Ils semblent ranimer mon ùme accablée par la fatigue, et, pleins de joie et de jeunesse, respirer un second printemps.
GRAY.
Aucun AmĂ©ricain ne peut ignorer les principaux Ă©vĂ©nements qui portĂšrent le parlement de la Grande-Bretagne, en 1774, Ă frapper le port de Boston de ces restrictions impolitiques qui dĂ©truisirent si complĂštement le commerce de la principale ville de ses colonies occidentales. Tout AmĂ©ricain doit Ă©galement savoir avec quelle noblesse, avec quel dĂ©vouement aux grands principes de cette lutte, les habitants de Salem, ville la plus voisine de Boston, refusĂšrent de profiter de la situation de leurs compatriotes. En consĂ©quence de ces mesures impolitiques du gouvernement anglais, et de lâunanimitĂ© louable qui rĂ©gnait alors parmi les habitants de la capitale, il devint rare de voir flotter sur les eaux de la baie oubliĂ©e de Massachusetts dâautres vaisseaux que ceux qui arboraient le pavillon royal.
Cependant, vers la fin dâun jour dâavril, en 1775, les yeux de plusieurs centaines de citoyens Ă©taient fixĂ©s sur une voile Ă©loignĂ©e quâon voyait sâĂ©lever du sein des vagues, sâavançant dans les eaux prohibĂ©es et se dirigeant vers lâentrĂ©e du port proscrit. Un rassemblement considĂ©rable de spectateurs sâĂ©taient rĂ©unis sur Beacon-Hill, en couvraient le sommet conique et la rampe orientale, et regardaient cet objet de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral avec cette attention et cette sollicitude profonde pour les Ă©vĂ©nements de chaque jour qui caractĂ©risaient cette Ă©poque. Cette foule nombreuse se composait pourtant de gens qui nâĂ©taient pas tous animĂ©s par les mĂȘmes sentiments, et dont les uns formaient des vĆux diamĂ©tralement opposĂ©s Ă ceux des autres. Tandis que le citoyen grave, sĂ©rieux, mais prudent, cherchait Ă cacher sous lâair dâune froide indiffĂ©rence lâamertume de ses sensations, des jeunes gens, mĂȘlĂ©s dans tous les groupes, et dont le costume annonçait la profession militaire, se livraient aux transports dâune joie bruyante, et se fĂ©licitaient Ă haute voix de la perspective quâils avaient de recevoir bientĂŽt des nouvelles de leur patrie lointaine et de leurs amis absents. Mais le roulement prolongĂ© des tambours quâon battait dans la plaine voisine, et dont le son Ă©tait apportĂ© par la brise du soir, Ă©loigna bientĂŽt tous ces spectateurs oisifs, et laissa la montagne en possession de ceux qui y avaient le meilleur droit. Ce nâĂ©tait pourtant pas alors une Ă©poque Ă laquelle on pĂ»t se livrer Ă des communications franches et sans rĂ©serve.
Longtemps avant que les vapeurs du soir eussent remplacĂ© les ombres que le soleil faisait tomber du cĂŽtĂ© de lâoccident, la montagne fut entiĂšrement abandonnĂ©e, les spectateurs qui y Ă©taient restĂ©s en Ă©tant descendus chacun de leur cĂŽtĂ©, pour regagner solitairement, et dans le silence de la rĂ©flexion, les rangĂ©es de toits sombres qui sâĂ©levaient sur la cĂŽte, le long de la partie orientale de la pĂ©ninsule.
MalgrĂ© cette apparence dâapathie, la renommĂ©e, qui, dans les temps de grand intĂ©rĂȘt, trouve toujours le moyen de faire entendre un lĂ©ger murmure quand elle nâose parler Ă haute voix, sâempressait de faire circuler la nouvelle dĂ©sagrĂ©able que le vaisseau quâon venait dâapercevoir nâĂ©tait que le premier dâune flotte qui amenait des renforts Ă une armĂ©e dĂ©jĂ trop nombreuse et trop fiĂšre de sa force pour respecter les lois. Nul bruit, nul tumulte ne succĂ©da Ă cette fĂącheuse annonce ; mais on ferma sur-le-champ toutes les portes des maisons et tous les volets des fenĂȘtres, comme si lâon eĂ»t voulu seulement exprimer le sentiment gĂ©nĂ©ral par ces preuves silencieuses de mĂ©contentement.
Pendant ce temps le vaisseau Ă©tait arrivĂ© Ă lâentrĂ©e rocailleuse du havre, et sây trouvant abandonnĂ© par la brise avec la marĂ©e contraire, il fut obligĂ© de sâarrĂȘter, comme sâil eĂ»t pressenti le mauvais accueil qui lui Ă©tait dĂ». Les habitants de Boston sâĂ©taient pourtant exagĂ©rĂ© le danger ; car ce navire, au lieu de prĂ©senter lâattroupement dĂ©sordonnĂ© dâune soldatesque licencieuse qui aurait couvert le tillac dâun bĂątiment de transport, nâoffrait que trĂšs-peu de monde ; le meilleur ordre rĂ©gnait sur le pont, et il ne sây trouvait rien qui pĂ»t gĂȘner les passagers quâil portait. Toutes les apparences extĂ©rieures auraient annoncĂ© Ă lâĆil dâun observateur que ce vaisseau amenait quelques personnages dâun rang distinguĂ©, ou qui possĂ©daient les moyens de faire contribuer largement les autres Ă leur bien-ĂȘtre.
Le petit nombre de marins nĂ©cessaires Ă la manĆuvre Ă©taient assis ou couchĂ©s de diffĂ©rents cĂŽtĂ©s, regardant, avec un air dâindolence, tantĂŽt la voile qui battait contre le mĂąt comme une aile fatiguĂ©e, tantĂŽt les eaux tranquilles de la baie, tandis que plusieurs domestiques en livrĂ©e entouraient un jeune homme qui faisait des questions au pilote, descendu Ă bord du navire Ă la hauteur de lâendroit nommĂ© les SĂ©pulcres[5]. Les vĂȘtements de ce jeune homme Ă©taient dâune propretĂ© recherchĂ©e, et, dâaprĂšs les peines excessives quâil prenait pour les ajuster, on pouvait Ă©videmment conclure que, dans lâopinion de celui qui les portait, ils Ă©taient le nec plus ultrĂ de la mode du jour. Depuis lâendroit oĂč Ă©tait ce groupe, prĂšs du grand mĂąt, une grande partie du gaillard dâarriĂšre Ă©tait dĂ©serte ; mais prĂšs du marin qui tenait nonchalamment la barre du gouvernail, on voyait un ĂȘtre jetĂ© dans un moule tout Ă fait diffĂ©rent.
CâĂ©tait un homme qui aurait paru arrivĂ© au terme le plus reculĂ© de la vieillesse, si sa marche agile et ferme, et les regards rapides de ses yeux brillants, tandis quâil se promenait de temps en temps sur le pont, nâavaient paru dĂ©mentir les indices ordinaires dâun Ăąge avancĂ©. Il avait la taille voĂ»tĂ©e, et sa maigreur Ă©tait extrĂȘme ; le peu de cheveux qui tombaient sur son front Ă©taient dâune blancheur qui semblait annoncer au moins quatre-vingts hivers ; de profondes rides, semblables Ă des sillons tracĂ©s par le temps et de longs soucis, avaient flĂ©tri ses joues creuses, et rendaient encore plus remarquables des traits empreints de noblesse et de dignitĂ©. Il portait un habit simple et modeste de drap gris, qui paraissait lui avoir rendu dâassez longs services, et qui laissait apercevoir des traces visibles de la nĂ©gligence de son maĂźtre. Quand il dĂ©tournait du rivage ses regards perçants, il marchait Ă grands pas sur le gaillard dâarriĂšre, oĂč il Ă©tait seul, et semblait entiĂšrement occupĂ© de ses propres pensĂ©es, ses lĂšvres sâagitant rapidement, quoique aucun son ne sortĂźt dâune bouche qui Ă©tait silencieuse par habitude.
Il Ă©tait sous lâinfluence dâune de ces impulsions soudaines qui font partager au corps lâactivitĂ© de lâesprit, quand un jeune homme monta de la cabane sur le tillac, et se rangea parmi les curieux qui avaient les yeux fixĂ©s sur la terre. Son Ăąge pouvait ĂȘtre dâenviron vingt-cinq ans ; il portait un manteau militaire jetĂ© nonchalamment sur ses Ă©paules, et ce qui paraissait de ses habits annonçait suffisamment que sa profession Ă©tait celle des armes. Tout son extĂ©rieur avait un air dâaisance et de bon ton, quoique sa physionomie expressive parĂ»t quelquefois comme obscurcie par un air de mĂ©lancolie, pour ne pas dire de tristesse. En arrivant sur le pont, il rencontra les yeux du vieillard infatigable qui continuait Ă sây promener ; il le salua poliment, et dĂ©tourna ensuite les yeux pour les porter sur les cĂŽtes, et examiner les beautĂ©s qui Ă©taient sur le point de sâĂ©clipser.
Les montagnes rondes de Dorchester brillaient encore des derniers rayons de lâastre qui venait de disparaĂźtre derriĂšre elles : des bandes dâune lumiĂšre plus pĂąle jouaient encore sur les eaux, et doraient le sommet verdoyant des groupes dâĂźles qui se trouvent Ă lâentrĂ©e de la baie. On voyait dans le lointain les clochers de la ville de Boston, sâĂ©lançant du sein des ombres qui couvraient la ville, et dont les girouettes Ă©tincelaient encore, tandis que quelques rayons dâune plus vive lumiĂšre sâĂ©chappaient irrĂ©guliĂšrement du sombre fanal Ă©levĂ© sur le pic conique de Beacon-Hill. Plusieurs grands vaisseaux Ă©taient Ă lâancre entre les Ăźles et en face de la ville, et devenaient moins distincts de moment en moment, au milieu des vapeurs du soir, quoique le sommet de leurs mĂąts brillĂąt encore de la clartĂ© du jour ; de chacun de ces vaisseaux, des fortifications qui sâĂ©lĂšvent Ă peu de hauteur sur une petite Ăźle enfoncĂ©e dans la baie, et de divers postes dans la partie la plus Ă©levĂ©e de la ville, on voyait flotter au grĂ© du vent le pavillon anglais. Tandis que le jeune officier contemplait cette scĂšne, il entendit le bruit des canons qui annonçaient, la fin du jour ; et, tandis quâil suivait des yeux la descente des symboles superbes du pouvoir britannique, il sentit son bras pressĂ© dâune maniĂšre expressive par la main de son vieux compagnon de voyage.
â Le jour nâarrivera-t-il jamais, lui dit le vieillard Ă voix basse, oĂč nous verrons ce pavillon sâabaisser pour ne jamais se relever sur cet hĂ©misphĂšre ?
Le jeune homme tourna les yeux avec vivacité sur celui qui lui parlait ainsi, mais les baissa sur-le-champ pour éviter les regards perçants de son vieux compagnon. Un assez long silence, un silence qui semblait pénible au jeune officier, succéda à cette observation. Enfin il dit en lui montrant la terre :
â Dites-moi, vous qui ĂȘtes de Boston, et qui devez connaĂźtre cette ville depuis longtemps, quels sont les noms de tous les beaux endroits que je vois ?
â NâĂȘtes-vous pas aussi de Boston ?
â Il est vrai que jây suis nĂ©, mais je suis Anglais par les habitudes et lâĂ©ducation.
â Maudites soient ces habitudes ! Et combien doit ĂȘtre nĂ©gligĂ©e lâĂ©ducation qui apprend Ă un enfant Ă oublier le pays qui lâa vu naĂźtre !
Le vieillard se dĂ©tourna en murmurant ces mots Ă demi-voix, et, se remettant Ă marcher Ă grands pas, il sâavança vers le gaillard dâavant.
Le jeune officier resta quelques minutes comme absorbĂ© dans ses rĂ©flexions, et, semblant se rappeler tout Ă coup le motif qui lâavait fait monter sur le tillac, il appela Ă haute voix : â Meriton !
Au son de sa voix, le groupe de curieux qui Ă©tait rassemblĂ© autour du pilote se dispersa, et le jeune homme vĂȘtu avec prĂ©tention, dont nous avons dĂ©jĂ parlĂ©, sâapprocha de lui dâune maniĂšre qui offrait un singulier mĂ©lange de familiaritĂ© prĂ©somptueuse et de profond respect. Cependant le jeune officier, sans y faire attention et sans mĂȘme lâhonorer dâun regard, continua en ces termes :
â Je vous ai chargĂ© de retenir la barque qui a amenĂ© le pilote pour me conduire Ă terre : voyez si elle est prĂȘte Ă partir.
Le valet courut exĂ©cuter les ordres de son maĂźtre, et revint presque au mĂȘme instant lui dire que tout Ă©tait prĂȘt.
â Mais, Monsieur, ajouta-t-il, vous ne voudriez pas partir dans cette barque, jâen suis parfaitement assurĂ©.
â Votre assurance, monsieur Meriton, nâest pas la moindre de vos recommandations ; mais pourquoi ne le voudrais-je pas ?
â Ce vieil Ă©tranger, cet homme dĂ©sagrĂ©able avec ses haillons dâhabits, sây est dĂ©jĂ Ă©tabli.
â Eh bien ! il faudrait pour me retenir un inconvĂ©nient beaucoup plus grave que celui dâavoir la sociĂ©tĂ© du seul homme de bonne compagnie qui se trouve sur ce vaisseau.
â Juste ciel ! sâĂ©cria Meriton en levant les yeux dâun air Ă©tonnĂ© ; sĂ»rement, Monsieur, quant aux maniĂšres, vous ĂȘtes plus en Ă©tat que personne dâen juger, mais pour les habitsâŠ
â Il suffit, il suffit, dit son maĂźtre dâun ton un peu brusque ; sa compagnie me convient. Si vous ne la trouvez pas digne de votre mĂ©rite, je vous permets de rester Ă bord jusquâĂ demain matin. Je puis fort bien, pour une nuit, me passer de la prĂ©sence dâun fat.
Sans faire attention Ă lâair mortifiĂ© de son valet dĂ©concertĂ©, il sâavança sur le tillac jusquâĂ lâendroit oĂč la barque lâattendait. Le mouvement gĂ©nĂ©ral qui eut lieu Ă lâinstant parmi tout lâĂ©quipage, et le respect avec lequel le capitaine le suivit jusquâĂ lâĂ©chelle, prouvaient suffisamment que, malgrĂ© sa jeunesse, câĂ©tait principalement par Ă©gard pour lui quâon avait maintenu un ordre si admirable dans toutes les parties du vaisseau. Cependant, tandis que tout ce qui lâentourait sâempressait de lui faciliter les moyens de descendre dans la barque, le vieil Ă©tranger sây Ă©tait assis Ă la meilleure place, avec un air de distraction, sinon de froide indiffĂ©rence. Il ne fit aucune attention Ă lâavis que lui donna indirectement Meriton, qui avait pris le parti de suivre son maĂźtre, quâil ferait bien de lui cĂ©der cette place, et le jeune officier sâassit Ă cĂŽtĂ© du vieillard avec un air de simplicitĂ© que son valet trouvait souverainement dĂ©placĂ©. Comme si cette humiliation nâeĂ»t pas suffi, le jeune officier, voyant que les rameurs restaient dans lâinaction, se tourna vers son compagnon et lui demanda poliment sâil Ă©tait prĂȘt Ă partir. Le vieillard ne rĂ©pondit que par un signe affirmatif, et sur-le-champ toutes les rames furent en mouvement pour avancer vers la terre, tandis que le vaisseau manĆuvrait pour aller jeter lâancre Ă la hauteur de Nantasket.
Nulle voix nâinterrompit le bruit cadencĂ© des rames, tandis que, combattant la marĂ©e contraire, la barque traversait les nombreux dĂ©troits formĂ©s par diffĂ©rentes Ăźles ; mais quand on fut Ă la hauteur du chĂąteau[6], lâobscuritĂ© cĂ©da Ă lâinfluence de la nouvelle lune ; les objets qui les environnaient commençant Ă devenir plus distincts, le vieil Ă©tranger se mit Ă parler avec cette vĂ©hĂ©mence qui lui semblait naturelle, et il rendit compte Ă son compagnon de toutes les localitĂ©s avec le ton passionnĂ© dâun enthousiaste, et en homme qui en connaissait depuis longtemps toutes les beautĂ©s. Mais il retomba dans le silence quand on sâapprocha des quais nĂ©gligĂ©s et abandonnĂ©s, et il sâappuya dâun air sombre sur les bancs de la barque, comme sâil nâeĂ»t osĂ© se fier Ă sa voix pour parler des malheurs de sa patrie.
LaissĂ© Ă ses propres pensĂ©es, le jeune officier regardait avec le plus vif intĂ©rĂȘt les longs rangs de bĂątiments qui devenaient visibles Ă ses yeux, et que la lune couvrait dâun cĂŽtĂ© dâune douce lumiĂšre, tandis que de lâautre le contraste de ses rayons Ă©paississait les ombres. On ne voyait dans le port que quelques bĂątiments dĂ©mĂątĂ©s. La forĂȘt de mĂąts qui le couvrait autrefois avait disparu. On nây entendait plus ce bruit de roues, ce mouvement actif qui auraient dĂ» faire distinguer Ă cette heure le grand marchĂ© de toutes les colonies. Les seuls sons qui frappassent lâoreille Ă©taient le bruit Ă©loignĂ© dâune musique martiale, les cris dĂ©sordonnĂ©s des soldats qui sâenivraient dans les cabarets situĂ©s sur le bord de la mer, et la voix farouche des sentinelles placĂ©es sur les vaisseaux de guerre, qui arrĂȘtaient dans leur marche le petit nombre de barques que les habitants conservaient encore pour la pĂȘche ou le commerce cĂŽtier.
â Quel changement ! sâĂ©cria le jeune officier en jetant les yeux sur cette scĂšne de dĂ©solation ; quel spectacle diffĂ©rent me retracent mes souvenirs, quelque imparfaits quâils soient, quelque loin quâils remontent !
Le vieillard ne rĂ©pondit rien ; mais un sourire, dont lâexpression Ă©tait singuliĂšre, se peignit sur ses joues amaigries, et donna Ă tous ses traits un caractĂšre doublement remarquable. Le jeune officier nâen dit pas davantage, et tous deux gardĂšrent le silence jusquâau moment oĂč la barque, Ă©tant arrivĂ©e au bout du long quai, jadis si vivant, et oĂč il ne se trouvait alors quâune sentinelle qui le parcourait Ă pas mesurĂ©s, sâavança vers le rivage, et sâarrĂȘta au lieu ordinaire du dĂ©barquement.
Quels que pussent ĂȘtre les sentiments des deux passagers, en atteignant en sĂ»retĂ© le but dâun voyage long et pĂ©nible, ils ne les exprimĂšrent point par des paroles. Le vieillard dĂ©couvrit ses cheveux blancs, et, plaçant son chapeau devant son visage, il sembla rendre au ciel en esprit des actions de grĂąces de se trouver Ă la fin de ses fatigues, tandis que son jeune compagnon marchait avec lâair dâun homme que ses Ă©motions occupaient trop pour quâil pĂ»t songer Ă les peindre.
â Câest ici que nous devons nous sĂ©parer, Monsieur, dit enfin ce dernier ; mais Ă prĂ©sent que nos relations communes sont terminĂ©es, jâespĂšre que la connaissance que nous devons au hasard se prolongera au-delĂ du terme de notre voyage.
â Un homme dont les jours sont aussi avancĂ©s que les miens, rĂ©pondit le vieillard, ne doit pas prĂ©sumer de la libĂ©ralitĂ© de Dieu au point de faire des promesses dont lâaccomplissement dĂ©pend du temps. Vous voyez en moi un homme qui revient dâun triste, dâun bien triste pĂšlerinage sur lâautre hĂ©misphĂšre, pour laisser ses dĂ©pouilles mortelles dans son pays natal ; mais si le ciel daigne mâaccorder assez de vie pour cela, vous entendrez encore parler de celui que vos bontĂ©s et votre politesse ont si grandement obligĂ©.
Lâofficier fut affectĂ© du ton grave et solennel de son compagnon, et rĂ©pondit en lui serrant sa main :
â Ne lâoubliez pas ! je vous le demande comme une faveur spĂ©ciale. Je ne sais pourquoi ; mais vous avez obtenu sur mes sentiments un empire que nul autre nâa jamais possĂ©dĂ© ; câest un mystĂšre pour moi, câest comme un songe ; mais jâĂ©prouve pour vous, non seulement du respect, mais de lâamitiĂ©.
Le vieillard fit un pas en arriĂšre, sans quitter la main du jeune homme, le regarda fixement quelques instants, et lui dit en levant lentement une main vers le firmament :
â Ce sentiment vient du ciel ; il est dans les desseins de la Providence ; ne cherchez pas Ă lâĂ©touffer, jeune homme ; conservez-le prĂ©cieusement dans votre cĆur.
La rĂ©ponse, quâallait lui faire le jeune officier fut interrompue par des cris subits et violents qui rompirent le silence gĂ©nĂ©ral, et dont lâaccent plaintif leur glaça le sang dans les veines. Le bruit de coups de courroies se joignait aux plaintes de celui qui les recevait, et Ă©tait accompagnĂ© de jurements et dâexĂ©crations que profĂ©raient des voix qui ne paraissaient pas Ă une grande distance. Un mouvement commun les entraĂźna tous du cĂŽtĂ© dâoĂč venait le tumulte, et ils y coururent avec rapiditĂ©. Lorsquâils approchĂšrent des bĂątiments, ils virent un groupe rassemblĂ© autour dâun jeune homme, dont les cris troublaient la tranquillitĂ© du soir, et dont les plaintes nâexcitaient que la dĂ©rision. Ceux qui Ă©taient spectateurs de ses souffrances encourageaient ceux qui les lui in...
