La grosse cloche de Beaulieu sonnait Ă toute volĂ©e ; elle brassait lâair lourd de lâĂ©tĂ©, elle poussait ses crescendos et ses diminuendos jusquâau cĆur de la forĂȘt. Rien de plus banal, pour les pĂȘcheurs sur lâExe ou pour les tourbiers du Blackdown, que ses grands battements rythmĂ©s qui leur Ă©taient aussi familiers que le caquetage des geais ou le grondement des butors. Cette fois-ci pourtant ils levĂšrent la tĂȘte, intriguĂ©s : lâangĂ©lus avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© sonnĂ©, et ce nâĂ©tait pas encore lâheure des vĂȘpres ; pourquoi sâagitait donc la grosse cloche de Beaulieu alors que lâombre nâĂ©tait ni courte ni longue ?
Tout autour de lâabbaye les moines se hĂątaient ; leurs robes blanches affluĂšrent dans les grandes allĂ©es de chĂȘnes noueux et de hĂȘtres moussus. DĂšs le premier coup de cloche tous sâĂ©taient mis en route ; ils avaient quittĂ© les vignes ou le pressoir, les Ă©tables ou les prĂ©s, les marniĂšres ou les salines, et mĂȘme les lointaines forges de Sowley ou le manoir Ă©cartĂ© de Saint-LĂ©onard. Cet appel ne les avait pas surpris. La veille au soir un messager avait fait le tour des dĂ©pendances de lâabbaye, et il avait averti chaque moine dâavoir Ă ĂȘtre rentrĂ© dans le couvent pour trois heures de lâaprĂšs-midi. Le vieux frĂšre convers Athanasius, qui Ă©tait prĂ©posĂ© au heurtoir depuis lâannĂ©e de la bataille de Bannockburn, ne se rappelait pas quâune convocation aussi pressante eĂ»t jamais rĂ©uni la communautĂ©.
Un Ă©tranger qui nâaurait rien su de lâabbaye et de ses immenses ressources, mais qui aurait assistĂ© au dĂ©filĂ© des frĂšres, aurait Ă peu prĂšs devinĂ© les diverses tĂąches dont lâaccomplissement faisait vivre le vieux monastĂšre. Rares Ă©taient en effet les religieux qui, tandis quâils avançaient gravement par deux ou par trois, tĂȘte basse et la priĂšre aux lĂšvres, nâarboraient pas les signes extĂ©rieurs de leurs occupations quotidiennes. Ces deux-lĂ , par exemple, avaient les poignets et les manches tachĂ©s du jus des raisins noirs ; cet autre Ă la barbe fleurie rapportait sa hache et avait juchĂ© sur ses Ă©paules un gros fagot de bois ; Ă cĂŽtĂ© de lui marchait un moine qui portait sous le bras des cisailles pour la tonte, et sa robe blanche Ă©tait parsemĂ©e des flocons dâune laine plus blanche encore ; une longue cohorte Ă©tait pacifiquement armĂ©e de bĂȘches et de pioches ; enfin les deux derniers transportaient un Ă©norme panier dĂ©bordant de carpes fraĂźchement pĂȘchĂ©es, car le lendemain Ă©tait un vendredi et il y aurait cinquante Ă©cuelles Ă remplir pour un nombre Ă©gal de gros mangeurs. Tous paraissaient las. Il est vrai que lâabbĂ© Berghersh Ă©tait aussi dur pour eux que pour lui-mĂȘme.
Pendant que sâopĂ©rait le rassemblement, lâAbbĂ© arpentait avec impatience la grande salle haute rĂ©servĂ©e aux Ă©vĂ©nements dâimportance. Il avait joint ses mains, quâil avait blanches et nerveuses. Ses traits fins tirĂ©s par la mĂ©ditation, son visage hĂąve attestaient quâil avait terrassĂ© lâennemi intĂ©rieur, mais que ce combat lâavait grandement meurtri. On oubliait sa dĂ©bilitĂ© apparente dĂšs quâun Ă©clair dâĂ©nergie farouche jaillissait sous ses sourcils retombants : cette lueur fulgurante (et frĂ©quente) rappelait quâil appartenait Ă une famille de soldats : son frĂšre jumeau Sir Bartholomew Berghersh nâavait-il pas Ă©tĂ© au nombre de ces hĂ©ros qui avaient plantĂ© la croix de saint Georges devant les portes de Paris ?⊠LĂšvres serrĂ©es, front plissĂ©, lâAbbĂ© foulait de long en large le plancher de chĂȘne, pendant que la grosse cloche sonnait au-dessus de sa tĂȘte. Il ressemblait Ă une incarnation de lâascĂ©tisme.
Trois notes Ă©touffĂ©es annoncĂšrent la fin du branle. Avant mĂȘme que leur Ă©cho se fĂ»t tu, lâAbbĂ© frappa sur un petit gong ; un frĂšre lai se prĂ©senta aussitĂŽt.
â Les frĂšres sont-ils rentrĂ©s ? demanda-t-il dans le dialecte franco-anglais en usage dans les couvents.
â Ils sont ici, rĂ©pondit lâinterpellĂ© qui avait les yeux baissĂ©s et les mains croisĂ©es sur la poitrine.
â Tous ?
â Trente-deux anciens et quinze novices, RĂ©vĂ©rend PĂšre. Le FrĂšre Marc, qui a la fiĂšvre, nâa pu venir. Il a dit queâŠ
â Peu importe ce quâil a dit. Avec fiĂšvre ou sans fiĂšvre il aurait dĂ» se rendre Ă ma convocation. Son esprit aura Ă sâassagir, comme celui de beaucoup dans cette abbaye. Vous-mĂȘme, FrĂšre Francis, vous avez par deux fois Ă©levĂ© la voix, assez fort pour quâelle parvĂźnt Ă mes oreilles, pendant quâau rĂ©fectoire le lecteur Ă©voquait la vie des saints bĂ©nis de Dieu. Quâavez-vous Ă rĂ©pondre ?
Le frĂšre lai demeura humblement immobile et silencieux.
â Mille ave et autant de credo, rĂ©citĂ©s debout avec les bras ouverts devant lâautel de la Vierge, vous aideront peut-ĂȘtre Ă vous rappeler que le CrĂ©ateur nous a donnĂ© deux oreilles mais une seule bouche, en signe que lâouĂŻe doit travailler deux fois plus que la parole. OĂč est le maĂźtre des novices ?
â Il est dehors, RĂ©vĂ©rend PĂšre.
â Introduisez-le.
Les sandales claquĂšrent sur le plancher, la porte cloutĂ©e de fer grinça sur ses gonds ; quelques instants plus tard elle se rouvrit pour laisser pĂ©nĂ©trer un moine trapu au visage Ă©pais et Ă lâallure autoritaire.
â Vous mâavez demandĂ©, RĂ©vĂ©rend PĂšre ?
â Oui, FrĂšre JĂ©rĂŽme. Je dĂ©sire que cette affaire soit rĂ©glĂ©e avec le minimum de scandale ; et pourtant il est nĂ©cessaire que lâexemple soit public.
LâAbbĂ© sâĂ©tait exprimĂ© en latin. Le latin, par son caractĂšre antique et solennel, convenait mieux pour traduire les pensĂ©es de deux hauts dignitaires de lâordre.
â Peut-ĂȘtre vaudrait-il mieux que les novices ne soient pas prĂ©sents ? suggĂ©ra le maĂźtre. La mention dâune femme risque de les dĂ©tourner des pieuses mĂ©ditations vers des pensĂ©es profanes et impies.
â Une femme ! Une femme ! gĂ©mit lâAbbĂ©. Saint Chrysostome a eu bien raison de qualifier la femme de radix malorum ! Depuis Ăve, quel bien est venu de lâune dâelles ? Qui porte plainte ?
â Le FrĂšre Ambrose.
â Un saint et brave jeune homme.
â Une lumiĂšre, un modĂšle pour tous les novices.
â Finissons-en donc, selon notre vĂ©nĂ©rable rĂšgle monastique. Commandez au procureur et au procureur adjoint dâintroduire ici les frĂšres par rang dâĂąge, en mĂȘme temps que FrĂšre John lâaccusĂ© et frĂšre Ambrose lâaccusateur.
â Et les novices ?
â Quâils attendent dans lâallĂ©e nord du cloĂźtre ! Un moment ! Dites au procureur adjoint de leur envoyer Thomas le lecteur afin quâil leur lise des extraits des Gesta beati Benedicti. Peut-ĂȘtre ce texte les prĂ©servera-t-il contre les babillages puĂ©rils et pernicieux.
Une fois de plus lâAbbĂ© demeura seul. Il pencha sa maigre figure grisonnante au-dessus de son brĂ©viaire enluminĂ© et ne leva pas les yeux quand les moines pĂ©nĂ©trĂšrent dans la salle ; Ă pas lents, mesurĂ©s, ils allĂšrent sâasseoir sur les bancs de bois qui de chaque cĂŽtĂ© Ă©taient parallĂšles au mur. Ă lâautre extrĂ©mitĂ©, sur deux siĂšges Ă©levĂ©s aussi imposants que celui de lâAbbĂ©, mais sculptĂ©s avec un peu moins de recherche, sâassirent le maĂźtre des novices et le procureur. Ce dernier Ă©tait un gros moine majestueux, dont les yeux noirs pĂ©tillaient ; sa tonsure Ă©tait entourĂ©e dâune masse abondante de cheveux frisĂ©s, trĂšs bruns. Entre eux se tenait un frĂšre pĂąle et efflanquĂ© qui semblait peu Ă son aise : il se balançait nerveusement et se grattait le menton avec le rouleau de parchemin quâil serrait dans sa main. LâAbbĂ©, du haut de sa position, considĂ©ra les deux rangs de visages placides et hĂąlĂ©s, leurs grands yeux bovins, leurs expressions simplistes. Puis il tourna son regard inquisiteur dans la direction du moine pĂąle qui lui faisait face.
â Cette plainte Ă©mane de vous, FrĂšre Ambrose, dit-il. Puisse saint BenoĂźt, patron de cette maison, se trouver avec nous aujourdâhui et nous aider dans nos conclusions ! Combien de chefs dâaccusation y figurent ?
â Trois, RĂ©vĂ©rend PĂšre, rĂ©pondit le frĂšre dâune voix mal assurĂ©e.
â Les avez-vous Ă©tablis selon la rĂšgle ?
â Les voici, RĂ©vĂ©rend PĂšre, inscrits sur ce parchemin.
â Que ce parchemin soit remis au procureur. Faites entrer le FrĂšre John afin quâil entende les accusations portĂ©es contre lui.
Ă ce commandement un frĂšre lai ouvrit la porte ; deux autres frĂšres lais entrĂšrent alors, encadrant un jeune novice de lâordre. Il avait la taille dâun colosse, les yeux noirs, les cheveux roux, de gros traits, et, rĂ©pandu sur toute sa personne, un air mi-provocant, mi-amusĂ©. Il avait rejetĂ© le capuchon sur ses Ă©paules. Sa robe, dĂ©grafĂ©e en haut, laissait apparaĂźtre un cou puissant, rougeaud, cĂŽtelĂ© comme lâĂ©corce du sapin. Des bras trĂšs musclĂ©s, couverts dâun duvet roux, Ă©mergeaient des larges manches de son habit dont le pan retroussĂ© sur un cĂŽtĂ© permettait dâapercevoir une jambe formidable toute Ă©gratignĂ©e par les ronces. Sur une rĂ©vĂ©rence Ă lâAbbĂ© (rĂ©vĂ©rence qui Ă©tait peut-ĂȘtre plus ironique que respectueuse) le novice se dirigea vers le prie-Dieu sculptĂ© qui avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ© pour lui, puis il demeura silencieux et tout droit, la main sur la clochette dâor qui Ă©tait utilisĂ©e pour les oraisons spĂ©ciales de la maison de lâAbbĂ©. Ses yeux noirs parcoururent lâassemblĂ©e avant de se poser, menaçants et farouches, sur le visage de son accusateur.
Le procureur se leva. Il dĂ©roula avec lenteur le parchemin et en commença la lecture dâune voix emphatique. Le frĂ©missement qui agita les frĂšres rĂ©vĂ©la lâintĂ©rĂȘt quâils portaient au dĂ©bat.
â Accusations portĂ©es le deuxiĂšme jeudi aprĂšs la fĂȘte de lâAssomption, lâan 1366 de Notre Seigneur, contre le FrĂšre John, prĂ©cĂ©demment connu sous le nom de Hordle John, ou John de Hordle, mais Ă prĂ©sent novice dans le saint ordre monastique des Cisterciens. Lecture faite le mĂȘme jour Ă lâabbaye de Beaulieu en prĂ©sence du RĂ©vĂ©rend PĂšre AbbĂ© Berghersh et de tout lâordre assemblĂ©.
« Les accusations contre ledit FrÚre John sont les suivantes, à savoir :
« PremiĂšrement, que le jour susmentionnĂ© de la fĂȘte de lâAssomption, de la biĂšre lĂ©gĂšre ayant Ă©tĂ© servie aux novices dans la proportion dâun quart pour quatre, ledit FrĂšre John vida le pot dâun trait au grand dam du FrĂšre Paul, du FrĂšre Porphyre et du FrĂšre Ambrose, qui purent Ă peine avaler leur morue salĂ©e en raison de la sĂ©cheresse de leur gosierâŠ
Devant cette accusation solennelle, le novice leva une main et mordit ses lĂšvres, tandis que les frĂšres (mĂȘme les plus dĂ©vĂŽts) Ă©changeaient des regards amusĂ©s et toussotaient pour dissimuler leur envie de rire. Seul lâAbbĂ© demeura imperturbable.
â ⊠De plus, que le maĂźtre des novices lâayant informĂ© que pendant deux jours il aurait pour toute nourriture un pain de son de trois livres et des haricots afin dâhonorer et de glorifier plus hautement sainte Monique, mĂšre de saint Augustin, il fut surpris par le FrĂšre Ambrose et par dâautres frĂšres Ă dire quâil vouait Ă vingt mille diables ladite Monique, mĂšre de saint Augustin, ou nâimporte quelle sainte qui sâinterposerait entre un homme et sa nourriture. De plus, que le FrĂšre Ambrose lui ayant reprochĂ© ce souhait blasphĂ©matoire, il se saisit dudit frĂšre et lui plongea la tĂȘte dans le piscatorium ou vivier, pendant un laps de temps au cours duquel ledit frĂšre put rĂ©pĂ©ter un pater et quatre ave pour fortifier son Ăąme contre une mort imminenteâŠ
Cette grave accusation souleva un bourdonnement et des murmures dans les rangs des frĂšres en robe blanche ; mais lâAbbĂ© Ă©tendit sa longue main nerveuse.
â Quoi encore ? demanda-t-il.
â ⊠De plus, quâentre none et les vĂȘpres le jour de la fĂȘte de Jacques le Mineur, ledit FrĂšre John fut aperçu sur la route de Brockenhurst, prĂšs de lâendroit appelĂ© lâĂ©tang de la CognĂ©e, en conversation avec une personne de lâautre sexe, jeune fille nommĂ©e Mary Sowley, fille du verdier du Roi. De plus, quâaprĂšs diverses plaisanteries et farces, ledit FrĂšre John souleva ladite Mary Sowley et la prit, la porta et la reposa de lâautre cĂŽtĂ© du ruisseau, pour lâinfinie satisfaction du diable et au profond dĂ©triment de son Ăąme, dont la scandaleuse dĂ©faillance et vilenie est attestĂ©e par trois membres de lâordre.
Un silence de mort plana dans la salle ; des hochements de tĂȘte, des yeux levĂ©s vers le ciel rĂ©vĂ©laient la pieuse horreur qui sâĂ©tait emparĂ©e de la communautĂ©. LâAbbĂ© arqua ses sourcils gris.
â Qui peut se porter garant de ces derniers faits ? interrogea-t-il.
â Je le puis, rĂ©pondit lâaccusateur. Et le peuvent Ă©galement FrĂšre Porphyre, qui Ă©tait avec moi, et FrĂšre Marc, lequel a Ă©tĂ© si bouleversĂ© et si troublĂ© intĂ©rieurement par ce spectacle quâil est alitĂ© avec de la fiĂšvre.
â Et la femme ? demanda lâAbbĂ©. Ne sâest-elle pas rĂ©pandue en lamentations et en larmes devant la dĂ©gradation du FrĂšre ?
â Non. Elle lui a souri gentiment et lâa remerciĂ©. Je lâaffirme, et le FrĂšre Porphyre peut lâaffirmer aussi.
â Vous le pouvez ? tonna lâAbbĂ©. Vous le pouvez tous les deux ? Avez-vous oubliĂ© que la trente-cinquiĂšme rĂšgle de lâordre ordonne quâen prĂ©sence dâune femme le visage doit se dĂ©tourner et les yeux se river au sol ? Vous lâavez oubliĂ©e, cette rĂšgle ! Si vos yeux avaient Ă©tĂ© braquĂ©s sur vos sandales, comment auriez-vous pu voir le sourire dont vous faites Ă©tat ? Huit jours de cellule, faux FrĂšres, huit jours de pain de seigle et de lentilles, avec doubles Laudes et doubles Matines, vous aideront Ă vous rappeler les rĂšgles sous lesquelles vous vivez.
AccablĂ©s par ce subit accĂšs de colĂšre, les deux tĂ©moins enfouirent leurs figures dans le creux de leurs poitrines, et se laissĂšrent tomber sur leurs siĂšges. LâAbbĂ© les foudroya dâun ultime regard, puis reporta ses yeux sur lâaccusĂ© qui soutint le choc avec un visage ferme et tranquille.
â Quâavez-vous Ă dire, FrĂšre John, sur les lourdes charges qui sont allĂ©guĂ©es contre vous ?
â Assez peu, bon PĂšre, assez peu ! dit le novice en anglais avec le dĂ©bit traĂźnant des Saxons de lâOuest.
Les frĂšres, qui Ă©taient tous de bons Anglais, dressĂšrent lâoreille au son de ces accents familiers dont ils avaient perdu lâusage. Mais lâAbbĂ© devint rouge de colĂšre et il frappa dâune main lâaccoudoir de son fauteuil.
â Quel est ce langage ? sâĂ©cria-t-il. Est-ce lĂ une langue Ă employer entre les murs dâun ancien monastĂšre de bonne rĂ©putation ? Il est vrai que la grĂące et la science vont toujours de pair ; quand lâune est perdue, point nâest besoin de chercher lâautre !
â Cela, je ne le sais pas, rĂ©pondit FrĂšre John. Je sais seulement que les mots me sont venus naturellement aux lĂšvres, car câest ainsi que sâexprimaient mes pĂšres. Avec votre permission je parlerai ma langue ; sinon je garderai le silence.
LâAbbĂ© tapota du pied sur le plancher et acquiesça de la tĂȘte, comme quelquâun qui passe sur un dĂ©tail mais qui ne lâoubliera pas.
â Pour lâaffaire de la biĂšre, reprit FrĂšre John, jâĂ©tais rentrĂ© des champs en nage, et jâavais Ă peine eu le goĂ»t dans la bouche que dĂ©jĂ le pot Ă©tait vide. Il se peut Ă©galement que jâaie parlĂ© un peu brusquement Ă propos du pain de son et des haricots, mais pour un homme de ma taille une telle nourriture est insuffisante. Il est vrai aussi que jâai empoignĂ© ce maĂźtre idiot de FrĂšre Ambrose, quoique je ne lui aie fait aucun mal, ainsi que vous pouvez le constater. Pour ce qui est de la jeune fille, il est vrai que je lâai portĂ©e de lâautre cĂŽtĂ© du ruisseau car elle avait sa robe et ses souliers, et moi jâĂ©tais pieds nus dans des sandales de bois qui ne risquaient pas dâĂȘtre abĂźmĂ©es par lâeau. Jâaurais Ă©tĂ© honteux en tant quâhomme et en tant que moine si je ne lâavais pas aidĂ©e.
Il regarda autour de lui ; il avait dans les yeux la mĂȘme lueur amusĂ©e.
â Cela suffit, prononça lâAbbĂ©. Il a tout confessĂ©. Il ne me reste plus quâĂ dĂ©terminer le chĂątiment que mĂ©rite sa mauvaise conduiteâŠ
Il se leva ; les deux rangĂ©es de religieux lâimitĂšrent ; les frĂšres jetĂšrent des coups dâĆil obliques vers le prĂ©lat en colĂšre.
â ⊠John de Hordle ! Ă©clata-t-il. Pendant vos deux mois de noviciat vous vous ĂȘtes montrĂ© un moine infidĂšle, indigne de porter la robe blanche qui est le symbole extĂ©rieur dâun esprit sans tache. Cette robe vous sera donc retirĂ©e, et vous serez rejetĂ© dans le monde extĂ©rieur sans le bĂ©nĂ©fice de la clĂ©ricature, et sans la moindre participation aux grĂąces et aux bĂ©nĂ©dictions de ceux qui vivent sous la protection du bienheureux BenoĂźt. Vous ne reviendrez jamais Ă Beaulieu ni dans lâune des dĂ©pendances de Beaulieu, et votre nom sera rayĂ© des rĂŽles de lâordre.
La sentence parut terrible aux moines ĂągĂ©s, qui avaient si bien pris lâhabitude de la vie paisible et rĂ©guliĂšre d...
