Au Bonheur des Dames
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Au Bonheur des Dames

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Au Bonheur des Dames est un roman d'Émile Zola publiĂ© en 1883, le onziĂšme volume de la suite romanesque les Rougon-Macquart. À travers une histoire sentimentale Ă  l'issue inhabituellement heureuse, le roman entraĂźne le lecteur dans le monde des grands magasins, l'une des innovations du Second Empire. Le modĂšle du personnage d'Octave Mouret est Auguste HĂ©riot, co-fondateur des Grands Magasins du Louvre.

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Information

Chapitre 1

Denise Ă©tait venue Ă  pied de la gare Saint-Lazare, oĂč un train de Cherbourg l’avait dĂ©barquĂ©e avec ses deux frĂšres, aprĂšs une nuit passĂ©e sur la dure banquette d’un wagon de troisiĂšme classe. Elle tenait par la main PĂ©pĂ©, et Jean la suivait, tous les trois brisĂ©s du voyage, effarĂ©s et perdus, au milieu du vaste Paris, le nez levĂ© sur les maisons, demandant Ă  chaque carrefour la rue de la MichodiĂšre, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais, comme elle dĂ©bouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s’arrĂȘta net de surprise.
– Oh ! dit-elle, regarde un peu, Jean !
Et ils restĂšrent plantĂ©s, serrĂ©s les uns contre les autres, tout en noir, achevant les vieux vĂȘtements du deuil de leur pĂšre. Elle, chĂ©tive pour ses vingt ans, l’air pauvre, portait un lĂ©ger paquet ; tandis que, de l’autre cĂŽtĂ©, le petit frĂšre, ĂągĂ© de cinq ans, se pendait Ă  son bras, et que, derriĂšre son Ă©paule, le grand frĂšre, dont les seize ans superbes florissaient, Ă©tait debout, les mains ballantes.
– Ah bien ! reprit-elle aprùs un silence, en voilà un magasin !
C’était, Ă  l’encoignure de la rue de la MichodiĂšre et de la rue Neuve-Saint-Augustin, un magasin de nouveautĂ©s dont les Ă©talages Ă©clataient en notes vives, dans la douce et pĂąle journĂ©e d’octobre. Huit heures sonnaient Ă  Saint-Roch, il n’y avait sur les trottoirs que le Paris matinal, les employĂ©s filant Ă  leurs bureaux et les mĂ©nagĂšres courant les boutiques. Devant la porte, deux commis, montĂ©s sur une Ă©chelle double, finissaient de pendre des lainages, tandis que, dans une vitrine de la rue Neuve-Saint-Augustin, un autre commis, agenouillĂ© et le dos tournĂ©, plissait dĂ©licatement une piĂšce de soie bleue. Le magasin, vide encore de clientes, et oĂč le personnel arrivait Ă  peine, bourdonnait Ă  l’intĂ©rieur comme une ruche qui s’éveille.
– Fichtre ! dit Jean. Ça enfonce Valognes
 Le tien n’était pas si beau.
Denise hocha la tĂȘte. Elle avait passĂ© deux ans lĂ -bas, chez Cornaille, le premier marchand de nouveautĂ©s de la ville ; et ce magasin, rencontrĂ© brusquement, cette maison Ă©norme pour elle, lui gonflait le cƓur, la retenait, Ă©mue, intĂ©ressĂ©e, oublieuse du reste. Dans le pan coupĂ© donnant sur la place Gaillon, la haute porte, toute en glace, montait jusqu’à l’entresol, au milieu d’une complication d’ornements, chargĂ©s de dorures. Deux figures allĂ©goriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversĂ©e, dĂ©roulaient l’enseigne : Au Bonheur des Dames. Puis, les vitrines s’enfonçaient, longeaient la rue de la MichodiĂšre et la rue Neuve-Saint-Augustin, oĂč elles occupaient, outre la maison d’angle, quatre autres maisons, deux Ă  gauche, deux Ă  droite, achetĂ©es et amĂ©nagĂ©es rĂ©cemment. C’était un dĂ©veloppement qui lui semblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec les Ă©talages du rez-de-chaussĂ©e et les glaces sans tain de l’entresol, derriĂšre lesquelles on voyait toute la vie intĂ©rieure des comptoirs. En haut, une demoiselle, habillĂ©e de soie, taillait un crayon, pendant que, prĂšs d’elle, deux autres dĂ©pliaient des manteaux de velours.
– Au Bonheur des Dames, lut Jean avec son rire tendre de bel adolescent, qui avait eu dĂ©jĂ  une histoire de femme Ă  Valognes. Hein ? c’est gentil, c’est ça qui doit faire courir le monde !
Mais Denise demeurait absorbĂ©e, devant l’étalage de la porte centrale. Il y avait lĂ , au plein air de la rue, sur le trottoir mĂȘme, un Ă©boulement de marchandises Ă  bon marchĂ©, la tentation de la porte, les occasions qui arrĂȘtaient les clientes au passage. Cela partait de haut, des piĂšces de lainage et de draperie, mĂ©rinos, cheviottes, molletons, tombaient de l’entresol, flottantes comme des drapeaux, et dont les tons neutres, gris ardoise, bleu marine, vert olive, Ă©taient coupĂ©s par les pancartes blanches des Ă©tiquettes. À cĂŽtĂ©, encadrant le seuil, pendaient Ă©galement des laniĂšres de fourrure, des bandes Ă©troites pour garnitures de robe, la cendre fine des dos de petit-gris, la neige pure des ventres de cygne, les poils de lapin de la fausse hermine et de la fausse martre. Puis, en bas, dans des casiers, sur des tables, au milieu d’un empilement de coupons, dĂ©bordaient des articles de bonneterie vendus pour rien, gants et fichus de laine tricotĂ©s, capelines, gilets, tout un Ă©talage d’hiver, aux couleurs bariolĂ©es, chinĂ©es, rayĂ©es, avec des taches saignantes de rouge. Denise vit une tartanelle Ă  quarante-cinq centimes, des bandes de vison d’AmĂ©rique Ă  un franc, et des mitaines Ă  cinq sous. C’était un dĂ©ballage gĂ©ant de foire, le magasin semblait crever et jeter son trop-plein Ă  la rue.
L’oncle Baudu Ă©tait oubliĂ©. PĂ©pĂ© lui-mĂȘme, qui ne lĂąchait pas la main de sa sƓur, ouvrait des yeux Ă©normes. Une voiture les força tous trois Ă  quitter le milieu de la place ; et, machinalement, ils prirent la rue Neuve-Saint-Augustin, ils suivirent les vitrines, s’arrĂȘtant de nouveau devant chaque Ă©talage. D’abord, ils furent sĂ©duits par un arrangement compliquĂ© : en haut, des parapluies, posĂ©s obliquement, semblaient mettre un toit de cabane rustique ; dessous, des bas de soie, pendus Ă  des tringles, montraient des profils arrondis de mollets, les uns semĂ©s de bouquets de roses, les autres de toutes nuances, les noirs Ă  jour, les rouges Ă  coins brodĂ©s, les chairs dont le grain satinĂ© avait la douceur d’une peau de blonde ; enfin, sur le drap de l’étagĂšre, des gants Ă©taient jetĂ©s symĂ©triquement, avec leurs doigts allongĂ©s, leur paume Ă©troite de vierge byzantine, cette grĂące raidie et comme adolescente des chiffons de femme qui n’ont pas Ă©tĂ© portĂ©s. Mais la derniĂšre vitrine surtout les retint. Une exposition de soies, de satins et de velours, y Ă©panouissait, dans une gamme souple et vibrante, les tons les plus dĂ©licats des fleurs : au sommet, les velours, d’un noir profond, d’un blanc de lait caillĂ© ; plus bas, les satins, les roses, les bleus, aux cassures vives, se dĂ©colorant en pĂąleurs d’une tendresse infinie ; plus bas encore, les soies, toute l’écharpe de l’arc-en-ciel, des piĂšces retroussĂ©es en coques, plissĂ©es comme autour d’une taille qui se cambre, devenues vivantes sous les doigts savants des commis ; et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorĂ©e de l’étalage, courait un accompagnement discret, un lĂ©ger cordon bouillonnĂ© de foulard crĂšme. C’était lĂ , aux deux bouts, que se trouvaient, en piles colossales, les deux soies dont la maison avait la propriĂ©tĂ© exclusive, le Paris-Bonheur et le Cuir-d’Or, des articles exceptionnels, qui allaient rĂ©volutionner le commerce des nouveautĂ©s.
– Oh ! cette faille Ă  cinq francs soixante ! murmura Denise, Ă©tonnĂ©e devant le Paris-Bonheur.
Jean commençait Ă  s’ennuyer. Il arrĂȘta un passant.
– La rue de la Michodiùre, monsieur ?
Quand on la lui eut indiquĂ©e, la premiĂšre Ă  droite, tous trois revinrent sur leurs pas, en tournant autour du magasin. Mais, comme elle entrait dans la rue, Denise fut reprise par une vitrine, oĂč Ă©taient exposĂ©es des confections pour dames. Chez Cornaille, Ă  Valognes, elle Ă©tait spĂ©cialement chargĂ©e des confections. Et jamais elle n’avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande Ă©charpe en dentelle de Bruges, d’un prix considĂ©rable, Ă©largissait un voile d’autel, deux ailes dĂ©ployĂ©es, d’une blancheur rousse ; des volants de point d’Alençon se trouvaient jetĂ©s en guirlandes ; puis, c’était, Ă  pleines mains, un ruissellement de toutes les dentelles, les malines, les valenciennes, les applications de Bruxelles, les points de Venise, comme une tombĂ©e de neige. À droite et Ă  gauche, des piĂšces de drap dressaient des colonnes sombres, qui reculaient encore ce lointain de tabernacle. Et les confections Ă©taient lĂ , dans cette chapelle Ă©levĂ©e au culte des grĂąces de la femme : occupant le centre, un article hors ligne, un manteau de velours, avec des garnitures de renard argentĂ© ; d’un cĂŽtĂ©, une rotonde de soie, doublĂ©e de petit-gris ; de l’autre, un paletot de drap, bordĂ© de plumes de coq ; enfin, des sorties de bal, en cachemire blanc, en matelassĂ© blanc, garnies de cygne ou de chenille. Il y en avait pour tous les caprices, depuis les sorties de bal Ă  vingt-neuf francs jusqu’au manteau de velours affichĂ© dix-huit cents francs. La gorge ronde des mannequins gonflait l’étoffe, les hanches fortes exagĂ©raient la finesse de la taille, la tĂȘte absente Ă©tait remplacĂ©e par une grande Ă©tiquette, piquĂ©e avec une Ă©pingle dans le molleton rouge du col ; tandis que les glaces, aux deux cĂŽtĂ©s de la vitrine, par un jeu calculĂ©, les reflĂ©taient et les multipliaient sans fin, peuplaient la rue de ces belles femmes Ă  vendre, et qui portaient des prix en gros chiffres, Ă  la place des tĂȘtes.
– Elles sont fameuses ! murmura Jean, qui ne trouva rien d’autre pour dire son Ă©motion.
Du coup, il Ă©tait lui-mĂȘme redevenu immobile, la bouche ouverte. Tout ce luxe de la femme le rendait rose de plaisir. Il avait la beautĂ© d’une fille, une beautĂ© qu’il semblait avoir volĂ©e Ă  sa sƓur, la peau Ă©clatante, les cheveux roux et frisĂ©s, les lĂšvres et les yeux mouillĂ©s de tendresse. PrĂšs de lui, dans son Ă©tonnement, Denise paraissait plus mince encore, avec son visage long Ă  la bouche trop grande, son teint fatiguĂ© dĂ©jĂ , sous sa chevelure pĂąle. Et PĂ©pĂ©, Ă©galement blond, d’un blond d’enfance, se serrait davantage contre elle, comme pris d’un besoin inquiet de caresses, troublĂ© et ravi par les belles dames de la vitrine. Ils Ă©taient si singuliers et si charmants, sur le pavĂ©, ces trois blonds vĂȘtus pauvrement de noir, cette fille triste entre ce joli enfant et ce garçon superbe, que les passants se retournaient avec des sourires.
Depuis un instant, un gros homme Ă  cheveux blancs et Ă  grande face jaune, debout sur le seuil d’une boutique, de l’autre cĂŽtĂ© de la rue, les regardait. Il Ă©tait lĂ , le sang aux yeux, la bouche contractĂ©e, mis hors de lui par les Ă©talages du Bonheur des Dames, lorsque la vue de la jeune fille et de ses frĂšres avait achevĂ© de l’exaspĂ©rer. Que faisaient-ils, ces trois nigauds, Ă  bĂąiller ainsi devant des parades de charlatan ?
– Et l’oncle ? fit remarquer brusquement Denise, comme Ă©veillĂ©e en sursaut.
– Nous sommes rue de la Michodiùre, dit Jean, il doit loger par ici.
Ils levĂšrent la tĂȘte, se retournĂšrent. Alors, juste devant eux, au-dessus du gros homme, ils aperçurent une enseigne verte, dont les lettres jaunes dĂ©teignaient sous la pluie : Au Vieil Elbeuf, draps et flanelles, Baudu, successeur de Hauchecorne. La maison, enduite d’un ancien badigeon rouillĂ©, toute plate au milieu des grands hĂŽtels Louis XIV qui l’avoisinaient, n’avait que trois fenĂȘtres de façade ; et ces fenĂȘtres, carrĂ©es, sans persiennes, Ă©taient simplement garnies d’une rampe de fer, deux barres en croix. Mais, dans cette nuditĂ©, ce qui frappa surtout Denise, dont les yeux restaient pleins des clairs Ă©talages du Bonheur des Dames, ce fut la boutique du rez-de-chaussĂ©e, Ă©crasĂ©e de plafond, surmontĂ©e d’un entresol trĂšs bas, aux baies de prison, en demi-lune. Une boiserie, de la couleur de l’enseigne, d’un vert bouteille que le temps avait nuancĂ© d’ocre et de bitume, mĂ©nageait, Ă  droite et Ă  gauche, deux vitrines profondes, noires, poussiĂ©reuses, oĂč l’on distinguait vaguement des piĂšces d’étoffe entassĂ©es. La porte, ouverte, semblait donner sur les tĂ©nĂšbres humides d’une cave.
– C’est là, reprit Jean.
– Eh bien ! il faut entrer, dĂ©clara Denise. Allons, viens, PĂ©pĂ©.
Tous trois pourtant se troublaient, saisis de timiditĂ©. Lorsque leur pĂšre Ă©tait mort, emportĂ© par la mĂȘme fiĂšvre qui avait pris leur mĂšre, un mois auparavant, l’oncle Baudu, dans l’émotion de ce double deuil, avait bien Ă©crit Ă  sa niĂšce qu’il y aurait toujours chez lui une place pour elle, le jour oĂč elle voudrait tenter la fortune Ă  Paris ; mais cette lettre remontait dĂ©jĂ  Ă  prĂšs d’une annĂ©e, et la jeune fille se repentait maintenant d’avoir ainsi quittĂ© Valognes, en un coup de tĂȘte, sans avertir son oncle. Celui-ci ne les connaissait point, n’ayant plus remis les pieds lĂ -bas, depuis qu’il en Ă©tait parti tout jeune, pour entrer comme petit commis chez le drapier Hauchecorne, dont il avait fini par Ă©pouser la fille.
– Monsieur Baudu ? demanda Denise, en se dĂ©cidant enfin Ă  s’adresser au gros homme, qui les regardait toujours, surpris de leurs allures.
– C’est moi, rĂ©pondit-il.
Alors, Denise rougit fortement et balbutia :
– Ah ! tant mieux !
 Je suis Denise, et voici Jean, et voici PĂ©pé  Vous voyez, nous sommes venus, mon oncle.
Baudu parut frappĂ© de stupĂ©faction. Ses gros yeux rouges vacillaient dans sa face jaune, ses paroles lentes s’embarrassaient. Il Ă©tait Ă©videmment Ă  mille lieues de cette famille qui lui tombait sur les Ă©paules.
– Comment ! comment ! vous voilĂ  ! rĂ©pĂ©ta-t-il Ă  plusieurs reprises. Mais vous Ă©tiez Ă  Valognes !
 Pourquoi n’ĂȘtes-vous pas Ă  Valognes ?
De sa voix douce, un peu tremblante, elle dut lui donner des explications. AprĂšs la mort de leur pĂšre, qui avait mangĂ© jusqu’au dernier sou dans sa teinturerie, elle Ă©tait restĂ©e la mĂšre des deux enfants. Ce qu’elle gagnait chez Cornaille ne suffisait point Ă  les nourrir tous les trois. Jean travaillait bien chez un Ă©bĂ©niste, un rĂ©parateur de meubles anciens ; mais il ne touchait pas un sou. Pourtant, il prenait goĂ»t aux vieilleries, il taillait des figures dans du bois ; mĂȘme, un jour, ayant dĂ©couvert un morceau d’ivoire, il s’était amusĂ© Ă  faire une tĂȘte, qu’un monsieur de passage avait vue ; et justement, c’était ce monsieur qui les avait dĂ©cidĂ©s Ă  quitter Valognes, en trouvant Ă  Paris une place pour Jean, chez un ivoirier.
– Vous comprenez, mon oncle, Jean entrera dĂšs demain en apprentissage, chez son nouveau patron. On ne me demande pas d’argent, il sera logĂ© et nourri
 Alors, j’ai pensĂ© que PĂ©pĂ© et moi, nous nous tirerions toujours d’affaire. Nous ne pouvons pas ĂȘtre plus malheureux qu’à Valognes.
Ce qu’elle taisait, c’était l’escapade amoureuse de Jean, des lettres Ă©crites Ă  une fillette noble de la ville, des baisers Ă©changĂ©s par-dessus un mur, tout un scandale qui l’avait dĂ©terminĂ©e au dĂ©part ; et elle accompagnait surtout son frĂšre Ă  Paris pour veiller sur lui, prise de terreurs maternelles, devant ce grand enfant si beau et si gai, que toutes les femmes adoraient.
L’oncle Baudu ne pouvait se remettre. Il reprenait ses questions. Cependant, quand il l’eut ainsi entendue parler de ses frùres, il la tutoya.
– Ton pĂšre ne vous a donc rien laissĂ© ? Moi, je croyais qu’il y avait encore quelques sous. Ah ! je lui ai assez conseillĂ©, dans mes lettres, de ne pas prendre cette teinturerie ! Un brave cƓur, mais pas deux liards de tĂȘte !
 Et tu es restĂ©e avec ces gaillards sur les bras, tu as dĂ» nourrir ce petit monde !
Sa face bilieuse s’était Ă©clairĂ©e, il n’avait plus les yeux saignants dont il regardait le Bonheur des Dames. Brusquement, il s’aperçut qu’il barrait la porte.
– Allons, dit-il, entrez, puisque vous ĂȘtes venus
 Entrez, ça vaudra mieux que de baguenauder devant des bĂȘtises.
Et, aprĂšs avoir adressĂ© aux Ă©talages d’en face une derniĂšre moue de colĂšre, il livra passage aux enfants, il pĂ©nĂ©tra le premier dans la boutique, en appelant sa femme et sa fille.
– Élisabeth, Geneviùve, arrivez donc, voici du monde pour vous !
Mais Denise et les petits eurent une hĂ©sitation devant les tĂ©nĂšbres de la boutique. AveuglĂ©s par le plein jour de la rue, ils battaient des paupiĂšres comme au seuil d’un trou inconnu, tĂątant le sol du pied, ayant la peur instinctive de quelque marche traĂźtresse. Et, rapprochĂ©s encore par cette crainte vague, se serrant davantage les uns contre les autres, le gamin toujours dans les jupes de la jeune fille et le grand derriĂšre, ils faisaient leur entrĂ©e avec une grĂące souriante et inquiĂšte. La clartĂ© matinale dĂ©coupait la noire silhouette de leurs vĂȘtements de deuil, un jour oblique dorait leurs cheveux blonds.
– Entrez, entrez, rĂ©pĂ©tait Baudu.
En quelques phrases brĂšves, il mettait au courant Mme Baudu et sa fille. La premiĂšre Ă©tait une petite femme mangĂ©e d’anĂ©mie, toute blanche, les cheveux blancs, les yeux blancs, les lĂšvres blanches. GeneviĂšve, chez qui s’aggravait encore la dĂ©gĂ©nĂ©rescence de sa mĂšre, avait la dĂ©bilitĂ© et la dĂ©coloration d’une plante grandie Ă  l’ombre. Pourtant, des cheveux noirs magnifiques, Ă©pais et lourds, poussĂ©s comme par miracle dans cette chair pauvre, lui donnaient un charme triste.
– Entrez, dirent Ă  leur tour les deux femmes. Vous ĂȘtes les bienvenus.
Et elles firent asseoir Denise derriĂšre un comptoir. AussitĂŽt, PĂ©pĂ© monta sur les genoux de sa sƓur, tandis que Jean, adossĂ© contre une boiserie, se tenait prĂšs d’elle. Ils se rassuraient, regardaient la boutique, oĂč leurs yeux s’habituaient Ă  l’obscuritĂ©. Maintenant, ils la voyaient, avec son plafond bas et enfumĂ©, ses comptoirs de chĂȘne polis par l’usage, ses casiers sĂ©culaires aux fortes ferrures. Des ballots de marchandises sombres montaient jusqu’aux solives. L’odeur des draps et des teintures, une odeur Ăąpre de chimie, semblait dĂ©cuplĂ©e par l’humiditĂ© du plancher. Au fond, deux commis et une demoiselle rangeaient des piĂšces de flanelle blanche.
– Peut-ĂȘtre ce petit monsieur-lĂ  prendrait-il volontiers quelque chose ? dit Mme Baudu en souriant Ă  PĂ©pĂ©.
– Non, merci, rĂ©pondit Denise. Nous avons bu une tasse de lait dans un cafĂ©, devant la gare.
Et, comme GeneviĂšve regardait le lĂ©ger paquet qu’elle avait posĂ© par terre, elle ajouta :
– J’ai laissĂ© notre malle lĂ -bas.
Elle rougissait, elle comprenait qu’on ne tombait pas de la sorte chez le monde. DĂ©jĂ , dans le wagon, dĂšs que le train avait quittĂ© Valognes, elle s’était sentie pleine de regret ; et voilĂ  pourquoi, Ă  l’arrivĂ©e, elle avait laissĂ© la malle et fait dĂ©jeuner les enfants.
– Voyons, dit tout d’un coup Baudu, causons peu et causons bien
 Je t’ai Ă©crit, c’est vrai, mais il y a un an ; et, vois-tu, ma pauvre fille, les affaires n’ont guĂšre marchĂ©, depuis un an

Il s’arrĂȘta, Ă©tranglĂ© par une Ă©motion qu’il ne voulait pas montrer. Mme Baudu et GeneviĂšve, l’air rĂ©signĂ©, avaient b...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1
  3. Chapitre 2
  4. Chapitre 3
  5. Chapitre 4
  6. Chapitre 5
  7. Chapitre 6
  8. Chapitre 7
  9. Chapitre 8
  10. Chapitre 9
  11. Chapitre 10
  12. Chapitre 11
  13. Chapitre 12
  14. Chapitre 13
  15. Chapitre 14
  16. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique