La Compagnie blanche
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La Compagnie blanche

About this book

A la mort du seigneur de Minstead, son fils, le jeune Alleyne Edricson, est confié a une abbaye, celle-ci devant le renvoyer dans le monde une fois parvenu a maturité. Ce jour arrivé, le jeune Alleyne part sur les routes et rapidement se lie d'amitié avec des compagnons. C'est avec eux qu'il rejoint Sir Nigel, héros de la Guerre de Cent Ans. Celui-ci se prépare a embarquer pour Bordeaux afin de se mettre au service du Prince Noir et prendre le commandement de la Compagnie Blanche, turbulente troupe d'archers d'élite. Le jeune Alleyne, devenu écuyer de Sir Nigel, suivra celui-ci jusqu'a Pampelune pour combattre les armées castillanes et françaises conduites entre autres par Du Guesclin.

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Information

Chapitre 1 Comment le mouton noir s’échappa de la bergerie

La grosse cloche de Beaulieu sonnait Ă  toute volĂ©e ; elle brassait l’air lourd de l’étĂ©, elle poussait ses crescendos et ses diminuendos jusqu’au cƓur de la forĂȘt. Rien de plus banal, pour les pĂȘcheurs sur l’Exe ou pour les tourbiers du Blackdown, que ses grands battements rythmĂ©s qui leur Ă©taient aussi familiers que le caquetage des geais ou le grondement des butors. Cette fois-ci pourtant ils levĂšrent la tĂȘte, intriguĂ©s : l’angĂ©lus avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© sonnĂ©, et ce n’était pas encore l’heure des vĂȘpres ; pourquoi s’agitait donc la grosse cloche de Beaulieu alors que l’ombre n’était ni courte ni longue ?
Tout autour de l’abbaye les moines se hĂątaient ; leurs robes blanches affluĂšrent dans les grandes allĂ©es de chĂȘnes noueux et de hĂȘtres moussus. DĂšs le premier coup de cloche tous s’étaient mis en route ; ils avaient quittĂ© les vignes ou le pressoir, les Ă©tables ou les prĂ©s, les marniĂšres ou les salines, et mĂȘme les lointaines forges de Sowley ou le manoir Ă©cartĂ© de Saint-LĂ©onard. Cet appel ne les avait pas surpris. La veille au soir un messager avait fait le tour des dĂ©pendances de l’abbaye, et il avait averti chaque moine d’avoir Ă  ĂȘtre rentrĂ© dans le couvent pour trois heures de l’aprĂšs-midi. Le vieux frĂšre convers Athanasius, qui Ă©tait prĂ©posĂ© au heurtoir depuis l’annĂ©e de la bataille de Bannockburn, ne se rappelait pas qu’une convocation aussi pressante eĂ»t jamais rĂ©uni la communautĂ©.
Un Ă©tranger qui n’aurait rien su de l’abbaye et de ses immenses ressources, mais qui aurait assistĂ© au dĂ©filĂ© des frĂšres, aurait Ă  peu prĂšs devinĂ© les diverses tĂąches dont l’accomplissement faisait vivre le vieux monastĂšre. Rares Ă©taient en effet les religieux qui, tandis qu’ils avançaient gravement par deux ou par trois, tĂȘte basse et la priĂšre aux lĂšvres, n’arboraient pas les signes extĂ©rieurs de leurs occupations quotidiennes. Ces deux-lĂ , par exemple, avaient les poignets et les manches tachĂ©s du jus des raisins noirs ; cet autre Ă  la barbe fleurie rapportait sa hache et avait juchĂ© sur ses Ă©paules un gros fagot de bois ; Ă  cĂŽtĂ© de lui marchait un moine qui portait sous le bras des cisailles pour la tonte, et sa robe blanche Ă©tait parsemĂ©e des flocons d’une laine plus blanche encore ; une longue cohorte Ă©tait pacifiquement armĂ©e de bĂȘches et de pioches ; enfin les deux derniers transportaient un Ă©norme panier dĂ©bordant de carpes fraĂźchement pĂȘchĂ©es, car le lendemain Ă©tait un vendredi et il y aurait cinquante Ă©cuelles Ă  remplir pour un nombre Ă©gal de gros mangeurs. Tous paraissaient las. Il est vrai que l’abbĂ© Berghersh Ă©tait aussi dur pour eux que pour lui-mĂȘme.
Pendant que s’opĂ©rait le rassemblement, l’AbbĂ© arpentait avec impatience la grande salle haute rĂ©servĂ©e aux Ă©vĂ©nements d’importance. Il avait joint ses mains, qu’il avait blanches et nerveuses. Ses traits fins tirĂ©s par la mĂ©ditation, son visage hĂąve attestaient qu’il avait terrassĂ© l’ennemi intĂ©rieur, mais que ce combat l’avait grandement meurtri. On oubliait sa dĂ©bilitĂ© apparente dĂšs qu’un Ă©clair d’énergie farouche jaillissait sous ses sourcils retombants : cette lueur fulgurante (et frĂ©quente) rappelait qu’il appartenait Ă  une famille de soldats : son frĂšre jumeau Sir Bartholomew Berghersh n’avait-il pas Ă©tĂ© au nombre de ces hĂ©ros qui avaient plantĂ© la croix de saint Georges devant les portes de Paris ?
 LĂšvres serrĂ©es, front plissĂ©, l’AbbĂ© foulait de long en large le plancher de chĂȘne, pendant que la grosse cloche sonnait au-dessus de sa tĂȘte. Il ressemblait Ă  une incarnation de l’ascĂ©tisme.
Trois notes Ă©touffĂ©es annoncĂšrent la fin du branle. Avant mĂȘme que leur Ă©cho se fĂ»t tu, l’AbbĂ© frappa sur un petit gong ; un frĂšre lai se prĂ©senta aussitĂŽt.
– Les frĂšres sont-ils rentrĂ©s ? demanda-t-il dans le dialecte franco-anglais en usage dans les couvents.
– Ils sont ici, rĂ©pondit l’interpellĂ© qui avait les yeux baissĂ©s et les mains croisĂ©es sur la poitrine.
– Tous ?
– Trente-deux anciens et quinze novices, RĂ©vĂ©rend PĂšre. Le FrĂšre Marc, qui a la fiĂšvre, n’a pu venir. Il a dit que

– Peu importe ce qu’il a dit. Avec fiĂšvre ou sans fiĂšvre il aurait dĂ» se rendre Ă  ma convocation. Son esprit aura Ă  s’assagir, comme celui de beaucoup dans cette abbaye. Vous-mĂȘme, FrĂšre Francis, vous avez par deux fois Ă©levĂ© la voix, assez fort pour qu’elle parvĂźnt Ă  mes oreilles, pendant qu’au rĂ©fectoire le lecteur Ă©voquait la vie des saints bĂ©nis de Dieu. Qu’avez-vous Ă  rĂ©pondre ?
Le frĂšre lai demeura humblement immobile et silencieux.
– Mille ave et autant de credo, rĂ©citĂ©s debout avec les bras ouverts devant l’autel de la Vierge, vous aideront peut-ĂȘtre Ă  vous rappeler que le CrĂ©ateur nous a donnĂ© deux oreilles mais une seule bouche, en signe que l’ouĂŻe doit travailler deux fois plus que la parole. OĂč est le maĂźtre des novices ?
– Il est dehors, RĂ©vĂ©rend PĂšre.
– Introduisez-le.
Les sandales claquĂšrent sur le plancher, la porte cloutĂ©e de fer grinça sur ses gonds ; quelques instants plus tard elle se rouvrit pour laisser pĂ©nĂ©trer un moine trapu au visage Ă©pais et Ă  l’allure autoritaire.
– Vous m’avez demandĂ©, RĂ©vĂ©rend PĂšre ?
– Oui, FrĂšre JĂ©rĂŽme. Je dĂ©sire que cette affaire soit rĂ©glĂ©e avec le minimum de scandale ; et pourtant il est nĂ©cessaire que l’exemple soit public.
L’AbbĂ© s’était exprimĂ© en latin. Le latin, par son caractĂšre antique et solennel, convenait mieux pour traduire les pensĂ©es de deux hauts dignitaires de l’ordre.
– Peut-ĂȘtre vaudrait-il mieux que les novices ne soient pas prĂ©sents ? suggĂ©ra le maĂźtre. La mention d’une femme risque de les dĂ©tourner des pieuses mĂ©ditations vers des pensĂ©es profanes et impies.
– Une femme ! Une femme ! gĂ©mit l’AbbĂ©. Saint Chrysostome a eu bien raison de qualifier la femme de radix malorum ! Depuis Ève, quel bien est venu de l’une d’elles ? Qui porte plainte ?
– Le Frùre Ambrose.
– Un saint et brave jeune homme.
– Une lumiùre, un modùle pour tous les novices.
– Finissons-en donc, selon notre vĂ©nĂ©rable rĂšgle monastique. Commandez au procureur et au procureur adjoint d’introduire ici les frĂšres par rang d’ñge, en mĂȘme temps que FrĂšre John l’accusĂ© et frĂšre Ambrose l’accusateur.
– Et les novices ?
– Qu’ils attendent dans l’allĂ©e nord du cloĂźtre ! Un moment ! Dites au procureur adjoint de leur envoyer Thomas le lecteur afin qu’il leur lise des extraits des Gesta beati Benedicti. Peut-ĂȘtre ce texte les prĂ©servera-t-il contre les babillages puĂ©rils et pernicieux.
Une fois de plus l’AbbĂ© demeura seul. Il pencha sa maigre figure grisonnante au-dessus de son brĂ©viaire enluminĂ© et ne leva pas les yeux quand les moines pĂ©nĂ©trĂšrent dans la salle ; Ă  pas lents, mesurĂ©s, ils allĂšrent s’asseoir sur les bancs de bois qui de chaque cĂŽtĂ© Ă©taient parallĂšles au mur. À l’autre extrĂ©mitĂ©, sur deux siĂšges Ă©levĂ©s aussi imposants que celui de l’AbbĂ©, mais sculptĂ©s avec un peu moins de recherche, s’assirent le maĂźtre des novices et le procureur. Ce dernier Ă©tait un gros moine majestueux, dont les yeux noirs pĂ©tillaient ; sa tonsure Ă©tait entourĂ©e d’une masse abondante de cheveux frisĂ©s, trĂšs bruns. Entre eux se tenait un frĂšre pĂąle et efflanquĂ© qui semblait peu Ă  son aise : il se balançait nerveusement et se grattait le menton avec le rouleau de parchemin qu’il serrait dans sa main. L’AbbĂ©, du haut de sa position, considĂ©ra les deux rangs de visages placides et hĂąlĂ©s, leurs grands yeux bovins, leurs expressions simplistes. Puis il tourna son regard inquisiteur dans la direction du moine pĂąle qui lui faisait face.
– Cette plainte Ă©mane de vous, FrĂšre Ambrose, dit-il. Puisse saint BenoĂźt, patron de cette maison, se trouver avec nous aujourd’hui et nous aider dans nos conclusions ! Combien de chefs d’accusation y figurent ?
– Trois, RĂ©vĂ©rend PĂšre, rĂ©pondit le frĂšre d’une voix mal assurĂ©e.
– Les avez-vous Ă©tablis selon la rĂšgle ?
– Les voici, RĂ©vĂ©rend PĂšre, inscrits sur ce parchemin.
– Que ce parchemin soit remis au procureur. Faites entrer le FrĂšre John afin qu’il entende les accusations portĂ©es contre lui.
À ce commandement un frĂšre lai ouvrit la porte ; deux autres frĂšres lais entrĂšrent alors, encadrant un jeune novice de l’ordre. Il avait la taille d’un colosse, les yeux noirs, les cheveux roux, de gros traits, et, rĂ©pandu sur toute sa personne, un air mi-provocant, mi-amusĂ©. Il avait rejetĂ© le capuchon sur ses Ă©paules. Sa robe, dĂ©grafĂ©e en haut, laissait apparaĂźtre un cou puissant, rougeaud, cĂŽtelĂ© comme l’écorce du sapin. Des bras trĂšs musclĂ©s, couverts d’un duvet roux, Ă©mergeaient des larges manches de son habit dont le pan retroussĂ© sur un cĂŽtĂ© permettait d’apercevoir une jambe formidable toute Ă©gratignĂ©e par les ronces. Sur une rĂ©vĂ©rence Ă  l’AbbĂ© (rĂ©vĂ©rence qui Ă©tait peut-ĂȘtre plus ironique que respectueuse) le novice se dirigea vers le prie-Dieu sculptĂ© qui avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ© pour lui, puis il demeura silencieux et tout droit, la main sur la clochette d’or qui Ă©tait utilisĂ©e pour les oraisons spĂ©ciales de la maison de l’AbbĂ©. Ses yeux noirs parcoururent l’assemblĂ©e avant de se poser, menaçants et farouches, sur le visage de son accusateur.
Le procureur se leva. Il dĂ©roula avec lenteur le parchemin et en commença la lecture d’une voix emphatique. Le frĂ©missement qui agita les frĂšres rĂ©vĂ©la l’intĂ©rĂȘt qu’ils portaient au dĂ©bat.
– Accusations portĂ©es le deuxiĂšme jeudi aprĂšs la fĂȘte de l’Assomption, l’an 1366 de Notre Seigneur, contre le FrĂšre John, prĂ©cĂ©demment connu sous le nom de Hordle John, ou John de Hordle, mais Ă  prĂ©sent novice dans le saint ordre monastique des Cisterciens. Lecture faite le mĂȘme jour Ă  l’abbaye de Beaulieu en prĂ©sence du RĂ©vĂ©rend PĂšre AbbĂ© Berghersh et de tout l’ordre assemblĂ©.
« Les accusations contre ledit FrÚre John sont les suivantes, à savoir :
« PremiĂšrement, que le jour susmentionnĂ© de la fĂȘte de l’Assomption, de la biĂšre lĂ©gĂšre ayant Ă©tĂ© servie aux novices dans la proportion d’un quart pour quatre, ledit FrĂšre John vida le pot d’un trait au grand dam du FrĂšre Paul, du FrĂšre Porphyre et du FrĂšre Ambrose, qui purent Ă  peine avaler leur morue salĂ©e en raison de la sĂ©cheresse de leur gosier

Devant cette accusation solennelle, le novice leva une main et mordit ses lĂšvres, tandis que les frĂšres (mĂȘme les plus dĂ©vĂŽts) Ă©changeaient des regards amusĂ©s et toussotaient pour dissimuler leur envie de rire. Seul l’AbbĂ© demeura imperturbable.
– 
 De plus, que le maĂźtre des novices l’ayant informĂ© que pendant deux jours il aurait pour toute nourriture un pain de son de trois livres et des haricots afin d’honorer et de glorifier plus hautement sainte Monique, mĂšre de saint Augustin, il fut surpris par le FrĂšre Ambrose et par d’autres frĂšres Ă  dire qu’il vouait Ă  vingt mille diables ladite Monique, mĂšre de saint Augustin, ou n’importe quelle sainte qui s’interposerait entre un homme et sa nourriture. De plus, que le FrĂšre Ambrose lui ayant reprochĂ© ce souhait blasphĂ©matoire, il se saisit dudit frĂšre et lui plongea la tĂȘte dans le piscatorium ou vivier, pendant un laps de temps au cours duquel ledit frĂšre put rĂ©pĂ©ter un pater et quatre ave pour fortifier son Ăąme contre une mort imminente

Cette grave accusation souleva un bourdonnement et des murmures dans les rangs des frĂšres en robe blanche ; mais l’AbbĂ© Ă©tendit sa longue main nerveuse.
– Quoi encore ? demanda-t-il.
– 
 De plus, qu’entre none et les vĂȘpres le jour de la fĂȘte de Jacques le Mineur, ledit FrĂšre John fut aperçu sur la route de Brockenhurst, prĂšs de l’endroit appelĂ© l’étang de la CognĂ©e, en conversation avec une personne de l’autre sexe, jeune fille nommĂ©e Mary Sowley, fille du verdier du Roi. De plus, qu’aprĂšs diverses plaisanteries et farces, ledit FrĂšre John souleva ladite Mary Sowley et la prit, la porta et la reposa de l’autre cĂŽtĂ© du ruisseau, pour l’infinie satisfaction du diable et au profond dĂ©triment de son Ăąme, dont la scandaleuse dĂ©faillance et vilenie est attestĂ©e par trois membres de l’ordre.
Un silence de mort plana dans la salle ; des hochements de tĂȘte, des yeux levĂ©s vers le ciel rĂ©vĂ©laient la pieuse horreur qui s’était emparĂ©e de la communautĂ©. L’AbbĂ© arqua ses sourcils gris.
– Qui peut se porter garant de ces derniers faits ? interrogea-t-il.
– Je le puis, rĂ©pondit l’accusateur. Et le peuvent Ă©galement FrĂšre Porphyre, qui Ă©tait avec moi, et FrĂšre Marc, lequel a Ă©tĂ© si bouleversĂ© et si troublĂ© intĂ©rieurement par ce spectacle qu’il est alitĂ© avec de la fiĂšvre.
– Et la femme ? demanda l’AbbĂ©. Ne s’est-elle pas rĂ©pandue en lamentations et en larmes devant la dĂ©gradation du FrĂšre ?
– Non. Elle lui a souri gentiment et l’a remerciĂ©. Je l’affirme, et le FrĂšre Porphyre peut l’affirmer aussi.
– Vous le pouvez ? tonna l’AbbĂ©. Vous le pouvez tous les deux ? Avez-vous oubliĂ© que la trente-cinquiĂšme rĂšgle de l’ordre ordonne qu’en prĂ©sence d’une femme le visage doit se dĂ©tourner et les yeux se river au sol ? Vous l’avez oubliĂ©e, cette rĂšgle ! Si vos yeux avaient Ă©tĂ© braquĂ©s sur vos sandales, comment auriez-vous pu voir le sourire dont vous faites Ă©tat ? Huit jours de cellule, faux FrĂšres, huit jours de pain de seigle et de lentilles, avec doubles Laudes et doubles Matines, vous aideront Ă  vous rappeler les rĂšgles sous lesquelles vous vivez.
AccablĂ©s par ce subit accĂšs de colĂšre, les deux tĂ©moins enfouirent leurs figures dans le creux de leurs poitrines, et se laissĂšrent tomber sur leurs siĂšges. L’AbbĂ© les foudroya d’un ultime regard, puis reporta ses yeux sur l’accusĂ© qui soutint le choc avec un visage ferme et tranquille.
– Qu’avez-vous Ă  dire, FrĂšre John, sur les lourdes charges qui sont allĂ©guĂ©es contre vous ?
– Assez peu, bon PĂšre, assez peu ! dit le novice en anglais avec le dĂ©bit traĂźnant des Saxons de l’Ouest.
Les frĂšres, qui Ă©taient tous de bons Anglais, dressĂšrent l’oreille au son de ces accents familiers dont ils avaient perdu l’usage. Mais l’AbbĂ© devint rouge de colĂšre et il frappa d’une main l’accoudoir de son fauteuil.
– Quel est ce langage ? s’écria-t-il. Est-ce lĂ  une langue Ă  employer entre les murs d’un ancien monastĂšre de bonne rĂ©putation ? Il est vrai que la grĂące et la science vont toujours de pair ; quand l’une est perdue, point n’est besoin de chercher l’autre !
– Cela, je ne le sais pas, rĂ©pondit FrĂšre John. Je sais seulement que les mots me sont venus naturellement aux lĂšvres, car c’est ainsi que s’exprimaient mes pĂšres. Avec votre permission je parlerai ma langue ; sinon je garderai le silence.
L’AbbĂ© tapota du pied sur le plancher et acquiesça de la tĂȘte, comme quelqu’un qui passe sur un dĂ©tail mais qui ne l’oubliera pas.
– Pour l’affaire de la biĂšre, reprit FrĂšre John, j’étais rentrĂ© des champs en nage, et j’avais Ă  peine eu le goĂ»t dans la bouche que dĂ©jĂ  le pot Ă©tait vide. Il se peut Ă©galement que j’aie parlĂ© un peu brusquement Ă  propos du pain de son et des haricots, mais pour un homme de ma taille une telle nourriture est insuffisante. Il est vrai aussi que j’ai empoignĂ© ce maĂźtre idiot de FrĂšre Ambrose, quoique je ne lui aie fait aucun mal, ainsi que vous pouvez le constater. Pour ce qui est de la jeune fille, il est vrai que je l’ai portĂ©e de l’autre cĂŽtĂ© du ruisseau car elle avait sa robe et ses souliers, et moi j’étais pieds nus dans des sandales de bois qui ne risquaient pas d’ĂȘtre abĂźmĂ©es par l’eau. J’aurais Ă©tĂ© honteux en tant qu’homme et en tant que moine si je ne l’avais pas aidĂ©e.
Il regarda autour de lui ; il avait dans les yeux la mĂȘme lueur amusĂ©e.
– Cela suffit, prononça l’AbbĂ©. Il a tout confessĂ©. Il ne me reste plus qu’à dĂ©terminer le chĂątiment que mĂ©rite sa mauvaise conduite

Il se leva ; les deux rangĂ©es de religieux l’imitĂšrent ; les frĂšres jetĂšrent des coups d’Ɠil obliques vers le prĂ©lat en colĂšre.
– 
 John de Hordle ! Ă©clata-t-il. Pendant vos deux mois de noviciat vous vous ĂȘtes montrĂ© un moine infidĂšle, indigne de porter la robe blanche qui est le symbole extĂ©rieur d’un esprit sans tache. Cette robe vous sera donc retirĂ©e, et vous serez rejetĂ© dans le monde extĂ©rieur sans le bĂ©nĂ©fice de la clĂ©ricature, et sans la moindre participation aux grĂąces et aux bĂ©nĂ©dictions de ceux qui vivent sous la protection du bienheureux BenoĂźt. Vous ne reviendrez jamais Ă  Beaulieu ni dans l’une des dĂ©pendances de Beaulieu, et votre nom sera rayĂ© des rĂŽles de l’ordre.
La sentence parut terrible aux moines ĂągĂ©s, qui avaient si bien pris l’habitude de la vie paisible et rĂ©guliĂšre d...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1 - Comment le mouton noir s’échappa de la bergerie
  3. Chapitre 2 - Comment Alleyne Edricson s’en alla dans le monde
  4. Chapitre 3 - Comment Hordle John dupa le fouleur de Lymington
  5. Chapitre 4 - Comment le bailli de Southampton extermina deux voleurs
  6. Chapitre 5 - Comment une Ă©trange compagnie se trouva rassemblĂ©e Ă  « L’Émerillon bigarrĂ© »
  7. Chapitre 6 - Comment Samkin Aylward paria son lit de plumes
  8. Chapitre 7 - Comment les trois compagnons voyagĂšrent Ă  travers bois
  9. Chapitre 8 - Les trois amis
  10. Chapitre 9 - Étranges incidents dans le bois de Minstead
  11. Chapitre 10 - Comment Hordle John trouva un homme qu’il pouvait suivre
  12. Chapitre 11 - Comment un jeune berger se vit confier un troupeau dangereux
  13. Chapitre 12 - Comment Alleyne apprit plus qu’il n’enseigna
  14. Chapitre 13 - Comment la Compagnie Blanche partit pour la guerre
  15. Chapitre 14 - Comment, sur sa route, Sir Nigel chercha l’aventure
  16. Chapitre 15 - Comment la cogghe jaune quitta le port de Lepe
  17. Chapitre 16 - Comment la cogghe jaune se battit contre les deux bateaux-pirates
  18. Chapitre 17 - Comment la cogghe jaune franchit la barre de la Gironde
  19. Chapitre 18 - Comment Sir Nigel Loring posa une mouche sur son Ɠil
  20. Chapitre 19 - Agitation Ă  l’abbaye de Saint-AndrĂ©
  21. Chapitre 20 - Comment Alleyne conquit sa place dans une honorable guilde
  22. Chapitre 21 - Comment Agostino Pisano risqua sa tĂȘte
  23. Chapitre 22 - Une soirée avec les archers à la « Rose de Guyenne »
  24. Chapitre 23 - Comment se comporta l’Angleterre sur la lice de Bordeaux
  25. Chapitre 24 - Comment un champion surgit de l’est
  26. Chapitre 25 - Comment Sir Nigel écrivit au chùteau de Twynham
  27. Chapitre 26 - Comment les trois camarades se procurÚrent un grand trésor
  28. Chapitre 27 - Comment Roger Pied-bot fut dĂ©pĂȘchĂ© au Paradis
  29. Chapitre 28 - Comment les camarades passĂšrent dans les marches de France
  30. Chapitre 29 - Comment dame Tiphaine eut son heure bénie de voyance
  31. Chapitre 30 - Comment les hommes des sous-bois se rendirent au chĂąteau de Villefranche
  32. Chapitre 31 - Comment cinq hommes tinrent le donjon de Villefranche
  33. Chapitre 32 - Comment la Compagnie tint conseil autour de l’arbre dĂ©racinĂ©
  34. Chapitre 33 - Comment l’armĂ©e passa le col de Roncevaux
  35. Chapitre 34 - Comment la Compagnie fit du sport dans le val de Pampelune
  36. Chapitre 35 - Comment Sir Nigel prit un faucon pour un aigle
  37. Chapitre 36 - Comment Sir Nigel retira la mouche de son Ɠil
  38. Chapitre 37 - Comment la Compagnie Blanche reçut son licenciement
  39. Chapitre 38 - Retour dans le Hampshire
  40. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique