Dans son cabinet de travail, au bruit clair et mĂ©canique du piano sur lequel ses filles exĂ©cutaient, non loin, des exercices difficiles, M. Bergeret, maĂźtre de confĂ©rences Ă la FacultĂ© des lettres, prĂ©parait sa leçon sur le huitiĂšme livre de lâĂnĂ©ide. Le cabinet de travail de M. Bergeret nâavait quâune fenĂȘtre, mais grande, qui en occupait tout un cĂŽtĂ© et qui laissait entrer plus dâair que de lumiĂšre, car les croisĂ©es en Ă©taient mal jointes et les vitres offusquĂ©es par un mur haut et proche. PoussĂ©e contre cette fenĂȘtre, la table de M. Bergeret en recevait les reflets dâun jour avare et sordide. Ă vrai dire, ce cabinet de travail, oĂč le maĂźtre de confĂ©rences aiguisait ses fines pensĂ©es dâhumanitĂ©, nâĂ©tait quâun recoin difforme, ou plutĂŽt un double recoin derriĂšre la cage du grand escalier dont la rotonditĂ© indiscrĂšte, sâavançant vers la fenĂȘtre, ne mĂ©nageait Ă droite et Ă gauche que deux angles dĂ©raisonnables et inhumains. OpprimĂ© par ce monstrueux ventre de maçonnerie, quâhabillait un papier vert, M. Bergeret avait trouvĂ© Ă peine, dans cette piĂšce hostile, en horreur Ă la gĂ©omĂ©trie et Ă la raison Ă©lĂ©gante, une Ă©troite surface plane oĂč ranger ses livres sur des planches de sapin, au long desquelles la file jaune des TĂŒbner baignait dans une ombre Ă©ternelle. Lui-mĂȘme, pressĂ© contre la fenĂȘtre, y Ă©crivait dâun style glacĂ© par lâair malin, heureux sâil ne trouvait pas ses manuscrits bouleversĂ©s et tronquĂ©s, et ses plumes de fer entrouvrant un bec mutilĂ© ! CâĂ©tait lâeffet ordinaire du passage de Mme Bergeret dans le cabinet du professeur, oĂč elle venait Ă©crire le linge et la dĂ©pense. Et Mme Bergeret y dĂ©posait le mannequin sur lequel elle drapait les jupes taillĂ©es par elle. Il Ă©tait lĂ , debout, contre les Ă©ditions savantes de Catulle et de PĂ©trone, le mannequin dâosier, image conjugale.
M. Bergeret prĂ©parait sa leçon sur le huitiĂšme livre de lâĂnĂ©ide, et il aurait trouvĂ© dans ce travail, Ă dĂ©faut de joie, la paix de lâesprit et lâinestimable tranquillitĂ© de lâĂąme, sâil nâavait pas quittĂ© les particularitĂ©s de mĂ©trique et de linguistique, auxquelles il se devait attacher uniquement pour considĂ©rer le gĂ©nie, lâĂąme et les formes de ce monde antique dont il Ă©tudiait les textes, pour sâabandonner au dĂ©sir de voir de ses yeux ces rivages dorĂ©s, cette mer bleue, ces montagnes roses, ces belles campagnes oĂč le poĂšte conduit ses hĂ©ros, et pour dĂ©plorer amĂšrement quâil ne lui eĂ»t pas Ă©tĂ© permis, comme Ă Gaston Boissier, comme Ă Gaston Deschamps, de visiter les rives oĂč fut Troie, de contempler les paysages virgiliens, de respirer le jour en Italie, en GrĂšce et dans la sainte Asie. Son cabinet de travail lui en parut triste, et un grand dĂ©goĂ»t envahit son cĆur. Il fut malheureux par sa faute. Car toutes nos misĂšres vĂ©ritables sont intĂ©rieures et causĂ©es par nous-mĂȘmes. Nous croyons faussement quâelles viennent du dehors, mais nous les formons au-dedans de nous de notre propre substance.
Ainsi M. Bergeret, sous lâĂ©norme cylindre de plĂątre, composait sa tristesse et ses ennuis en songeant que sa vie Ă©tait Ă©troite, recluse et sans joie, que sa femme avait lâĂąme vulgaire et nâĂ©tait plus belle, et que les combats dâĂnĂ©e et de Turnus Ă©taient insipides. Il fut distrait de ces pensĂ©es par la venue de M. Roux, son Ă©lĂšve, qui, faisant son annĂ©e de service militaire, se prĂ©senta au maĂźtre en pantalon rouge et capote bleue.
â HĂ© ! dit M. Bergeret, voici quâils ont travesti mon meilleur latiniste en hĂ©ros !
Et comme M. Roux se dĂ©fendait dâĂȘtre un hĂ©ros :
â Je mâentends, dit le maĂźtre de confĂ©rences. Jâappelle proprement hĂ©ros un porteur de sabre. Si vous aviez un bonnet Ă poil, je vous nommerais grand hĂ©ros. Câest bien le moins quâon flatte un peu les gens quâon envoie se faire tuer. On ne saurait les charger Ă meilleur marchĂ© de la commission. Mais puissiez-vous, mon ami, nâĂȘtre jamais immortalisĂ© par un acte hĂ©roĂŻque, et ne devoir quâĂ vos connaissances en mĂ©trique latine les louanges des hommes ! Câest lâamour de mon pays qui seul mâinspire ce vĆu sincĂšre. Je me suis persuadĂ©, par lâĂ©tude de lâhistoire, quâil nây avait guĂšre dâhĂ©roĂŻsme que chez les vaincus et dans les dĂ©routes. Les Romains, peuple moins prompt Ă la guerre quâon ne pense et qui fut souvent battu, nâeurent des Decius quâaux plus fĂącheux moments. Ă Marathon, lâhĂ©roĂŻsme de CynĂ©gire est situĂ© prĂ©cisĂ©ment au point faible pour les AthĂ©niens qui, sâils arrĂȘtĂšrent lâarmĂ©e barbare, ne purent lâempĂȘcher de sâembarquer avec toute la cavalerie persane qui venait de se rafraĂźchir dans la plaine. Il ne paraĂźt pas dâailleurs que les Perses aient fait grand effort dans cette bataille.
M. Roux posa son sabre dans un coin du cabinet et sâassit sur la chaise que lui offrit son maĂźtre.
â Il y a, dit-il, quatre mois que je nâai entendu une parole intelligente. Moi-mĂȘme, jâai concentrĂ© depuis quatre mois toutes les facultĂ©s de mon esprit Ă me concilier mon caporal et mon sergent-major par des largesses mesurĂ©es. Câest la seule partie de lâart militaire que je sois parvenu Ă possĂ©der parfaitement. Câest aussi la plus importante. Cependant jâai perdu toute aptitude Ă comprendre les idĂ©es gĂ©nĂ©rales et les pensĂ©es subtiles. Et vous me dites, mon cher maĂźtre, que les Grecs ont Ă©tĂ© vaincus Ă Marathon et que les Romains nâĂ©taient pas belliqueux. Ma tĂȘte se perd.
M. Bergeret répondit tranquillement :
â Jâai dit seulement que les forces barbares nâavaient pas Ă©tĂ© entamĂ©es par Miltiade. Quant aux Romains, ils nâĂ©taient pas essentiellement militaires, puisquâils firent des conquĂȘtes profitables et durables, au rebours des vrais militaires qui prennent tout et ne gardent rien, comme, par exemple, les Français.
« Ceci encore est Ă noter que, dans la Rome des rois, les Ă©trangers nâĂ©taient pas admis Ă servir comme soldats. Mais les citoyens, au temps du bon roi Servius Tullius, peu jaloux de garder seuls lâhonneur des fatigues et des pĂ©rils, y conviĂšrent les Ă©trangers domiciliĂ©s dans la ville. Il y a des hĂ©ros ; il nây a pas de peuples de hĂ©ros ; il nây a pas dâarmĂ©es de hĂ©ros. Les soldats nâont jamais marchĂ© que sous peine de mort. Le service militaire fut odieux mĂȘme Ă ces pĂątres du Latium qui acquirent Ă Rome lâempire du monde et la gloire dâĂȘtre dĂ©esse. Porter le fourniment leur fut si dur que le nom de ce fourniment, ĂŠrumna, exprima ensuite chez eux lâaccablement, la fatigue du corps et de lâesprit, la misĂšre, le malheur, les dĂ©sastres. Bien menĂ©s, ils firent, non point des hĂ©ros, mais de bons soldats et de bons terrassiers ; peu Ă peu ils conquirent le monde et le couvrirent de routes et de chaussĂ©es. Les Romains ne cherchĂšrent jamais la gloire : ils nâavaient pas dâimagination. Ils ne firent que des guerres dâintĂ©rĂȘt, absolument nĂ©cessaires. Leur triomphe fut celui de la patience et du bon sens.
« Les hommes se dĂ©terminent par leur sentiment le plus fort. Chez les soldats, comme dans toutes les foules, le sentiment le plus fort est la peur. Ils vont Ă lâennemi comme au moindre danger. Les troupes en ligne sont mises, de part et dâautre, dans lâimpossibilitĂ© de fuir. Câest tout lâart des batailles. Les armĂ©es de la RĂ©publique furent victorieuses parce quâon y maintenait avec une extrĂȘme rigueur les mĆurs de lâancien rĂ©gime, qui Ă©taient relĂąchĂ©es dans les camps des alliĂ©s. Nos gĂ©nĂ©raux de lâan II Ă©taient des sergents la RamĂ©e qui faisaient fusiller une demi-douzaine de conscrits par jour pour donner du cĆur aux autres, comme disait Voltaire, et les animer du grand souffle patriotique.
â Câest bien possible, dit M. Roux. Mais il y a autre chose. Câest la joie innĂ©e de tirer des coups de fusil. Vous savez, mon cher maĂźtre, que je ne suis pas un animal destructeur. Je nâai pas de goĂ»t pour le militarisme. Jâai mĂȘme des idĂ©es humanitaires trĂšs avancĂ©es et je crois que la fraternitĂ© des peuples sera lâĆuvre du socialisme triomphant. Enfin jâai lâamour de lâhumanitĂ©. Mais, dĂšs quâon me fiche un fusil dans la main, jâai envie de tirer sur tout le monde. Câest dans le sangâŠ
M. Roux Ă©tait un beau garçon robuste, qui sâĂ©tait vite dĂ©brouillĂ© au rĂ©giment. Les exercices violents convenaient Ă son tempĂ©rament sanguin. Et comme il Ă©tait, de plus, excessivement rusĂ©, il avait, non pas pris le mĂ©tier en goĂ»t, mais rendu supportable la vie de caserne, et conservĂ© sa santĂ© et sa belle humeur.
â Vous nâignorez pas, cher maĂźtre, ajouta-t-il, la force de la suggestion. Il suffit de donner Ă un homme une baĂŻonnette au bout dâun fusil pour quâil lâenfonce dans le ventre du premier venu et devienne, comme vous dites, un hĂ©ros.
La voix mĂ©ridionale de M. Roux vibrait encore quand Mme Bergeret entra dans le cabinet de travail, oĂč ne lâattirait point dâordinaire la prĂ©sence de son mari. M. Bergeret remarqua quâelle avait sa belle robe de chambre rose et blanche.
Elle étala une grande surprise de trouver là M. Roux ; elle venait, disait-elle, demander à M. Bergeret un livre de poésie, pour se distraire.
Le maĂźtre de confĂ©rences remarqua encore, sans y prendre dâailleurs aucun intĂ©rĂȘt, quâelle Ă©tait devenue tout Ă coup presque jolie, aimable.
M. Roux ĂŽta de dessus un vieux fauteuil de moleskine le Dictionnaire de Freund et fit asseoir Mme Bergeret. M. Bergeret considĂ©ra tour Ă tour les in-quarto poussĂ©s contre le mur et Mme Bergeret qui y avait Ă©tĂ© substituĂ©e dans le fauteuil et il songea que ces deux groupes de substance, si diffĂ©renciĂ©s quâils fussent Ă lâheure actuelle et si divers quant Ă lâaspect, la nature et lâusage, avaient prĂ©sentĂ© une similitude originelle et lâavaient longtemps gardĂ©e lorsque lâun et lâautre, le dictionnaire et la dame, flottaient encore Ă lâĂ©tat gazeux dans la nĂ©buleuse primitive.
« Car enfin, se disait-il, Mme Bergeret nageait dans lâinfini des Ăąges, informe, inconsciente, Ă©parse en lĂ©gĂšres lueurs dâoxygĂšne et de carbone. Les molĂ©cules qui devaient un jour composer ce lexique latin gravitaient en mĂȘme temps, durant les Ăąges, dans cette mĂȘme nĂ©buleuse dâoĂč devaient sortir enfin des monstres, des insectes et un peu de pensĂ©e. Il a fallu une Ă©ternitĂ© pour produire mon dictionnaire et ma femme, monuments de ma pĂ©nible vie, formes dĂ©fectueuses, parfois importunes. Mon dictionnaire est plein dâerreurs. AmĂ©lie contient une Ăąme injurieuse dans un corps Ă©paissi. Câest pourquoi il nây a guĂšre Ă espĂ©rer quâune Ă©ternitĂ© nouvelle crĂ©e enfin la science et la beautĂ©. Nous vivons un moment et nous ne gagnerions rien Ă vivre toujours. Ce nâest ni le temps, ni lâespace qui fit dĂ©faut Ă la nature, et nous voyons son ouvrage ! »
Et M. Bergeret parla encore dans son cĆur inquiet :
« Mais quâest-ce que le temps, sinon les mouvements mĂȘmes de la nature, et puis-je dire quâils sont longs ou quâils sont courts ? La nature est cruelle et banale. Mais dâoĂč vient que je le sais ? Et comment me tenir hors dâelle pour la connaĂźtre et la juger ? Je trouverais lâunivers meilleur, peut-ĂȘtre, si jây avais une autre place. »
Et M. Bergeret, sortant de sa rĂȘverie, se pencha pour assurer contre la muraille lâamas chancelant des in-quarto.
â Vous ĂȘtes un peu bruni, monsieur Roux, dit Mme Bergeret, et, il me semble, un peu maigri. Mais cela ne vous va pas mal.
â Les premiers mois sont fatigants, rĂ©pondit M. Roux. Ăvidemment, lâexercice Ă six heures du matin, dans la cour du quartier, par huit degrĂ©s de froid, est pĂ©nible, et lâon ne surmonte pas tout de suite les dĂ©goĂ»ts de la chambrĂ©e. Mais la fatigue est un grand remĂšde et lâabĂȘtissement une prĂ©cieuse ressource. On vit dans une stupeur qui fait lâeffet dâune couche dâouate. Comme on ne dort, la nuit, que dâun sommeil Ă tout moment interrompu, on nâest pas bien Ă©veillĂ© le jour. Et cet Ă©tat dâautomatisme lĂ©thargique oĂč lâon demeure est favorable Ă la discipline, conforme Ă lâesprit militaire, utile au bon ordre physique et moral des troupes.
En somme, M. Roux nâavait pas Ă se plaindre. Mais il avait un ami, Deval, Ă©lĂšve, pour le malais, de lâĂcole des langues orientales, qui Ă©tait malheureux et accablĂ©. Deval, intelligent, instruit, courageux, mais roide de corps et dâesprit, gauche et maladroit, avait un sentiment prĂ©cis de la justice qui lâĂ©clairait sur ses droits et sur ses devoirs. Il souffrait de cette clairvoyance. Deval Ă©tait depuis vingt-quatre heures Ă la caserne quand le sergent Lebrec lui demanda, dans des termes quâil fallut adoucir pour lâoreille de Mme Bergeret, quelle personne peu estimable avait bien pu donner le jour Ă un veau aussi mal alignĂ© que le numĂ©ro 5. Deval fut lent Ă sâassurer quâil Ă©tait lui-mĂȘme le veau numĂ©ro 5. Il attendit dâĂȘtre consignĂ© pour nâavoir plus de doute Ă ce sujet. Et mĂȘme alors il ne comprit pas quâon offensĂąt lâhonneur de Mme Deval, sa mĂšre, parce quâil Ă©tait lui-mĂȘme inexactement alignĂ©. La responsabilitĂ© inattendue de sa mĂšre en cette circonstance contrariait son idĂ©al de justice. Il en garde, aprĂšs quatre mois, un Ă©tonnement douloureux.
â Votre ami Deval, rĂ©pondit M. Bergeret, avait pris Ă contresens un discours martial, que je place parmi ceux qui ne peuvent que hausser le moral des hommes et exciter leur Ă©mulation en leur donnant envie de mĂ©riter les galons, afin de tenir Ă leur tour de semblables propos, qui marquent Ă©videmment la supĂ©rioritĂ© de celui qui les tient sur ceux auxquels il les adresse. Il faut prendre garde de ne pas diminuer la prĂ©rogative des chefs armĂ©s, comme le fit, dans une circulaire rĂ©cente, un ministre de la Guerre civil et plein de civilitĂ©, urbain et plein dâurbanitĂ©, honnĂȘte homme qui, pĂ©nĂ©trĂ© de la dignitĂ© du citoyen militaire, prescrivit aux officiers et aux sous-officiers de ne pas tutoyer leurs hommes, sans sâapercevoir que le mĂ©pris de lâinfĂ©rieur est un grand principe dâĂ©mulation et le fondement de la hiĂ©rarchie. Le sergent Lebrec parlait comme un hĂ©ros qui forme des hĂ©ros. Il mâa Ă©tĂ© possible de rĂ©tablir sa harangue dans la forme originale ; car je suis philologue. Eh bien, je nâhĂ©site pas Ă dire que ce sergent Lebrec fut sublime en associant lâhonneur dâune famille Ă lâalignement dâun conscrit dont la bonne tenue importe au succĂšs des batailles, et en rattachant de la sorte, jusque dans ses origines, le numĂ©ro 5 au rĂ©giment et au drapeauâŠ
« AprĂšs cela, vous me direz peut-ĂȘtre que, donnant dans le travers commun Ă tous les commentateurs, je prĂȘte Ă mon auteur des intentions quâil nâavait pas. Je vous accorde quâil y eut une part dâinconscience dans le discours mĂ©morable du sergent Lebrec. Mais câest lĂ le gĂ©nie. On le fait Ă©clater sans en mesurer la force.
M. Roux rĂ©pondit en souriant quâil croyait aussi quâil y avait une certaine part dâinconscience dans lâinspiration du sergent Lebrec.
Mais Mme Bergeret dit sĂšchement Ă M. Bergeret :
â Je ne te comprends pas, Lucien. Tu ris de ce qui nâest pas risible et lâon ne sait jamais si tu plaisantes ou si tu es sĂ©rieux. Il nây a pas de conversation possible avec toi.
â Ma femme pense comme le doyen, dit M. Bergeret. Il faut leur donner raison Ă tous deux.
â Ah ! sâĂ©cria Mme Bergeret, je te conseille de parler du doyen ! Tu tâes ingĂ©niĂ© Ă lui dĂ©plaire et maintenant tu te mords les doigts de ton imprudence. Tu as trouvĂ© moyen encore de te brouiller avec le recteur. Je lâai rencontrĂ© dimanche Ă la promenade, oĂč jâĂ©tais avec mes filles ; et il mâa Ă peine saluĂ©e.
Elle se tourna vers le jeune soldat :
â Monsieur Roux, je sais que mon mari vous aime beaucoup. Vous ĂȘtes son Ă©lĂšve prĂ©fĂ©rĂ©. Il vous prĂ©dit un brillant avenir.
M. Roux, basané, crépu, les dents éclatantes, sourit sans modestie.
â Monsieur Roux, persuadez Ă mon mari de mĂ©nager les gens qui peuvent lui ĂȘtre utiles. Le vide se fait autour de nous.
â Quelle idĂ©e, madame ! murmura M. Roux.
Et il détourna la conversation.
â Les paysans ont de la peine Ă tirer leurs trois ans. Ils souffrent. Mais on ne le sait pas, parce quâils nâexpriment rien que dâune façon commune. Loin de la terre quâils aiment dâun amour animal, ils traĂźnent leur douleur muette, monotone et profonde. Ils nâont pour les distraire, dans lâexil et dans la captivitĂ©, que la peur des chefs et la fatigue du mĂ©tier. Tout leur est Ă©tranger et difficile. Il y a dans ma compagnie deux Bretons qui nâont pu retenir, aprĂšs six semaines de leçons, le nom de notre colonel. Chaque matin, alignĂ©s devant le sergent, nous apprenons ce nom avec eux, lâinstruction militaire Ă©tant la mĂȘme pour tous. Notre colonel se nomme Dupont. Il en va ainsi de tous les exercices. Les hommes ingĂ©nieux et adroits y attendent indĂ©finiment les stupides.
M. Bergeret demanda si les officiers cultivaient, comme le sergent Lebrec, lâĂ©loquence martiale.
â Jâai, rĂ©pondit M. Roux, un capitaine tout jeune qui observe, au contraire, la plus exquise politesse. Câest un esthĂšte, un rose-croix. Il peint des vierges et des anges trĂšs pĂąles, dans des ciels roses et verts. Câest moi qui fais les lĂ©gendes de ses tableaux. Pendant que Deval est de corvĂ©e dans la cour du quartier, je suis de service chez mon capitaine qui me commande des vers. Il est charmant. Il sâappelle Marcel de LagĂšre, et il expose Ă lâĆuvre sous le pseudonyme de Cyne.
â Est-ce quâil est aussi un hĂ©ros ? demanda M. Bergeret.
â Un saint Georges, rĂ©pondit M. Roux. Il se fait une idĂ©e mystique du mĂ©tier militaire. Il dit que câest un Ă©tat idĂ©al. On va, sans voir, au but inconnu. On sâachemine, pieux, chaste et grave, vers des dĂ©vouements mystĂ©rieux et nĂ©cessaires. Il est exquis. Je lui apprends le vers libre et la prose rythmĂ©e. Il commence Ă faire des proses sur lâarmĂ©e. Il est heureux, il est tranquille, il est doux. Une seule chose le dĂ©sole, câest le drapeau. Il trouve que le bleu, le blanc et le rouge en sont dâune violence inique. Il voudrait un drapeau rose ou lilas. Il a des rĂȘves de banniĂšres cĂ©lestes. « Encore, dit-il avec mĂ©lancolie, si les trois couleurs partaient de la hampe, comme trois flammes dâoriflamme, ce serait supportable. Mais leur disposition verticale coupe les plis flottants avec une absurditĂ© cruelle ! » Il souffre. Mais il est patient et courageux. Je vous rĂ©pĂšte que câest un saint Georges.
â Sur le portrait que vous mâen faites, dit Mme Bergeret, jâĂ©prouve pour lui une vive sympathie.
Elle dit et regarda M. Bergeret avec sévérité.
â Mais les autres officiers, demanda M. Bergeret, ne les Ă©tonne-t-il pas ?
â Nullement, rĂ©pondit M. Roux. Au mess et dans les rĂ©unions, il ne dit rien. Il a lâair dâun officier comme un autre.
â Et les soldats, quelle idĂ©e se font-ils de lui ?
â Au quartier, les hommes ne voient jamais leurs offici...