Histoire d'un conscrit de 1813
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Histoire d'un conscrit de 1813

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Histoire d'un conscrit de 1813

About this book

Le narrateur Joseph Bertha, apprenti chez l'horloger Goulden a Phalsbourg, voit passer les troupes de Napoléon et l'Empereur lui-meme en marche vers la Russie. Amoureux de Catherine, il craint de se voir appelé sous les drapeaux, malgré sa boiterie. L'hiver est terrible et l'on apprend les défaites lointaines qui amenent finalement une conscription générale et sans exception. Joseph Bertha est enrÎlé en dépit de son infirmité, et il reçoit sa feuille de route pour Mayence ou il arrive apres une marche pénible. A Francfort, il apprend la discipline de fer des armées tandis qu'on voit revenir de Pologne des convois de blessés...

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Information

Chapitre 1

 
Ceux qui n’ont pas vu la gloire de l’Empereur NapolĂ©on dans les annĂ©es 1810,1811 et 1812 ne sauront jamais Ă  quel degrĂ© de puissance peut monter un homme.
Quand il traversait la Champagne, la Lorraine ou l’Alsace, les gens, au milieu de la moisson ou des vendanges, abandonnaient tout pour courir Ă  sa rencontre ; il en arrivait de huit et dix lieues ; les femmes, les enfants, les vieillards se prĂ©cipitaient sur sa route en levant les mains, et criant : Vive l’Empereur ! vive l’Empereur ! On aurait cru que c’était Dieu ; qu’il faisait respirer le monde, et que si par malheur il mourait, tout serait fini. Quelques anciens de la RĂ©publique qui hochaient la tĂȘte et se permettaient de dire, entre deux vins, que l’Empereur pouvait tomber, passaient pour des fous. Cela paraissait contre nature, et mĂȘme on n’y pensait jamais.
Moi, j’étais en apprentissage, depuis 1804, chez le vieil horloger Melchior Goulden, Ă  Phalsbourg. Comme je paraissais faible et que je boitais un peu, ma mĂšre avait voulu me faire apprendre un mĂ©tier plus doux que ceux de notre village ; car, au Dagsberg, on ne trouve que des bĂ»cherons, des charbonniers et des schlitteurs. M. Goulden m’aimait bien. Nous demeurions au premier Ă©tage de la grande maison qui fait le coin en face du BƓuf-Rouge, prĂšs de la porte de France.
C’est lĂ  qu’il fallait voir arriver des princes, des ambassadeurs et des gĂ©nĂ©raux, les uns Ă  cheval, les autres en calĂšche, les autres en berline, avec des habits galonnĂ©s, des plumets, des fourrures et des dĂ©corations de tous les pays. Et sur la grande route, il fallait voir passer les courriers, les estafettes, les convois de poudre, de boulets, les canons, les caissons, la cavalerie et l’infanterie ! Quel temps ! quel mouvement !
En cinq ou six ans, l’hĂŽtelier Georges fit fortune ; il eut des prĂ©s, des vergers, des maisons et des Ă©cus en abondance, car tous ces gens arrivant d’Allemagne, de Suisse, de Russie, de Pologne ou d’ailleurs ne regardaient pas Ă  quelques poignĂ©es d’or rĂ©pandues sur les grands chemins ; c’étaient tous des nobles, qui se faisaient gloire en quelque sorte de ne rien mĂ©nager.
Du matin au soir, et mĂȘme pendant la nuit, l’hĂŽtel du BƓuf-Rouge tenait table ouverte. Le long des hautes fenĂȘtres en bas, on ne voyait que les grandes nappes blanches, Ă©tincelantes d’argenterie et couvertes de gibier, de poisson et d’autres mets rares, autour desquels ces voyageurs venaient s’asseoir cĂŽte Ă  cĂŽte. On n’entendait dans la grande cour derriĂšre que les hennissements des chevaux, les cris des postillons, les Ă©clats de rire des servantes, le roulement des voitures, arrivant ou partant, sous les hautes portes cochĂšres. Ah ! l’hĂŽtel du BƓuf-Rouge n’aura jamais un temps de prospĂ©ritĂ© pareille !
On voyait aussi descendre lĂ  des gens de la ville, qu’on avait connus dans le temps pour chercher du bois sec Ă  la forĂȘt, ou ramasser le fumier des chevaux sur les grandes routes. Ils Ă©taient passĂ©s commandants, colonels, gĂ©nĂ©raux, un sur mille, Ă  force de batailler dans tous les pays du monde.
Le vieux Melchior, son bonnet de soie noire tirĂ© sur ses larges oreilles poilues, les paupiĂšres flasques, le nez pincĂ© dans ses grandes besicles de corne et les lĂšvres serrĂ©es, ne pouvait s’empĂȘcher de dĂ©poser sur l’établi sa loupe et son poinçon et de jeter quelquefois un regard vers l’auberge, surtout quand les grands coups de fouet des postillons Ă  lourdes bottes, petite veste et perruque de chanvre tortillĂ©e sur la nuque, retentissaient dans les Ă©chos des remparts, annonçant quelque nouveau personnage. Alors, il devenait attentif, et de temps en temps je l’entendais s’écrier :
« Tiens ! c’est le fils du couvreur Jacob, de la vieille ravaudeuse Marie-Anne ou du tonnelier Franz SĂ©pel ! Il a fait son chemin
 le voilĂ  colonel et baron de l’Empire par-dessus le marché ! Pourquoi donc est-ce qu’il ne descend pas chez son pĂšre, qui demeure lĂ -bas dans la rue des Capucins ? »
Mais lorsqu’il les voyait prendre le chemin de la rue, en donnant des poignĂ©es de main Ă  droite et Ă  gauche aux gens qui les reconnaissaient, sa figure changeait ; il s’essuyait les yeux avec son gros mouchoir Ă  carreaux, en murmurant :
« C’est la pauvre vieille Annette qui va avoir du plaisir ! À la bonne heure, Ă  la bonne heure ! il n’est pas fier celui-lĂ , c’est un brave homme ; pourvu qu’un boulet ne l’enlĂšve pas de sitĂŽt ! »
Les uns passaient comme honteux de reconnaĂźtre leur nid, les autres traversaient fiĂšrement la ville, pour aller voir leur sƓur ou leur cousine. Ceux-ci, tout le monde en parlait, on aurait dit que tout Phalsbourg portait leurs croix et leurs Ă©paulettes ; les autres, on les mĂ©prisait autant et mĂȘme plus que lorsqu’ils balayaient la grande route.
On chantait presque tous les mois des Te Deum pour quelque nouvelle victoire, et le canon de l’arsenal tirait ses vingt et un coups, qui vous faisaient trembler le cƓur. Dans les huit jours qui suivaient, toutes les familles Ă©taient dans l’inquiĂ©tude, les pauvres vieilles femmes surtout attendaient une lettre ; la premiĂšre qui venait, toute la ville le savait : « Une telle a reçu des nouvelles de Jacques ou de Claude ! » et tous couraient pour savoir s’il ne disait rien de leur Joseph ou de leur Jean-Baptiste. Je ne parle pas des promotions, ni des actes de dĂ©cĂšs ; les promotions, chacun y croyait, il fallait bien remplacer les morts ; mais pour les actes de dĂ©cĂšs, les parents attendaient en pleurant, car ils n’arrivaient pas tout de suite ; quelquefois mĂȘme ils n’arrivaient jamais, et les pauvres vieux espĂ©raient toujours, pensant : « Peut-ĂȘtre que notre garçon est prisonnier
 Quand la paix sera faite, il reviendra
 Combien sont revenus, qu’on croyait morts ! »Seulement la paix ne se faisait jamais ; une guerre finie, on en commençait une autre. Il nous manquait toujours quelque chose, soit du cĂŽtĂ© de la Russie, soit du cĂŽtĂ© de l’Espagne ou ailleurs ; – l’Empereur n’était jamais content.
Souvent, au passage des rĂ©giments qui traversaient la ville – la grande capote retroussĂ©e sur les hanches, le sac au dos, les hautes guĂȘtres montant jusqu’aux genoux et le fusil Ă  volontĂ©, allongeant le pas, tantĂŽt couverts de boue, tantĂŽt blancs de poussiĂšre –, souvent le pĂšre Melchior, aprĂšs avoir regardĂ© ce dĂ©filĂ©, me demandait tout rĂȘveur :
« Dis donc, Joseph, combien penses-tu que nous en avons vu passer depuis 1804 ?
– Oh ! je ne sais pas, monsieur Goulden, lui disais-je, au moins quatre ou cinq cent mille.
– Oui
 au moins ! faisait-il. Et combien en as-tu vu revenir ? »
Alors, je comprenais ce qu’il voulait dire, et je lui rĂ©pondais :
« Peut-ĂȘtre qu’ils rentrent par Mayence, ou par une autre route
 Ça n’est pas possible autrement ! »
Mais il hochait la tĂȘte et disait :
« Ceux que tu n’as pas vus revenir sont morts, comme des centaines et des centaines de mille autres mourront, si le Bon Dieu n’a pas pitiĂ© de nous, car l’Empereur n’aime que la guerre. Il a dĂ©jĂ  versĂ© plus de sang pour donner des couronnes Ă  ses frĂšres, que notre grande RĂ©volution pour gagner les Droits de l’Homme. »
Nous nous remettions Ă  l’ouvrage, et les rĂ©flexions de M. Goulden me donnaient terriblement Ă  rĂ©flĂ©chir.
Je boitais bien un peu de la jambe gauche, mais tant d’autres avec des dĂ©fauts avaient reçu leur feuille de route tout de mĂȘme !
Ces idĂ©es me trottaient dans la tĂȘte, et quand j’y pensais longtemps, j’en concevais un grand chagrin. Cela me paraissait terrible, non seulement parce que je n’aimais pas la guerre, mais encore parce que je voulais me marier avec ma cousine Catherine des Quatre-Vents. Nous avions Ă©tĂ© en quelque sorte Ă©levĂ©s ensemble. On ne pouvait voir de fille plus fraĂźche, plus riante ; elle Ă©tait blonde, avec de beaux yeux bleus, des joues roses et des dents blanches comme du lait ; elle approchait de ses dix-huit ans ; moi j’en avais dix-neuf, et la tante MargrĂ©del paraissait contente de me voir arriver tous les dimanches de grand matin pour dĂ©jeuner et dĂźner avec eux.
Catherine et moi nous allions derriĂšre, dans le verger ; nous mordions dans les mĂȘmes pommes et dans les mĂȘmes poires ; nous Ă©tions les plus heureux du monde.
C’est moi qui conduisais Catherine Ă  la grand-messe et aux vĂȘpres, et, pendant la fĂȘte, elle ne quittait pas mon bras et refusait de danser avec les autres garçons du village. Tout le monde savait que nous devions nous marier un jour ; mais, si j’avais le malheur de partir Ă  la conscription, tout Ă©tait fini. Je souhaitais d’ĂȘtre encore mille fois plus boiteux, car, dans ce temps, on avait d’abord pris les garçons, puis les hommes mariĂ©s, sans enfants, et malgrĂ© moi je pensais : « Est-ce que les boiteux valent mieux que les hommes mariĂ©s ? est-ce qu’on ne pourrait pas me mettre dans la cavalerie ! » Rien que cette idĂ©e me rendait triste ; j’aurais dĂ©jĂ  voulu me sauver.
Mais c’est principalement en 1812, au commencement de la guerre contre les Russes, que ma peur grandit. Depuis le mois de fĂ©vrier jusqu’à la fin de mai, tous les jours nous ne vĂźmes passer que des rĂ©giments et des rĂ©giments : des dragons, des cuirassiers, des carabiniers, des hussards, des lanciers de toutes les couleurs, de l’artillerie, des caissons, des ambulances, des voitures, des vivres, toujours et toujours, comme une riviĂšre qui coule et dont on ne voit jamais la fin.
Je me rappelle encore que cela commença par des grenadiers qui conduisaient de gros chariots attelĂ©s de bƓufs Ces bƓufs Ă©taient Ă  la place de chevaux, pour servir de vivres plus tard, quand on aurait usĂ© les munitions. Chacun disait : « Quelle belle idĂ©e ! Quand les grenadiers ne pourront plus nourrir les bƓufs, les bƓufs nourriront les grenadiers. » Malheureusement, ceux qui disaient cela ne savaient pas que les bƓufs ne peuvent faire que sept Ă  huit lieues par jour, et qu’il leur faut sur huit jours de marche un jour de repos au moins ; de sorte que ces pauvres bĂȘtes avaient dĂ©jĂ  la corne usĂ©e, la lĂšvre baveuse, les yeux hors de la tĂȘte, le cou rivĂ© dans les Ă©paules, et qu’il ne leur restait plus que la peau et les os. Il en passa pendant trois semaines de cette espĂšce, tout dĂ©chirĂ©s de coups de baĂŻonnette. La viande devint bon marchĂ©, car on abattait beaucoup de ces bƓufs, mais peu de personnes en voulaient, la viande malade Ă©tant malsaine. Ils n’arrivĂšrent pas seulement Ă  vingt lieues de l’autre cĂŽtĂ© du Rhin.
AprĂšs cela, nous ne vĂźmes plus dĂ©filer que des lances, des sabres et des casques. Tout s’engouffrait sous la porte de France, traversait la place d’Armes en suivant la grande route, et sortait par la porte d’Allemagne.
Enfin, le 10 mai de cette annĂ©e 1812, de grand matin, les canons de l’arsenal annoncĂšrent le maĂźtre de tout. Je dormais encore lorsque le premier coup partit, en faisant grelotter mes petites vitres comme un tambour, et presque aussitĂŽt M. Goulden, avec la chandelle allumĂ©e, ouvrit ma porte en me disant :
« LĂšve-toi
 le voilà ! »
Nous ouvrĂźmes la fenĂȘtre. Au milieu de la nuit je vis s’avancer au grand trot, sous la porte de France, une centaine de dragons dont plusieurs portaient des torches ; ils passĂšrent avec un roulement et des piĂ©tinements terribles ; leurs lumiĂšres serpentaient sur la façade des maisons comme de la flamme, et de toutes les croisĂ©es on entendait partir des cris sans fin : Vive l’Empereur ! vive l’Empereur !
Je regardais la voiture, quand un cheval s’abattit sur le poteau du boucher Klein, oĂč l’on attachait les bƓufs ; le dragon tomba comme une masse, les jambes Ă©cartĂ©es, le casque dans la rigole, et presque aussitĂŽt une tĂȘte se pencha hors de la voiture pour voir ce qui se passait, une grosse tĂȘte pĂąle et grasse, une touffe de cheveux sur le front : c’était NapolĂ©on ; il tenait la main levĂ©e comme pour prendre une prise de tabac, et dit quelques mots brusquement. L’officier qui galopait Ă  cĂŽtĂ© de la portiĂšre se pencha pour lui rĂ©pondre. Il prit sa prise et tourna le coin, pendant que les cris redoublaient et que le canon tonnait.
VoilĂ  tout ce que je vis.
L’Empereur ne s arrĂȘta pas Ă  Phalsbourg ; tandis qu’il courait dĂ©jĂ  sur la route de Saverne, le canon tirait ses derniers coups. Puis le silence se rĂ©tablit. Les hommes de garde Ă  la porte de France relevĂšrent le pont, et le vieil horloger me dit :
« Tu l’as vu ?
– Oui, monsieur Goulden.
– Eh bien, fit-il, cet homme-lĂ  tient notre vie Ă  tous dans sa main ; il n’aurait qu’à souffler sur nous et ce serait fini. BĂ©nissons le Ciel qu’il ne soit pas mĂ©chant, car sans cela le monde verrait des choses Ă©pouvantables, comme du temps des rois sauvages et des Turcs. »
Il semblait tout rĂȘveur ; au bout d’une minute, il ajouta :
« Tu peux te recoucher ; voici trois heures qui sonnent. »
Il rentra dans sa chambre, et je me remis dans mon lit. Le grand silence qu’il faisait dehors me paraissait extraordinaire aprĂšs tout ce tumulte, et jusqu’au petit jour je ne cessai point de rĂȘver Ă  l’Empereur. Je songeais aussi au dragon et je dĂ©sirais savoir s’il Ă©tait mort du coup. Le lendemain nous apprĂźmes qu’on l’avait portĂ© Ă  l’hĂŽpital et qu’il en reviendrait.
Depuis ce jour jusqu’à la fin du mois de septembre, on chanta beaucoup de Te Deum Ă  l’église, et l’on tirait chaque fois vingt et un coups de canon pour quelque nouvelle victoire. C’était presque toujours le matin ; M. Goulden aussitĂŽt s’écriait :
« HĂ©, Joseph ! encore une bataille gagnĂ©e ! cinquante mille hommes Ă  terre, vingt-cinq drapeaux, cent bouches Ă  feu !
 Tout va bien
 tout va bien. – Il ne reste maintenant qu’à faire une nouvelle levĂ©e pour remplacer ceux qui sont morts ! »
Il poussait ma porte, et je le voyais tout gris, tout chauve, en manches de chemise, le cou nu, qui se lavait la figure dans la cuvette.
« Est-ce que vous croyez, monsieur Goulden, lui disais-je dans un grand trouble, qu’on prendra les boiteux ?
– Non, non, faisait-il avec bontĂ©, ne crains rien, mon enfant ; tu ne pourrais rĂ©ellement pas servir. Nous arrangerons cela. Travaille seulement bien, et ne t’inquiĂšte pas du reste. »
Il voyait mon inquiĂ©tude, et cela lui faisait de la peine. Je n’ai jamais rencontrĂ© d’homme meilleur. Alors il s’habillait pour aller remonter les horloges en ville, celles de M. le commandant de place, de M. le maire et d’autres personnes notables. Moi, je restais Ă  la maison.
M. Goulden ne rentrait qu’aprùs le Te Deum ; il îtait son grand habit noisette, remettait sa perruque dans la boüte et tirait de nouveau son bonnet de soie sur ses oreilles, en disant :
« L’armĂ©e est Ă  Vilna – ou bien Ă  Smolensk –, je viens d’apprendre ça chez M. le commandant. Dieu veuille que nous ayons le dessus cette fois encore et qu’on fasse la paix ; le plus tĂŽt sera le mieux, car la guerre est une chose terrible. »
Je pensais aussi que, si nous avions la paix, on n’aurait plus besoin de tant d’hommes et que je pourrais me marier avec Catherine. Chacun peut s’imaginer combien de vƓux je formais pour la gloire de l’Empereur.

Chapitre 2

C’est le 15 septembre 1812 qu’on apprit notre grande victoire de la Moskowa. Tout le monde Ă©tait dans la jubilation et s’écriait : « Maintenant nous allons avoir la paix
 maintenant la guerre est finie. »
Quelques mauvais gueux disaient qu’il restait Ă  prendre la Chine ; on rencontre toujours des ĂȘtres pareils pour dĂ©soler les gens.
Huit jours aprĂšs, on sut que nous Ă©tions Ă  Moscou, la plus grande ville de Russie et la plus riche ; chacun se figurait le butin que nous allions avoir, et l’on pensait que cela ferait diminuer les contributions. Mais bientĂŽt le bruit courut que les Russes avaient mis le feu dans leur ville, et qu’il allait falloir battre en retraite sur la Pologne, si l’on ne voulait pas pĂ©rir de faim. On ne parlait que de cela dans les auberges, dans les brasseries, Ă  la halle aux blĂ©s, partout ; on ne pouvait se rencontrer sans se demander aussitĂŽt : « Eh bien
 eh bien
 ça va mal
 la retraite a commencĂ© ! »
Les gens Ă©taient pĂąles ; et, devant la poste, des centaines de paysans attendaient du matin au soir, mais il n’arrivait plus de lettres. Moi, je passais au travers de tout ce monde sans faire trop attention, car j’en avais tant vu ! Et puis j’avais une idĂ©e qui me rĂ©jouissait le cƓur, et qui me faisait voir tout en beau.
Vous saurez que, depuis cinq mois, je voulais faire un cadeau magnifique Ă  Catherine pour le jour de sa fĂȘte, qui tombait le 18 dĂ©cembre. Parmi les montres qui pendaient Ă  la devanture de M. Goulden, il s’en trouvait une toute petite, quelque chose de tout Ă  fait joli, la cuvette en argent, rayĂ©e de petits cercles qui...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1
  3. Chapitre 2
  4. Chapitre 3
  5. Chapitre 4
  6. Chapitre 5
  7. Chapitre 6
  8. Chapitre 7
  9. Chapitre 8
  10. Chapitre 9
  11. Chapitre 10
  12. Chapitre 11
  13. Chapitre 12
  14. Chapitre 13
  15. Chapitre 14
  16. Chapitre 15
  17. Chapitre 16
  18. Chapitre 17
  19. Chapitre 18
  20. Chapitre 19
  21. Chapitre 20
  22. Chapitre 21
  23. Chapitre 22
  24. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique