Madame Chrysantheme
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Madame Chrysantheme

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Madame Chrysantheme

About this book

Madame Chrysantheme was written in the year 1887 by Pierre Loti. This book is one of the most popular novels of Pierre Loti, and has been translated into several other languages around the world.

This book is published by Booklassic which brings young readers closer to classic literature globally.

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Information

III

Il pleuvait par torrents le lendemain ; une de ces pluies d’abat, sans trĂȘve, sans merci, aveuglante, inondant tout ; une pluie drue Ă  ne pas se voir d’un bout du navire Ă  l’autre. On eĂ»t dit que les nuages du monde entier s’étaient rĂ©unis dans la baie de Nagasaki, avaient pris rendez-vous dans ce grand entonnoir de verdure pour y ruisseler Ă  leur aise. Et il pleuvait, pleuvait ; il faisait presque nuit, tant cela tombait Ă©pais. À travers un voile d’eau Ă©miettĂ©e, on apercevait encore la base des montagnes ; mais quant aux cimes, elles Ă©taient perdues dans les grosses masses sombres qui pesaient sur nous. On voyait des lambeaux de nuages, qui avaient l’air de se dĂ©tacher de la voĂ»te obscure, qui traĂźnaient lĂ -haut sur les arbres comme de grandes loques grises, – et qui toujours fondaient en eau, en eau torrentielle. Il y avait du vent aussi ; on l’entendait hurler dans les ravins avec une voix profonde. – Et toute la surface de la baie, piquĂ©e de pluie, tourmentĂ©e par des tourbillons qui arrivaient de partout, clapotait, gĂ©missait, se dĂ©menait dans une agitation extrĂȘme.
Un vilain temps pour mettre pied à terre une premiÚre fois
 Comment aller chercher épouse, sous ce déluge, dans un pays inconnu !

Tant pis ! Je fais toilette et je dis Ă  Yves, – qui sourit Ă  mon idĂ©e de promenade quand mĂȘme :
– Fais-moi accoster un « sampan », frĂšre, je te prie.
Yves alors, d’un geste de bras dans le vent et la pluie, appelle une espĂšce de petit sarcophage en bois blanc, qui sautillait prĂšs de nous sur la mer, menĂ© Ă  la godille par deux enfants jaunes tout nus sous l’averse. – La chose s’approche ; je m’élance dessus ; puis, par une petite trappe en forme de ratiĂšre que m’ouvre l’un des godilleurs, je me glisse et m’étends tout de mon long sur une natte – dans ce que l’on appelle la « cabine » d’un sampan.
J’ai juste la place de mon corps couchĂ©, dans ce cercueil flottant – qui est d’ailleurs d’une propretĂ© minutieuse, d’une blancheur de sapin neuf. Je suis bien abritĂ© de la pluie, qui tambourine sur mon couvercle, et me voilĂ  en route pour la ville, naviguant Ă  plat ventre dans cette boĂźte ; bercĂ© par une lame, secouĂ© mĂ©chamment par une autre, Ă  moitiĂ© retournĂ© quelquefois – et, dans l’entrebĂąillement de ma ratiĂšre, apercevant de bas en haut les deux petits personnages Ă  qui j’ai confiĂ© mon sort : enfants de huit ou dix ans tout au plus, ayant des minois de ouistiti, mais dĂ©jĂ  musclĂ©s comme de vrais hommes en miniature, dĂ©jĂ  adroits comme de vieux habituĂ©s de la mer.

 Ils poussent les hauts cris : c’est que sans doute nous abordons ! – En effet, par ma trappe, que je viens d’ouvrir en grand, je vois les dalles grises du quai, lĂ  tout prĂšs. Alors j’émerge de mon sarcophage, me disposant Ă  mettre le pied, pour la premiĂšre fois de ma vie, sur le sol japonais.
Tout ruisselle de plus en plus et la pluie fouette dans les yeux, irritante, insupportable.
À peine suis-je Ă  terre, qu’une dizaine d’ĂȘtres Ă©tranges, difficiles Ă  dĂ©finir dĂšs l’abord Ă  travers l’ondĂ©e aveuglante – espĂšces de hĂ©rissons humains traĂźnant chacun quelque chose de grand et de noir – bondissent sur moi, crient, m’entourent, me barrent le passage. L’un d’eux a ouvert sur ma tĂȘte un immense parapluie, Ă  nervures trĂšs rapprochĂ©es, sur lequel des cigognes sont peintes en transparent, – et les voici qui me sourient tous, la figure engageante, avec un air d’attendre.
On m’avait prĂ©venu : ce sont simplement des djins qui se disputent l’honneur de ma prĂ©fĂ©rence ; cependant je suis saisi de cette attaque brusque, de cet accueil du Japon pour une premiĂšre visite. (Des djins ou des djin-richisans, cela veut dire des hommes-coureurs traĂźnant de petits chars et voiturant des particuliers pour de l’argent ; se louant Ă  l’heure ou Ă  la course, comme chez nous les fiacres.)
Leurs jambes sont nues jusqu’en haut, – aujourd’hui trĂšs mouillĂ©es, – et leur tĂȘte se cache sous un grand chapeau de forme abat-jour. Ils portent un manteau waterproof en paillasson, tous les bouts de paille en dehors, hĂ©rissĂ©s Ă  la porc-Ă©pic ; on les dirait habillĂ©s avec le toit d’une chaumiĂšre. – ils continuent de sourire, attendant mon choix.
N’ayant l’honneur d’en connaĂźtre aucun, j’opte Ă  la lĂ©gĂšre pour le djin au parapluie et je monte dans sa petite voiture, dont il rabat sur moi la capote, bien bas, bien bas. Sur mes jambes il Ă©tend un tablier cirĂ©, me le remonte jusqu’aux yeux, puis s’avance et me dit en japonais quelque chose qui doit signifier ceci : « OĂč faut-il vous conduire, mon bourgeois ? » À quoi je rĂ©ponds dans la mĂȘme langue : « Au Jardin-des-Fleurs, mon ami ! »
J’ai rĂ©pondu cela en trois mots appris par cƓur, un peu Ă  la maniĂšre perroquet, Ă©tonnĂ© que cela pĂ»t avoir un sens, Ă©tonnĂ© d’ĂȘtre compris, – et nous partons, lui courant ventre Ă  terre ; moi traĂźnĂ© par lui, tressautant sur la route dans son char lĂ©ger, enveloppĂ© de toiles cirĂ©es, enfermĂ© comme dans une boĂźte ; – toujours arrosĂ©s tous deux, faisant jaillir l’eau et la boue du sol dĂ©trempĂ©.
« Au Jardin-des-Fleurs », ai-je dit comme un habituĂ©, surpris moi-mĂȘme de m’entendre. C’est que je suis moins naĂŻf en japonerie qu’on ne pourrait le croire. Des amis qui reviennent de cet empire m’ont fait la leçon, et je sais beaucoup de choses : ce Jardin-des-Fleurs est une maison de thĂ©, un lieu de rendez-vous Ă©lĂ©gant. Une fois lĂ , je demanderai un certain Kangourou-San, qui est Ă  la fois interprĂšte, blanchisseur et agent discret pour croisements de races. Et ce soir peut-ĂȘtre, si mes affaires marchent Ă  souhait, je serai prĂ©sentĂ© Ă  la jeune fille que le sort mystĂ©rieux me destine
 Cette pensĂ©e me tient l’esprit en Ă©veil pendant la course haletante que nous faisons, mon djin et moi, l’un roulant l’autre, sous l’averse inexorable

Oh ! le singulier Japon entrevu ce jour-lĂ , par l’entrebĂąillement de ces toiles cirĂ©es, par-dessous la capote ruisselante de ma petite voiture ! Un Japon maussade, crottĂ©, Ă  demi noyĂ©. Tout cela, maisons, bĂȘtes ou gens, que je ne connaissais encore qu’en images ; tout cela que j’avais vu peint sur les fonds bien bleus ou bien roses des Ă©crans et des potiches, m’apparaissant dans la rĂ©alitĂ© sous un ciel noir, en parapluie, en sabots, piteux et troussĂ©.
Par instants l’ondĂ©e tombe si fort que je ferme tout bien juste ; je m’engourdis dans le bruit et les secousses, oubliant tout Ă  fait dans quel pays je suis. – Cette capote de voiture a des trous qui me font couler des petits ruisseaux dans le dos. – Ensuite, me rappelant que je voyage en plein Nagasaki et pour la premiĂšre fois de ma vie, je jette un regard curieux dehors, au risque de recevoir une douche : nous trottons dans quelque petite rue triste et noirĂątre (il y en a comme ça un dĂ©dale, des milliers) ; des cascades dĂ©gringolent des toits sur les pavĂ©s luisants ; la pluie fait dans l’air des hachures grises qui embrouillent les choses. – Parfois nous croisons une dame, empĂȘtrĂ©e dans sa robe, mal assurĂ©e sur ses hautes chaussures de bois, personnage de paravent qui se trousse sous un parapluie de papier peinturlurĂ©. Ou bien nous passons devant une entrĂ©e de pagode, et alors quelque vieux monstre de granit, assis le derriĂšre dans l’eau, me fait la grimace, fĂ©roce.
Mais comme c’est grand, ce Nagasaki ! VoilĂ  prĂšs d’une heure que nous courons Ă  toutes jambes et cela ne paraĂźt pas finir. Et c’est en plaine ; on ne soupçonnait pas cela, de la rade, qu’il y eĂ»t une plaine si Ă©tendue dans ce fond de vallĂ©e.
Par exemple, il me serait impossible de dire oĂč je suis, dans quelle direction nous avons couru ; je m’abandonne Ă  mon djin et au hasard.
Et quel homme-vapeur, mon djin ! J’étais habituĂ© aux coureurs chinois, mais ce n’était rien de pareil. Quand j’écarte mes toiles cirĂ©es pour regarder quelque chose, c’est toujours lui, cela va sans dire, que j’aperçois au premier plan ; ses deux jambes nues, fauves, musclĂ©es, dĂ©talant l’une devant l’autre, Ă©claboussant tout, et son dos de hĂ©risson, courbĂ© sous la pluie. – Les gens qui voient passer ce petit char, si arrosĂ©, se doutent-ils qu’il renferme un prĂ©tendant en quĂȘte d’une Ă©pouse ?

Enfin mon Ă©quipage s’arrĂȘte, et mon djin, souriant, avec des prĂ©cautions pour ne pas me faire couler de nouvelles riviĂšres dans le cou, abaisse la capote de ma voiture ; il y a une accalmie dans le dĂ©luge, il ne pleut plus. – Je n’avais pas encore vu son visage ; il est assez joli, par exception ; c’est un jeune homme d’une trentaine d’annĂ©es, Ă  l’air vif et vigoureux, au regard ouvert
 Et qui m’eĂ»t dit que, peu de jours plus tard, ce mĂȘme djin
 Mais non, je ne veux pas Ă©bruiter cela encore ; ce serait risquer de jeter sur ChrysanthĂšme une dĂ©considĂ©ration anticipĂ©e et injuste

Donc, nous venons de nous arrĂȘter. C’est Ă  la base mĂȘme d’une grande montagne surplombante ; nous avons dĂ» dĂ©passer la ville, probablement, et nous sommes dans la banlieue, Ă  la campagne. Il faut mettre pied Ă  terre, paraĂźt-il, et grimper Ă  prĂ©sent par un sentier Ă©troit presque Ă  pic. Autour de nous, il y a des maisonnettes de faubourg, des clĂŽtures de jardin, des palissades en bambou trĂšs Ă©levĂ©es masquant la vue. La verte montagne nous Ă©crase de toute sa hauteur, et des nuĂ©es basses, lourdes, obscures, se tiennent au-dessus de nos tĂȘtes comme un couvercle oppressant qui achĂšverait de nous enfermer dans ce recoin inconnu oĂč nous sommes ; vraiment il semble que cette absence de lointains, de perspectives, dispose mieux Ă  remarquer tous les dĂ©tails de e trĂšs petit bout de Japon intime, boueux et mouillĂ©, que nous avons sous les yeux. – La terre de ce pays est bien rouge. – Les herbes, les fleurettes qui bordent le chemin me sont Ă©trangĂšres ; – pourtant, dans la palissade, il y a des liserons comme les nĂŽtres, et je reconnais dans les jardins des marguerites-reines, des zinias, d’autres fleurs de France. L’air a une odeur compliquĂ©e ; aux senteurs des plantes et de la terre s’ajoute autre chose, qui vient des demeures humaines sans doute : on dirait un mĂ©lange de poisson sec et d’encens. Personne ne passe ; des habitants, des intĂ©rieurs, de la vie, rien ne se montre, et je pourrais aussi bien me croire n’importe oĂč.
Mon djin a remisĂ© sous un arbre sa petite voiture, et nous montons ensemble dans ce chemin raide, sur ce sol rouge oĂč nos pieds glissent.
– Nous allons bien au Jardin-des-Fleurs ? dis-je, inquiet de savoir si j’ai Ă©tĂ© compris.
– Oui, oui, fait le djin, c’est là-haut et c’est tout prùs.
Le chemin tourne, devient encaissĂ© et sombre. D’un cĂŽtĂ©, la paroi de la montagne, toute tapissĂ©e de fougĂšres mouillĂ©es ; de l’autre, une grande maison de bois, presque sans ouvertures et d’un mauvais aspect : c’est lĂ  que mon djin s’arrĂȘte.
Comment, cette maison sinistre, le Jardin-des-Fleurs ? – Il prĂ©tend que oui, l’air trĂšs sĂ»r de son fait. Nous frappons Ă  une grosse porte qui aussitĂŽt glisse dans ses rainures et s’ouvre. – Alors deux petites bonnes femmes apparaissent, drĂŽlettes, presque vieillottes ; mais ayant conservĂ© des prĂ©tentions, cela se voit tout de suite ; tenues de potiche trĂšs correctes, mains et pieds d’enfant.
À peine m’ont-elles vu, qu’elles tombent Ă  quatre pattes, le nez contre le plancher. Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qui leur arrive ? – Rien du tout, c’est simplement le salut de grande cĂ©rĂ©monie qui se fait ainsi ; je n’en avais point l’habitude encore. Les voilĂ  relevĂ©es, s’empressant Ă  me dĂ©chausser (on n’entre jamais avec ses souliers dans une maison nipponne), Ă  essuyer le bas de mon pantalon, Ă  toucher si mes Ă©paules ne sont pas trempĂ©es.
Ce qui frappe dĂšs l’abord, dans ces intĂ©rieurs japonais, c’est la propretĂ© minutieuse, et la nuditĂ© blanche, glaciale.
Sur des nattes irrĂ©prochables, sans un pli, sans un dessin, sans une souillure, on me fait monter au premier Ă©tage, dans une grande piĂšce oĂč il n’y a rien, absolument rien. Les murs en papier sont composĂ©s de chĂąssis Ă  coulisse, pouvant rentrer les uns dans les autres, au besoin disparaĂźtre, – et tout un cĂŽtĂ© de l’appartement s’ouvre en vĂ©randa sur la campagne verte, sur le ciel gris. Comme siĂšge, on m’apporte un carreau de velours noir, et me voilĂ  assis trĂšs bas au milieu de cette piĂšce vide oĂč il fait presque froid, – les deux petites bonnes femmes (qui sont les servantes de la maison et les miennes trĂšs humbles) attendant mes ordres dans des postures de soumission profonde.
C’est incroyable que cela signifie quelque chose, ces mots baroques, ces phrases que j’ai apprises là-bas, pendant notre exil aux Pescadores, à coups de lexique et de grammaire, mais sans conviction aucune. – Il paraüt bien que si, pourtant ; on me comprend tout de suite.
Je veux d’abord parler Ă  ce monsieur Kangourou, qui est interprĂšte, blanchisseur et agent discret pour grands mariages. – C’est parfait ; on le connaĂźt, on va sur l’heure me l’aller quĂ©rir, et l’aĂźnĂ©e des servantes prĂ©pare dans ce but ses socques de bois, son parapluie de papier.
Ensuite, je veux qu’on m’apporte une collation bien servie, composĂ©e de choses japonaises raffinĂ©es. – De mieux en mieux ; on se prĂ©cipite aux cuisines pour commander cela.
Enfin je veux qu’on serve du thĂ© et du riz Ă  mon djin qui m’attend en bas ; – je veux, je veux beaucoup de choses, mesdames les poupĂ©es, je vous les dirai Ă  mesure, posĂ©ment, quand j’aurai eu le temps de rassembler mes mots
 Mais, plus je vous regarde, plus je m’inquiĂšte de ce que va ĂȘtre ma fiancĂ©e de demain. – Presque mignonnes, je vous l’accorde, vous l’ĂȘtes, – Ă  force de drĂŽlerie, de mains dĂ©licates, de pieds en miniature ; mais laides, en somme, et puis ridiculement petites, un air bibelot d’étagĂšre, un air ouistiti, un air je ne sais quoi


 Je commence Ă  comprendre que je suis arrivĂ© dans cette maison Ă  un moment mal choisi. Il s’y passe quelque chose qui ne me regarde pas, et je gĂȘne.
DĂšs l’abord, j’aurais pu deviner cela, malgrĂ© la politesse excessive de l’accueil – car je me rappelle Ă  prĂ©sent, pendant qu’on me dĂ©chaussait en bas, j’ai entendu des chuchotements au-dessus de ma tĂȘte, puis un bruit de panneaux que l’on faisait courir trĂšs vite dans leurs glissiĂšres ; Ă©videmment c’était pour me cacher ce que je ne devais pas voir ; on improvisait pour moi l’appartement oĂč je suis, – comme, dans les mĂ©nageries, on fait un compartiment sĂ©parĂ© Ă  certaines bĂȘtes pendant la reprĂ©sentation.
Maintenant on m’a laissĂ© seul, tandis que mes ordres s’exĂ©cutent, et je tends l’oreille, accroupi comme un Bouddha sur mon coussin de velours noir, au milieu de la blancheur de ces nattes et de ces murs.
DerriĂšre les cloisons de papier, des voix fatiguĂ©es, qui semblent nombreuses, parlent tout bas. Puis un son de guitare et un chant de femme s’élĂšvent, plaintifs, assez doux, dans la sonoritĂ© de cette maison nue, dans la mĂ©lancolie de ce temps de pluie.
Par la vĂ©randa toute grande ouverte, ce que l’on voit est bien joli, je le reconnais ; cela ressemble Ă  un paysage enchantĂ©. Des montagnes admirablement boisĂ©es, montant haut dans le ciel toujours sombre, y cachant les pointes de leurs cimes, et, perchĂ© dans les nuages, un temple. L’air a cette transparence absolue, les lointains cette nettetĂ© qui suivent les grandes averses ; mais une voĂ»te Ă©paisse, encore chargĂ©e d’eau, reste tendue au-dessus de tout, et, sur les feuillages des bois suspendus, il y a comme de gros flocons de ouate grise qui se tiennent immobiles. Au premier plan, en avant et en bas de toutes ces choses presque fantastiques, est un jardin en miniature – oĂč deux beaux chats blancs se promĂšnent, s’amusent Ă  se poursuivre dans les allĂ©es d’un labyrinthe lilliputien, en secouant leurs pattes parce que le sable est plein d’eau. Le jardin est maniĂ©rĂ© au possible : aucune fleur, mais des petits rochers, des petits lacs, des arbres nains taillĂ©s avec un goĂ»t bizarre ; tout cela, pas naturel, mais si ingĂ©nieusement composĂ©, si vert, avec des mousses si fraĂźches !

Un grand silence au dehors, dans ces campagnes mouillĂ©es que je domine ; un calme absolu, jusque lĂ -bas dans les fonds du dĂ©cor immense. Mais la voix de femme, derriĂšre le mur de papier, chante toujours avec une extrĂȘme douceur triste ; la guitare qui l’accompagne a des notes graves, un peu lugubres

Tiens !
 cela s’accĂ©lĂšre Ă  prĂ©sent, – et on dirait mĂȘme que l’on danse !
Tant pis ! Je vais essayer de regarder entre les chĂąssis lĂ©gers, – par une fente que j’aperçois lĂ -bas.
Oh ! le spectacle singulier : Ă©videmment de jeunes Ă©lĂ©gants de Nagasaki en train de faire la grande fĂȘte clandestine ! Dans un appartement aussi nu que le mien, ils sont lĂ  une douzaine assis en rond par terre ; longues robes en coton bleu Ă  manches pagodes, longs cheveux gras et plats surmontĂ©s d’un chapeau europĂ©en de forme melon ; figures niaises, jaunes, Ă©puisĂ©es, exsangues. À terre, une quantitĂ© de petits rĂ©chauds, de petites pipes, de petits plateaux de laque, de petites thĂ©iĂšres, de petites tasses ; – tous les accessoires et tous les restes d’une orgie japonaise ressemblant Ă  une dĂźnette d’enfants. Et, au milieu du cercle de ces dandies, trois femmes trĂšs parĂ©es, autant dire trois visions Ă©tranges : robes de couleurs pĂąles et sans nom, brodĂ©es de chimĂšres d’or ; grands chignons arrangĂ©s avec un art inconnu, piquĂ©s d’épingles et de fleurs. Deux sont assises et me tournent le dos : l’une tenant la guitare ; l’autre, celle qui chante de cette voix si douce ; – elles sont exquises de pose, de costume, de cheveux, de nuque, de tout, ainsi vues furtivement par derriĂšre, et je tremble qu’un mouvement ne me montre leur visage qui sans doute me dĂ©senchantera. La troisiĂšme est debout et danse devant cet arĂ©opage d’imbĂ©ciles, devant ces chapeaux melon et ces cheveux plats
 Oh ! quelle Ă©pouvante quand elle se retourne ! Elle porte sur la figure le masque horrible, contractĂ©, blĂȘme, d’un spectre ou d’un vampire
 Le masque se dĂ©tache et tombe
 Elle est un amour de petite fĂ©e, pouvant bien avoir douze ou quinze ans, svelte, dĂ©jĂ  coquette, dĂ©jĂ  femme, – vĂȘt...

Table of contents

  1. Titre
  2. À MADAME LA DUCHESSE DE RICHELIEU
  3. AVANT-PROPOS
  4. I
  5. II
  6. III
  7. IV
  8. V
  9. VI
  10. VII
  11. VIII
  12. IX
  13. X
  14. XI
  15. XII
  16. XIII
  17. XIV
  18. XV
  19. XVI
  20. XVII
  21. XVIII
  22. XIX
  23. XX
  24. XXI
  25. XXII
  26. XXIII
  27. XXIV
  28. XXV
  29. XXVI
  30. XXVII
  31. XXVIII
  32. XXIX
  33. XXX
  34. XXXI
  35. XXXII
  36. XXXIII
  37. XXXIV
  38. XXXV
  39. XXXVI
  40. XXXVII
  41. XXXVIII
  42. XXXIX
  43. XL
  44. XLI
  45. XLII
  46. XLIII
  47. XLIV
  48. XLV
  49. XLVI
  50. XLVII
  51. XLVIII
  52. XLIX
  53. L
  54. LI
  55. LII
  56. LIII
  57. LIV
  58. LV
  59. LVI
  60. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique
  61. Notes de bas de page