui me sauva dâune destruction
imminente. Avec le foc seulement, je pouvais maintenant fuir devant
le vent, embarquant de temps Ă autre de gros paquets de mer par
lâarriĂšre, mais soulagĂ© de la terreur dâune mort immĂ©diate. Je me
saisis de la barre, et je respirai avec un peu plus de liberté,
voyant quâil nous restait encore une derniĂšre chance de salut.
Auguste gisait toujours anéanti dans le fond du canot ; et,
comme il Ă©tait en danger imminent dâĂȘtre noyĂ© (il y avait presque
un pied dâeau Ă lâendroit oĂč il Ă©tait tombĂ©), je mâingĂ©niai Ă le
soulever un peu, et, pour le maintenir dans la position dâun homme
assis, je lui passai autour de la taille une corde que jâattachai Ă
un anneau sur le pont de la cabine. Ayant ainsi arrangé toutes
choses du mieux que je pouvais, glacĂ© et agitĂ© comme je lâĂ©tais, je
me recommandai à Dieu, et je me résolus à supporter tout ce qui
mâarriverait avec toute la bravoure dont jâĂ©tais capable.
Ă peine mâĂ©tais-je affermi dans ma rĂ©solution, que soudainement
un grand, long cri, un hurlement, comme jaillissant des gosiers de
mille dĂ©mons, sembla courir Ă travers lâespace et passer par-dessus
notre bateau. Jamais, tant que je vivrai, je nâoublierai lâintense
agonie de terreur que jâĂ©prouvai en ce moment. Mes cheveux se
dressĂšrent roides sur ma tĂȘte, je sentis mon sang se congeler dans
mes veines, mon cĆur cessa entiĂšrement de battre, et, sans mĂȘme
lever une fois les yeux pour voir la cause de ma terreur, je
tombai, la tĂȘte la premiĂšre, comme un poids inerte, sur le corps de
mon camarade.
Je me trouvai, quand je revins Ă moi, dans la chambre dâun grand
navire baleinier, Le Pingouin, Ă destination de Nantucket. Quelques
individus se penchaient sur moi, et Auguste, plus pĂąle que la mort,
sâingĂ©niait activement Ă me frictionner les mains. Quand il me vit
ouvrir les yeux, ses exclamations de gratitude et de joie
excitĂšrent alternativement le rire et les larmes parmi les hommes
au rude visage qui nous entouraient. Le mystĂšre de notre
conservation me fut bientÎt expliqué.
Nous avions été coulés par le baleinier, qui gouvernait au plus
prĂšs et louvoyait vers Nantucket avec toute la toile quâil pouvait
risquer par un pareil temps ; conséquemment, il courait sur
nous presque Ă angle droit. Quelques hommes Ă©taient de vigie Ă
lâavant ; mais il nâaperçurent notre bateau que quand il Ă©tait
impossible dâĂ©viter la rencontre : leurs cris dâalarme Ă©taient ce
qui mâavait tellement terrifiĂ©. Le vaste navire, me dit-on, avait
passé sur nous avec autant de facilité que notre petit bateau
aurait glissé sur une plume, et sans le moindre dérangement dans sa
marche. Pas un cri ne sâĂ©leva du pont du canot martyrisé ; il
y eut seulement un lĂ©ger bruit, comme dâun dĂ©chirement, qui se mĂȘla
au mugissement du vent et de lâeau, quand la barque fragile, dĂ©jĂ
engloutie, fut rabotée par la quille de son bourreau, mais ce fut
tout. Pensant que notre bateau (dĂ©mĂątĂ©, on se le rappelle) nâĂ©tait
quâune Ă©pave de rebut, le capitaine (capitaine E. T. V. Block, de
New London) allait continuer sa route sans sâinquiĂ©ter autrement de
lâaventure. Par bonheur, deux des hommes qui Ă©taient en vigie
jurĂšrent positivement quâils avaient aperçu quelquâun Ă la barre et
dirent quâil Ă©tait encore possible de le sauver. Une discussion
sâensuivit ; mais Block se mit en colĂšre et dit au bout dâun
instant que « ce nâĂ©tait pas son mĂ©tier de veiller Ă©ternellement Ă
toutes les coquilles dâĆuf ; que le navire ne virerait
certainement pas de bord pour une pareille bĂȘtise, et que sâil y
avait un homme englouti, câĂ©tait bien sa faute ; quâil ne sâen
prĂźt quâĂ lui-mĂȘme ; quâil pouvait bien se noyer et sâen aller
au diable ! » ou quelque autre discours dans le mĂȘme sens.
Henderson, le second, reprit la question, justement indigné, comme
tout lâĂ©quipage dâailleurs, dâun discours qui trahissait une telle
cruautĂ©, une telle absence de cĆur. Il parla fort nettement, se
sentant soutenu par les matelots â dit au capitaine quâil le
considérait comme un sujet digne du gibet, et que, pour lui, il
dĂ©sobĂ©irait Ă ses ordres, quand mĂȘme il devrait ĂȘtre pendu pour
cela au moment oĂč il toucherait terre. Il courut Ă lâarriĂšre en
bousculant Block (qui devint trÚs pùle et ne répondit pas un mot),
et, sâemparant de la barre, cria dâune voix ferme : la barre toute
sous le vent ! Les hommes coururent à leurs postes, et le
navire vira rondement. Tout cela avait pris Ă peu prĂšs cinq
minutes, et il paraissait Ă peine possible maintenant de sauver
lâindividu quâon croyait avoir vu Ă bord du canot. Cependant, comme
le lecteur le sait, Auguste et moi nous avions Ă©tĂ© repĂȘchĂ©s, et
notre salut semblait ĂȘtre le rĂ©sultat dâun de ces merveilleux
bonheurs que les gens sages et pieux attribuent Ă lâintervention
spéciale de la Providence.
Pendant que le navire était toujours en panne, le second fit
amener le canot et sauta dedans, je crois, avec les deux hommes qui
prĂ©tendaient mâavoir vu Ă la barre. Ils venaient justement de
quitter le bord de dessous le vent (la lune était toujours trÚs
claire), quand le navire donna un fort et long coup de roulis du
cĂŽtĂ© du vent, et Henderson, au mĂȘme instant, se dressant sur son
banc, cria Ă ses hommes de nager Ă culer. Il ne disait pas autre
chose, criant toujours avec impatience : « Nagez à culer !
nagez à culer ! » Ils nageaient aussi vivement que
possible ; mais pendant ce temps le navire avait tourné et
commençait Ă aller de lâavant, bien que tous les bras Ă bord
sâemployassent Ă diminuer la toile. MalgrĂ© le danger de la
tentative, le second se cramponna aux grands porte-haubans,
aussitĂŽt quâils furent Ă sa portĂ©e. Une nouvelle grosse embardĂ©e
jeta alors le cĂŽtĂ© de tribord hors de lâeau presque jusquâĂ la
quille, et enfin la cause de son anxiété devint visible. Le corps
dâun homme apparaissait, attachĂ© de la maniĂšre la plus singuliĂšre
au fond poli et brillant (Le Pingouin était doublé et chevillé en
cuivre), et battait violemment contre le navire Ă chaque mouvement
de la coque. AprĂšs quelques efforts inefficaces, renouvelĂ©s Ă
chaque embardĂ©e du navire, au risque dâĂ©craser le canot, je fus
enfin dégagé de ma périlleuse situation et hissé à bord, car ce
corps, câĂ©tait moi. Il paraĂźt que lâune des chevilles de la
charpente, qui Ă©tait ressortie et sâĂ©tait frayĂ© une voie Ă travers
le cuivre, mâavait arrĂȘtĂ© pendant que je passais sous le navire, et
mâavait ainsi de la maniĂšre la plus singuliĂšre attachĂ© au fond. La
tĂȘte de la cheville avait percĂ© le collet de ma veste de gros drap
et la partie postĂ©rieure de mon cou et sâĂ©tait enfoncĂ©e entre deux
tendons, juste sous lâoreille droite. On mâavait mis immĂ©diatement
au lit, bien que la vie parĂ»t tout Ă fait Ă©teinte en moi. Il nây
avait pas de médecin à bord. Le capitaine néanmoins me traita avec
toute sorte dâattentions, sans doute pour faire amende aux yeux de
son équipage de son atroce conduite dans la premiÚre partie de
lâaventure.
Cependant Henderson sâĂ©tait de nouveau Ă©loignĂ© du navire, bien
que le vent alors tournĂąt presque Ă lâouragan. Au bout de quelques
minutes, il tomba sur quelques débris de notre bateau, et peu aprÚs
lâun de ses hommes lui affirma quâil distinguait de temps en temps
un cri Ă travers le mugissement de la tempĂȘte. Cela poussa les
courageux matelots Ă persĂ©vĂ©rer dans leurs recherches plus dâune
demi-heure, malgré les signaux répétés du capitaine Block qui leur
enjoignait de revenir, et bien que chaque minute dans cette frĂȘle
embarcation fût pour eux un danger mortel et imminent. Il est
vraiment difficile de concevoir comment leur petit canot a pu
Ă©chapper Ă la destruction seulement une minute. Il Ă©tait dâailleurs
construit pour le service de la pĂȘche Ă la baleine et muni, comme
jâai pu le vĂ©rifier depuis lors, de cavitĂ©s Ă air, Ă lâinstar de
quelques canots de sauvetage sur la cĂŽte du pays de Galles.
AprĂšs quâils eurent vainement cherchĂ© pendant tout le temps que
jâai dit, ils se dĂ©terminĂšrent Ă retourner Ă bord. Ils avaient Ă
peine pris cette rĂ©solution, quâun faible cri sâĂ©leva dâun objet
noir qui passait rapidement auprĂšs dâeux. Ils se mirent Ă la
poursuite de la chose et lâattrapĂšrent. CâĂ©tait le pont de lâAriel
et sa cabine. Auguste se dĂ©battait auprĂšs, comme dans sa suprĂȘme
agonie. En sâemparant de lui, on vit quâil Ă©tait attachĂ© par une
corde Ă la charpente flottante. Cette corde, on se le rappelle,
câĂ©tait moi qui la lui avais passĂ©e autour de la taille et lâavais
fixée à un anneau, pour le maintenir dans une bonne position ;
et, en faisant ainsi, jâavais finalement, Ă ce quâil paraĂźt, pourvu
au moyen de lui sauver la vie. LâAriel Ă©tait lĂ©gĂšrement construit,
et toute sa charpente, en plongeant, sâĂ©tait brisĂ©e ; le pont
de la cabine, tout naturellement, fut soulevĂ© par la force de lâeau
qui sây prĂ©cipitait, se dĂ©tacha complĂštement de la membrure et se
mit Ă flotter, avec dâautres fragments sans doute, Ă la
surface ; Auguste flottait avec, et avait ainsi échappé à une
mort terrible.
Ce ne fut que plus dâune heure aprĂšs avoir Ă©tĂ© dĂ©posĂ© Ă bord du
Pingouin quâil put donner signe de vie et comprendre la nature de
lâaccident qui Ă©tait survenu Ă notre bateau. Ă la longue, il se
réveilla complÚtement et parla longuement de ses sensations quand
il Ă©tait dans lâeau. Ă peine avait-il repris un peu conscience de
lui-mĂȘme quâil sâĂ©tait trouvĂ© au-dessous du niveau de lâeau,
tournant, tournant avec une inconcevable rapidité, et se sentant
une corde étroitement serrée et roulée deux ou trois fois autour du
cou. Un instant aprĂšs, il sâĂ©tait senti remonter rapidement, quand,
sa tĂȘte heurtant violemment contre une matiĂšre dure, lui Ă©tait
retombé dans son insensibilité. En revenant à lui de nouveau, il
sâĂ©tait senti plus maĂźtre de sa raison ; cependant elle Ă©tait
encore singuliĂšrement confuse et obscurcie. Il comprit alors quâil
Ă©tait arrivĂ© quelque accident et quâil Ă©tait dans lâeau, bien que
sa bouche fĂ»t au-dessus de la surface et quâil pĂ»t respirer avec
quelque libertĂ©. Peut-ĂȘtre en ce moment la cabine filait rapidement
devant le vent et lâentraĂźnait ainsi, lui flottant et couchĂ© sur le
dos. Aussi longtemps quâil aurait pu garder cette position, il eĂ»t
Ă©tĂ© presque impossible quâil fĂ»t noyĂ©. Un coup de lame le jeta
alors tout Ă fait en travers du pont ; il sâefforça de garder
cette position nouvelle, criant par intervalles : « Au
Secours ! » Juste avant dâĂȘtre enfin dĂ©couvert par M.
Henderson, il avait été obligé de lùcher prise par suite de son
Ă©puisement, et, retombant dans la mer, il sâĂ©tait cru perdu.
Pendant tout le temps quâavait durĂ© cette lutte, il ne lui Ă©tait
pas revenu le plus lĂ©ger souvenir de lâAriel ni dâaucune chose
ayant rapport Ă lâorigine de la catastrophe. Un vague sentiment de
terreur et de désespoir avait pris possession de toutes ses
facultĂ©s. Quand finalement il fut repĂȘchĂ©, toute sa raison lâavait
abandonné ; et, comme je lâai dĂ©jĂ dit, ce ne fut guĂšre quâune
heure aprĂšs avoir Ă©tĂ© pris Ă bord du Pingouin quâil eut pleinement
conscience de sa situation. En ce qui me concerne, je fus tirĂ© dâun
état trÚs voisin de la mort (et seulement aprÚs trois heures et
demie, pendant lesquelles tous les moyens furent employés) par de
vigoureuses frictions de flanelle trempĂ©e dans lâhuile chaude,
procédé qui fut suggéré par Auguste. La blessure de mon cou,
quoique dâune assez affreuse apparence, nâavait pas une grande
gravitĂ©, et jâen guĂ©ris bien vite.
Le Pingouin entra au port Ă neuf heures du matin, aprĂšs avoir eu
à lutter contre une des brises les plus carabinées qui aient jamais
soufflé au large de Nantucket. Auguste et moi, nous nous
arrangeĂąmes pour paraĂźtre chez M. Barnard Ă lâheure du dĂ©jeuner,
qui, heureusement, se trouvait un peu retardée à cause de la soirée
précédente. Je suppose que toutes les personnes présentes à table
Ă©taient trop fatiguĂ©es elles-mĂȘmes pour remarquer notre physionomie
harassĂ©e, car il nâeĂ»t pas fallu une bien grande attention pour
sâen apercevoir. Dâailleurs les Ă©coliers sont capables dâaccomplir
des miracles en fait de tromperie, et je ne crois pas quâil soit
venu Ă lâesprit dâun seul de nos amis de Nantucket que la terrible
histoire que racontĂšrent en ville quelques marins : quâils avaient
coulé un navire en mer et noyé trente ou quarante pauvres diables,
pĂ»t avoir trait Ă lâAriel, Ă mon camarade ou Ă moi. Lui et moi,
nous avons depuis lors causĂ© plus dâune fois de lâaventure, mais
jamais sans un frisson. Dans une de nos conversations, Auguste me
confessa franchement que de toute sa vie il nâavait jamais Ă©prouvĂ©
une si atroce sensation dâeffroi que quand, sur notre petit bateau,
il avait tout dâun coup dĂ©couvert toute lâĂ©tendue de son ivresse,
et quâil sâĂ©tait senti Ă©crasĂ© par elle.
