Le Mannequin d'osier
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Le Mannequin d'osier

About this book

Histoire contemporaine est le titre gĂ©nĂ©rique d'un ensemble d'articles d'Anatole France, parus dans l'Écho de Paris en 1896, et qui dĂ©signera plus tard une sĂ©rie de quatre romans publiĂ©s chez Calmann-LĂ©vy: l'Orme du mail (1897), le Mannequin d'osier (1897), l'Anneau d'amĂ©thyste (1899) et Monsieur Bergeret a Paris. D'abord attachĂ© a construire une violente satire anticlĂ©ricale, l'auteur puise son inspiration dans les faits les plus brulants de l'actualitĂ©, l'affaire Dreyfus notamment. L'ensemble trouve son unitĂ© autour d'un personnage central, M. Bergeret, universitaire libĂ©ral dont l'honnetetĂ© et l'intelligence, durement Ă©prouvĂ©es par la vie, s'expriment a travers un scepticisme amer et dĂ©sabusĂ©. S'il ne songe pas a corriger les injustices du monde, M. Bergeret ne renonce pas a en etre le tĂ©moin lucide.
Dans le Mannequin d'osier, le bon professeur poursuit une existence qu'il juge médiocre et indigne de lui. Rejeté a la fois par les notables locaux, le recteur et le doyen de la Faculté qui le jugent trop anticonformiste, M. Bergeret doit encore supporter le mépris de sa femme. Il atteint le comble de l'écoeurement quand il découvre qu'elle le trompe avec son meilleur éleve...

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Information

Chapitre 1

Dans son cabinet de travail, au bruit clair et mĂ©canique du piano sur lequel ses filles exĂ©cutaient, non loin, des exercices difficiles, M. Bergeret, maĂźtre de confĂ©rences Ă  la FacultĂ© des lettres, prĂ©parait sa leçon sur le huitiĂšme livre de l’ÉnĂ©ide. Le cabinet de travail de M. Bergeret n’avait qu’une fenĂȘtre, mais grande, qui en occupait tout un cĂŽtĂ© et qui laissait entrer plus d’air que de lumiĂšre, car les croisĂ©es en Ă©taient mal jointes et les vitres offusquĂ©es par un mur haut et proche. PoussĂ©e contre cette fenĂȘtre, la table de M. Bergeret en recevait les reflets d’un jour avare et sordide. À vrai dire, ce cabinet de travail, oĂč le maĂźtre de confĂ©rences aiguisait ses fines pensĂ©es d’humanitĂ©, n’était qu’un recoin difforme, ou plutĂŽt un double recoin derriĂšre la cage du grand escalier dont la rotonditĂ© indiscrĂšte, s’avançant vers la fenĂȘtre, ne mĂ©nageait Ă  droite et Ă  gauche que deux angles dĂ©raisonnables et inhumains. OpprimĂ© par ce monstrueux ventre de maçonnerie, qu’habillait un papier vert, M. Bergeret avait trouvĂ© Ă  peine, dans cette piĂšce hostile, en horreur Ă  la gĂ©omĂ©trie et Ă  la raison Ă©lĂ©gante, une Ă©troite surface plane oĂč ranger ses livres sur des planches de sapin, au long desquelles la file jaune des TĂŒbner baignait dans une ombre Ă©ternelle. Lui-mĂȘme, pressĂ© contre la fenĂȘtre, y Ă©crivait d’un style glacĂ© par l’air malin, heureux s’il ne trouvait pas ses manuscrits bouleversĂ©s et tronquĂ©s, et ses plumes de fer entrouvrant un bec mutilĂ© ! C’était l’effet ordinaire du passage de Mme Bergeret dans le cabinet du professeur, oĂč elle venait Ă©crire le linge et la dĂ©pense. Et Mme Bergeret y dĂ©posait le mannequin sur lequel elle drapait les jupes taillĂ©es par elle. Il Ă©tait lĂ , debout, contre les Ă©ditions savantes de Catulle et de PĂ©trone, le mannequin d’osier, image conjugale.
M. Bergeret prĂ©parait sa leçon sur le huitiĂšme livre de l’ÉnĂ©ide, et il aurait trouvĂ© dans ce travail, Ă  dĂ©faut de joie, la paix de l’esprit et l’inestimable tranquillitĂ© de l’ñme, s’il n’avait pas quittĂ© les particularitĂ©s de mĂ©trique et de linguistique, auxquelles il se devait attacher uniquement pour considĂ©rer le gĂ©nie, l’ñme et les formes de ce monde antique dont il Ă©tudiait les textes, pour s’abandonner au dĂ©sir de voir de ses yeux ces rivages dorĂ©s, cette mer bleue, ces montagnes roses, ces belles campagnes oĂč le poĂšte conduit ses hĂ©ros, et pour dĂ©plorer amĂšrement qu’il ne lui eĂ»t pas Ă©tĂ© permis, comme Ă  Gaston Boissier, comme Ă  Gaston Deschamps, de visiter les rives oĂč fut Troie, de contempler les paysages virgiliens, de respirer le jour en Italie, en GrĂšce et dans la sainte Asie. Son cabinet de travail lui en parut triste, et un grand dĂ©goĂ»t envahit son cƓur. Il fut malheureux par sa faute. Car toutes nos misĂšres vĂ©ritables sont intĂ©rieures et causĂ©es par nous-mĂȘmes. Nous croyons faussement qu’elles viennent du dehors, mais nous les formons au-dedans de nous de notre propre substance.
Ainsi M. Bergeret, sous l’énorme cylindre de plĂątre, composait sa tristesse et ses ennuis en songeant que sa vie Ă©tait Ă©troite, recluse et sans joie, que sa femme avait l’ñme vulgaire et n’était plus belle, et que les combats d’ÉnĂ©e et de Turnus Ă©taient insipides. Il fut distrait de ces pensĂ©es par la venue de M. Roux, son Ă©lĂšve, qui, faisant son annĂ©e de service militaire, se prĂ©senta au maĂźtre en pantalon rouge et capote bleue.
– HĂ© ! dit M. Bergeret, voici qu’ils ont travesti mon meilleur latiniste en hĂ©ros !
Et comme M. Roux se dĂ©fendait d’ĂȘtre un hĂ©ros :
– Je m’entends, dit le maĂźtre de confĂ©rences. J’appelle proprement hĂ©ros un porteur de sabre. Si vous aviez un bonnet Ă  poil, je vous nommerais grand hĂ©ros. C’est bien le moins qu’on flatte un peu les gens qu’on envoie se faire tuer. On ne saurait les charger Ă  meilleur marchĂ© de la commission. Mais puissiez-vous, mon ami, n’ĂȘtre jamais immortalisĂ© par un acte hĂ©roĂŻque, et ne devoir qu’à vos connaissances en mĂ©trique latine les louanges des hommes ! C’est l’amour de mon pays qui seul m’inspire ce vƓu sincĂšre. Je me suis persuadĂ©, par l’étude de l’histoire, qu’il n’y avait guĂšre d’hĂ©roĂŻsme que chez les vaincus et dans les dĂ©routes. Les Romains, peuple moins prompt Ă  la guerre qu’on ne pense et qui fut souvent battu, n’eurent des Decius qu’aux plus fĂącheux moments. À Marathon, l’hĂ©roĂŻsme de CynĂ©gire est situĂ© prĂ©cisĂ©ment au point faible pour les AthĂ©niens qui, s’ils arrĂȘtĂšrent l’armĂ©e barbare, ne purent l’empĂȘcher de s’embarquer avec toute la cavalerie persane qui venait de se rafraĂźchir dans la plaine. Il ne paraĂźt pas d’ailleurs que les Perses aient fait grand effort dans cette bataille.
M. Roux posa son sabre dans un coin du cabinet et s’assit sur la chaise que lui offrit son maütre.
– Il y a, dit-il, quatre mois que je n’ai entendu une parole intelligente. Moi-mĂȘme, j’ai concentrĂ© depuis quatre mois toutes les facultĂ©s de mon esprit Ă  me concilier mon caporal et mon sergent-major par des largesses mesurĂ©es. C’est la seule partie de l’art militaire que je sois parvenu Ă  possĂ©der parfaitement. C’est aussi la plus importante. Cependant j’ai perdu toute aptitude Ă  comprendre les idĂ©es gĂ©nĂ©rales et les pensĂ©es subtiles. Et vous me dites, mon cher maĂźtre, que les Grecs ont Ă©tĂ© vaincus Ă  Marathon et que les Romains n’étaient pas belliqueux. Ma tĂȘte se perd.
M. Bergeret répondit tranquillement :
– J’ai dit seulement que les forces barbares n’avaient pas Ă©tĂ© entamĂ©es par Miltiade. Quant aux Romains, ils n’étaient pas essentiellement militaires, puisqu’ils firent des conquĂȘtes profitables et durables, au rebours des vrais militaires qui prennent tout et ne gardent rien, comme, par exemple, les Français.
« Ceci encore est Ă  noter que, dans la Rome des rois, les Ă©trangers n’étaient pas admis Ă  servir comme soldats. Mais les citoyens, au temps du bon roi Servius Tullius, peu jaloux de garder seuls l’honneur des fatigues et des pĂ©rils, y conviĂšrent les Ă©trangers domiciliĂ©s dans la ville. Il y a des hĂ©ros ; il n’y a pas de peuples de hĂ©ros ; il n’y a pas d’armĂ©es de hĂ©ros. Les soldats n’ont jamais marchĂ© que sous peine de mort. Le service militaire fut odieux mĂȘme Ă  ces pĂątres du Latium qui acquirent Ă  Rome l’empire du monde et la gloire d’ĂȘtre dĂ©esse. Porter le fourniment leur fut si dur que le nom de ce fourniment, ĂŠrumna, exprima ensuite chez eux l’accablement, la fatigue du corps et de l’esprit, la misĂšre, le malheur, les dĂ©sastres. Bien menĂ©s, ils firent, non point des hĂ©ros, mais de bons soldats et de bons terrassiers ; peu Ă  peu ils conquirent le monde et le couvrirent de routes et de chaussĂ©es. Les Romains ne cherchĂšrent jamais la gloire : ils n’avaient pas d’imagination. Ils ne firent que des guerres d’intĂ©rĂȘt, absolument nĂ©cessaires. Leur triomphe fut celui de la patience et du bon sens.
« Les hommes se dĂ©terminent par leur sentiment le plus fort. Chez les soldats, comme dans toutes les foules, le sentiment le plus fort est la peur. Ils vont Ă  l’ennemi comme au moindre danger. Les troupes en ligne sont mises, de part et d’autre, dans l’impossibilitĂ© de fuir. C’est tout l’art des batailles. Les armĂ©es de la RĂ©publique furent victorieuses parce qu’on y maintenait avec une extrĂȘme rigueur les mƓurs de l’ancien rĂ©gime, qui Ă©taient relĂąchĂ©es dans les camps des alliĂ©s. Nos gĂ©nĂ©raux de l’an II Ă©taient des sergents la RamĂ©e qui faisaient fusiller une demi-douzaine de conscrits par jour pour donner du cƓur aux autres, comme disait Voltaire, et les animer du grand souffle patriotique.
– C’est bien possible, dit M. Roux. Mais il y a autre chose. C’est la joie innĂ©e de tirer des coups de fusil. Vous savez, mon cher maĂźtre, que je ne suis pas un animal destructeur. Je n’ai pas de goĂ»t pour le militarisme. J’ai mĂȘme des idĂ©es humanitaires trĂšs avancĂ©es et je crois que la fraternitĂ© des peuples sera l’Ɠuvre du socialisme triomphant. Enfin j’ai l’amour de l’humanitĂ©. Mais, dĂšs qu’on me fiche un fusil dans la main, j’ai envie de tirer sur tout le monde. C’est dans le sang

M. Roux Ă©tait un beau garçon robuste, qui s’était vite dĂ©brouillĂ© au rĂ©giment. Les exercices violents convenaient Ă  son tempĂ©rament sanguin. Et comme il Ă©tait, de plus, excessivement rusĂ©, il avait, non pas pris le mĂ©tier en goĂ»t, mais rendu supportable la vie de caserne, et conservĂ© sa santĂ© et sa belle humeur.
– Vous n’ignorez pas, cher maĂźtre, ajouta-t-il, la force de la suggestion. Il suffit de donner Ă  un homme une baĂŻonnette au bout d’un fusil pour qu’il l’enfonce dans le ventre du premier venu et devienne, comme vous dites, un hĂ©ros.
La voix mĂ©ridionale de M. Roux vibrait encore quand Mme Bergeret entra dans le cabinet de travail, oĂč ne l’attirait point d’ordinaire la prĂ©sence de son mari. M. Bergeret remarqua qu’elle avait sa belle robe de chambre rose et blanche.
Elle étala une grande surprise de trouver là M. Roux ; elle venait, disait-elle, demander à M. Bergeret un livre de poésie, pour se distraire.
Le maĂźtre de confĂ©rences remarqua encore, sans y prendre d’ailleurs aucun intĂ©rĂȘt, qu’elle Ă©tait devenue tout Ă  coup presque jolie, aimable.
M. Roux ĂŽta de dessus un vieux fauteuil de moleskine le Dictionnaire de Freund et fit asseoir Mme Bergeret. M. Bergeret considĂ©ra tour Ă  tour les in-quarto poussĂ©s contre le mur et Mme Bergeret qui y avait Ă©tĂ© substituĂ©e dans le fauteuil et il songea que ces deux groupes de substance, si diffĂ©renciĂ©s qu’ils fussent Ă  l’heure actuelle et si divers quant Ă  l’aspect, la nature et l’usage, avaient prĂ©sentĂ© une similitude originelle et l’avaient longtemps gardĂ©e lorsque l’un et l’autre, le dictionnaire et la dame, flottaient encore Ă  l’état gazeux dans la nĂ©buleuse primitive.
« Car enfin, se disait-il, Mme Bergeret nageait dans l’infini des Ăąges, informe, inconsciente, Ă©parse en lĂ©gĂšres lueurs d’oxygĂšne et de carbone. Les molĂ©cules qui devaient un jour composer ce lexique latin gravitaient en mĂȘme temps, durant les Ăąges, dans cette mĂȘme nĂ©buleuse d’oĂč devaient sortir enfin des monstres, des insectes et un peu de pensĂ©e. Il a fallu une Ă©ternitĂ© pour produire mon dictionnaire et ma femme, monuments de ma pĂ©nible vie, formes dĂ©fectueuses, parfois importunes. Mon dictionnaire est plein d’erreurs. AmĂ©lie contient une Ăąme injurieuse dans un corps Ă©paissi. C’est pourquoi il n’y a guĂšre Ă  espĂ©rer qu’une Ă©ternitĂ© nouvelle crĂ©e enfin la science et la beautĂ©. Nous vivons un moment et nous ne gagnerions rien Ă  vivre toujours. Ce n’est ni le temps, ni l’espace qui fit dĂ©faut Ă  la nature, et nous voyons son ouvrage ! »
Et M. Bergeret parla encore dans son cƓur inquiet :
« Mais qu’est-ce que le temps, sinon les mouvements mĂȘmes de la nature, et puis-je dire qu’ils sont longs ou qu’ils sont courts ? La nature est cruelle et banale. Mais d’oĂč vient que je le sais ? Et comment me tenir hors d’elle pour la connaĂźtre et la juger ? Je trouverais l’univers meilleur, peut-ĂȘtre, si j’y avais une autre place. »
Et M. Bergeret, sortant de sa rĂȘverie, se pencha pour assurer contre la muraille l’amas chancelant des in-quarto.
– Vous ĂȘtes un peu bruni, monsieur Roux, dit Mme Bergeret, et, il me semble, un peu maigri. Mais cela ne vous va pas mal.
– Les premiers mois sont fatigants, rĂ©pondit M. Roux. Évidemment, l’exercice Ă  six heures du matin, dans la cour du quartier, par huit degrĂ©s de froid, est pĂ©nible, et l’on ne surmonte pas tout de suite les dĂ©goĂ»ts de la chambrĂ©e. Mais la fatigue est un grand remĂšde et l’abĂȘtissement une prĂ©cieuse ressource. On vit dans une stupeur qui fait l’effet d’une couche d’ouate. Comme on ne dort, la nuit, que d’un sommeil Ă  tout moment interrompu, on n’est pas bien Ă©veillĂ© le jour. Et cet Ă©tat d’automatisme lĂ©thargique oĂč l’on demeure est favorable Ă  la discipline, conforme Ă  l’esprit militaire, utile au bon ordre physique et moral des troupes.
En somme, M. Roux n’avait pas Ă  se plaindre. Mais il avait un ami, Deval, Ă©lĂšve, pour le malais, de l’École des langues orientales, qui Ă©tait malheureux et accablĂ©. Deval, intelligent, instruit, courageux, mais roide de corps et d’esprit, gauche et maladroit, avait un sentiment prĂ©cis de la justice qui l’éclairait sur ses droits et sur ses devoirs. Il souffrait de cette clairvoyance. Deval Ă©tait depuis vingt-quatre heures Ă  la caserne quand le sergent Lebrec lui demanda, dans des termes qu’il fallut adoucir pour l’oreille de Mme Bergeret, quelle personne peu estimable avait bien pu donner le jour Ă  un veau aussi mal alignĂ© que le numĂ©ro 5. Deval fut lent Ă  s’assurer qu’il Ă©tait lui-mĂȘme le veau numĂ©ro 5. Il attendit d’ĂȘtre consignĂ© pour n’avoir plus de doute Ă  ce sujet. Et mĂȘme alors il ne comprit pas qu’on offensĂąt l’honneur de Mme Deval, sa mĂšre, parce qu’il Ă©tait lui-mĂȘme inexactement alignĂ©. La responsabilitĂ© inattendue de sa mĂšre en cette circonstance contrariait son idĂ©al de justice. Il en garde, aprĂšs quatre mois, un Ă©tonnement douloureux.
– Votre ami Deval, rĂ©pondit M. Bergeret, avait pris Ă  contresens un discours martial, que je place parmi ceux qui ne peuvent que hausser le moral des hommes et exciter leur Ă©mulation en leur donnant envie de mĂ©riter les galons, afin de tenir Ă  leur tour de semblables propos, qui marquent Ă©videmment la supĂ©rioritĂ© de celui qui les tient sur ceux auxquels il les adresse. Il faut prendre garde de ne pas diminuer la prĂ©rogative des chefs armĂ©s, comme le fit, dans une circulaire rĂ©cente, un ministre de la Guerre civil et plein de civilitĂ©, urbain et plein d’urbanitĂ©, honnĂȘte homme qui, pĂ©nĂ©trĂ© de la dignitĂ© du citoyen militaire, prescrivit aux officiers et aux sous-officiers de ne pas tutoyer leurs hommes, sans s’apercevoir que le mĂ©pris de l’infĂ©rieur est un grand principe d’émulation et le fondement de la hiĂ©rarchie. Le sergent Lebrec parlait comme un hĂ©ros qui forme des hĂ©ros. Il m’a Ă©tĂ© possible de rĂ©tablir sa harangue dans la forme originale ; car je suis philologue. Eh bien, je n’hĂ©site pas Ă  dire que ce sergent Lebrec fut sublime en associant l’honneur d’une famille Ă  l’alignement d’un conscrit dont la bonne tenue importe au succĂšs des batailles, et en rattachant de la sorte, jusque dans ses origines, le numĂ©ro 5 au rĂ©giment et au drapeau

« AprĂšs cela, vous me direz peut-ĂȘtre que, donnant dans le travers commun Ă  tous les commentateurs, je prĂȘte Ă  mon auteur des intentions qu’il n’avait pas. Je vous accorde qu’il y eut une part d’inconscience dans le discours mĂ©morable du sergent Lebrec. Mais c’est lĂ  le gĂ©nie. On le fait Ă©clater sans en mesurer la force.
M. Roux rĂ©pondit en souriant qu’il croyait aussi qu’il y avait une certaine part d’inconscience dans l’inspiration du sergent Lebrec.
Mais Mme Bergeret dit sĂšchement Ă  M. Bergeret :
– Je ne te comprends pas, Lucien. Tu ris de ce qui n’est pas risible et l’on ne sait jamais si tu plaisantes ou si tu es sĂ©rieux. Il n’y a pas de conversation possible avec toi.
– Ma femme pense comme le doyen, dit M. Bergeret. Il faut leur donner raison à tous deux.
– Ah ! s’écria Mme Bergeret, je te conseille de parler du doyen ! Tu t’es ingĂ©niĂ© Ă  lui dĂ©plaire et maintenant tu te mords les doigts de ton imprudence. Tu as trouvĂ© moyen encore de te brouiller avec le recteur. Je l’ai rencontrĂ© dimanche Ă  la promenade, oĂč j’étais avec mes filles ; et il m’a Ă  peine saluĂ©e.
Elle se tourna vers le jeune soldat :
– Monsieur Roux, je sais que mon mari vous aime beaucoup. Vous ĂȘtes son Ă©lĂšve prĂ©fĂ©rĂ©. Il vous prĂ©dit un brillant avenir.
M. Roux, basané, crépu, les dents éclatantes, sourit sans modestie.
– Monsieur Roux, persuadez Ă  mon mari de mĂ©nager les gens qui peuvent lui ĂȘtre utiles. Le vide se fait autour de nous.
– Quelle idĂ©e, madame ! murmura M. Roux.
Et il détourna la conversation.
– Les paysans ont de la peine Ă  tirer leurs trois ans. Ils souffrent. Mais on ne le sait pas, parce qu’ils n’expriment rien que d’une façon commune. Loin de la terre qu’ils aiment d’un amour animal, ils traĂźnent leur douleur muette, monotone et profonde. Ils n’ont pour les distraire, dans l’exil et dans la captivitĂ©, que la peur des chefs et la fatigue du mĂ©tier. Tout leur est Ă©tranger et difficile. Il y a dans ma compagnie deux Bretons qui n’ont pu retenir, aprĂšs six semaines de leçons, le nom de notre colonel. Chaque matin, alignĂ©s devant le sergent, nous apprenons ce nom avec eux, l’instruction militaire Ă©tant la mĂȘme pour tous. Notre colonel se nomme Dupont. Il en va ainsi de tous les exercices. Les hommes ingĂ©nieux et adroits y attendent indĂ©finiment les stupides.
M. Bergeret demanda si les officiers cultivaient, comme le sergent Lebrec, l’éloquence martiale.
– J’ai, rĂ©pondit M. Roux, un capitaine tout jeune qui observe, au contraire, la plus exquise politesse. C’est un esthĂšte, un rose-croix. Il peint des vierges et des anges trĂšs pĂąles, dans des ciels roses et verts. C’est moi qui fais les lĂ©gendes de ses tableaux. Pendant que Deval est de corvĂ©e dans la cour du quartier, je suis de service chez mon capitaine qui me commande des vers. Il est charmant. Il s’appelle Marcel de LagĂšre, et il expose Ă  l’ƒuvre sous le pseudonyme de Cyne.
– Est-ce qu’il est aussi un hĂ©ros ? demanda M. Bergeret.
– Un saint Georges, rĂ©pondit M. Roux. Il se fait une idĂ©e mystique du mĂ©tier militaire. Il dit que c’est un Ă©tat idĂ©al. On va, sans voir, au but inconnu. On s’achemine, pieux, chaste et grave, vers des dĂ©vouements mystĂ©rieux et nĂ©cessaires. Il est exquis. Je lui apprends le vers libre et la prose rythmĂ©e. Il commence Ă  faire des proses sur l’armĂ©e. Il est heureux, il est tranquille, il est doux. Une seule chose le dĂ©sole, c’est le drapeau. Il trouve que le bleu, le blanc et le rouge en sont d’une violence inique. Il voudrait un drapeau rose ou lilas. Il a des rĂȘves de banniĂšres cĂ©lestes. « Encore, dit-il avec mĂ©lancolie, si les trois couleurs partaient de la hampe, comme trois flammes d’oriflamme, ce serait supportable. Mais leur disposition verticale coupe les plis flottants avec une absurditĂ© cruelle ! » Il souffre. Mais il est patient et courageux. Je vous rĂ©pĂšte que c’est un saint Georges.
– Sur le portrait que vous m’en faites, dit Mme Bergeret, j’éprouve pour lui une vive sympathie.
Elle dit et regarda M. Bergeret avec sévérité.
– Mais les autres officiers, demanda M. Bergeret, ne les Ă©tonne-t-il pas ?
– Nullement, rĂ©pondit M. Roux. Au mess et dans les rĂ©unions, il ne dit rien. Il a l’air d’un officier comme un autre.
– Et les soldats, quelle idĂ©e se font-ils de lui ?
– Au quartier, les hommes ne voient jamais leurs offici...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1
  3. Chapitre 2
  4. Chapitre 3
  5. Chapitre 4
  6. Chapitre 5
  7. Chapitre 6
  8. Chapitre 7
  9. Chapitre 8
  10. Chapitre 9
  11. Chapitre 10
  12. Chapitre 11
  13. Chapitre 12
  14. Chapitre 13
  15. Chapitre 14
  16. Chapitre 15
  17. Chapitre 16
  18. Chapitre 17
  19. Chapitre 18
  20. Chapitre 19
  21. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique