Les devoirs de la paternitĂ© ne sont guĂšre imposĂ©s quâaux animaux supĂ©rieurs. Lâoiseau y excelle ; le vĂȘtu de poils sâen acquitte honorablement. Plus bas, indiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale du pĂšre Ă lâĂ©gard de la famille. Bien peu dâinsectes font exception Ă cette rĂšgle. Si tous sont dâune ardeur frĂ©nĂ©tique Ă procrĂ©er, presque tous aussi, la passion dâun instant satisfaite, rompent sur-le-champ les relations de mĂ©nage et se retirent insoucieux de la nitĂ©e, qui se tirera dâaffaire comme elle pourra.
Cette froideur paternelle, odieuse dans les rangs Ă©levĂ©s de lâanimalitĂ© oĂč la faiblesse des jeunes demande assistance prolongĂ©e, a ici pour excuse la robusticitĂ© du nouveau-nĂ©, qui, sans aide, sait cueillir ses bouchĂ©es, pourvu quâil se trouve en lieu propice. Lorsquâil suffit Ă la PiĂ©ride, pour la prospĂ©ritĂ© de sa race, de dĂ©poser ses Ćufs sur les feuilles dâun chou, Ă quoi bon la sollicitude dâun pĂšre ? Lâinstinct botanique de la mĂšre nâa pas besoin dâaide. Ă lâĂ©poque de la ponte, lâautre serait un importun. Quâil sâen aille coqueter ailleurs ; il troublerait la grave affaire.
La plupart des insectes pratiquent pareille Ă©ducation sommaire. Ils nâont quâĂ faire choix du rĂ©fectoire oĂč sâĂ©tablira la famille, aussitĂŽt Ă©close, ou bien de lâemplacement qui permettra aux jeunes de trouver dâeux-mĂȘmes les vivres Ă leur convenance. Nul besoin du pĂšre en ces divers cas. AprĂšs la noce, le dĂ©sĆuvrĂ©, dĂ©sormais inutile, traĂźne donc quelques jours encore vie languissante et pĂ©rit enfin sans avoir donnĂ© le moindre concours Ă lâinstallation des siens.
Les choses ne se passent pas toujours avec cette rudesse. Il est des tribus qui assurent une dot Ă leur famille, qui lui prĂ©parent dâavance le vivre et le couvert. LâhymĂ©noptĂšre, notamment, est maĂźtre dans lâindustrie des celliers, des jarres, des outres oĂč sâamasse la pĂątĂ©e de miel destinĂ©e aux jeunes ; il connaĂźt Ă la perfection lâart des terriers oĂč sâempile la venaison, nourriture des vermisseaux.
Or Ă cette Ćuvre Ă©norme, tout Ă la fois de construction et approvisionnement, Ă ce labeur oĂč se dĂ©pense la vie entiĂšre, la mĂšre seule travaille, excĂ©dĂ©e de besogne, extĂ©nuĂ©e. Le pĂšre, grisĂ© de soleil aux abords du chantier, regarde faire la vaillante, et se tient quitte de toute corvĂ©e lorsquâil a quelque peu lutinĂ© les voisines.
Que ne lui vient-il en aide ? Ce serait le cas ou jamais. Que ne prend-il exemple sur le mĂ©nage des hirondelles, apportant lâune et lâautre sa paille, sa motte de mortier Ă lâĂ©difice, son moucheron Ă la couvĂ©e ? Il nâen fera rien, allĂ©guant peut-ĂȘtre pour excuse sa faiblesse relative. Mauvaise raison : dĂ©couper une rondelle de feuille, ratisser du coton sur une plante veloutĂ©e, cueillir une parcelle de ciment aux lieux fangeux, ce nâest pas lĂ travail au-dessus de ses forces. Il pourrait trĂšs bien collaborer, au moins comme manĆuvre, bon Ă cueillir ce que la mĂšre, mieux entendue, mettrait en place. Le vĂ©ritable motif de son inaction, câest lâineptie.
Chose Ă©trange : lâhymĂ©noptĂšre, le mieux douĂ© des insectes industrieux, ne connaĂźt pas le travail paternel. Lui, en qui les exigences des jeunes sembleraient devoir dĂ©velopper de hautes aptitudes, il reste aussi bornĂ© quâun papillon, dont la famille coĂ»te si peu Ă Ă©tablir. Le don de lâinstinct Ă©chappe Ă nos prĂ©visions les mieux fondĂ©es.
Il nous Ă©chappe si bien, quâĂ notre extrĂȘme surprise se trouve, chez le manipulateur de fiente, la noble prĂ©rogative dont le mellifĂšre est privĂ©. Divers bousiers pratiquent les allĂ©gements du mĂ©nage et connaissent la puissance du travail Ă deux. Rappelons-nous le couple de GĂ©otrupe prĂ©parant de concert le patrimoine de la larve ; remettons-nous en mĂ©moire le pĂšre qui prĂȘte Ă sa compagne le concours de sa robuste presse dans la fabrication des boudins comprimĂ©s. MĆurs familiales superbes, bien Ă©tonnantes au milieu de lâisolement gĂ©nĂ©ral.
Ă cet exemple, unique jusquâici, des recherches continuĂ©es dans cette voie me permettent aujourdâhui dâen adjoindre trois autres, dâintĂ©rĂȘt non moindre ; et tous les trois nous sont encore fournis par la corporation des bousiers. Je vais les exposer, mais en abrĂ©geant, car bien des points rĂ©pĂ©teraient lâhistoire du ScarabĂ©e sacrĂ©, du Copris espagnol et des autres.
Le premier nous vient du Sisyphe (Sisyphus SchĆfferi Lin.), le plus petit et le plus zĂ©lĂ© de nos rouleurs de pilules. Nul ne lâĂ©gale en vive prestesse, gauches culbutes et soudaines dĂ©gringolades sur des voies impossibles oĂč son entĂȘtement le ramĂšne toujours. En souvenir de cette gymnastique effrĂ©nĂ©e, Latreille a donnĂ© Ă lâinsecte le nom de Sisyphe, cĂ©lĂ©britĂ© des antiques enfers. Le malheureux terriblement peine, ahane pour hisser au sommet dâune montagne un rocher Ă©norme qui chaque fois lui Ă©chappe au moment dâatteindre la cime et revient au bas de la pente. Recommence, pauvre Sisyphe, recommence encore, recommence toujours : ton supplice ne se terminera que lorsque le bloc sera lĂ -haut, solidement assis.
Ce mythe me plaĂźt. Câest un peu lâhistoire de beaucoup dâentre nous, non odieux scĂ©lĂ©rats, dignes dâĂ©ternels tourments, mais gens de bien, laborieux, utiles au prochain. Un seul crime leur est Ă expier : la pauvretĂ©. Un demi-siĂšcle et plus, pour mon compte, jâai laissĂ© des lambeaux saignants aux angles de lâĂąpre montĂ©e ; jâai suĂ© toutes mes moelles, tari mes veines, dĂ©pensĂ© sans compter mes rĂ©serves dâĂ©nergie pour hisser lĂ -haut, en lieu sĂ»r, mon Ă©crasant fardeau, le pain de chaque jour ; et la miche Ă peine Ă©quilibrĂ©e, la voilĂ qui glisse, se prĂ©cipite, sâabĂźme. Recommence, pauvre Sisyphe, recommence jusquâĂ ce que le bloc, retombant une derniĂšre fois, te fracasse la tĂȘte et te dĂ©livre enfin.
Le Sisyphe des naturalistes ignore ces amertumes. AllĂšgre, insoucieux des rampes escarpĂ©es, il trimbale son bloc, tantĂŽt pain Ă lui, tantĂŽt pain de ses fils. Il est trĂšs rare ici ; je ne serais jamais parvenu Ă me procurer le nombre de sujets convenable Ă mes desseins, sans un auxiliaire quâil est opportun de prĂ©senter au lecteur, car il interviendra plus dâune fois dans ces rĂ©cits.
Câest mon fils, petit Paul, garçonnet de sept ans. Assidu compagnon de mes chasses, il connaĂźt comme pas un de son Ăąge les secrets de la Cigale, du Criquet, du Grillon et surtout du Bousier, sa grande joie. Ă vingt pas de distance, son clair regard distingue des amas fortuits, le vrai monceau des terriers ; son oreille fine entend la subtile stridulation de la Sauterelle qui pour moi est silence. Il me prĂȘte sa vue, il me prĂȘte son ouĂŻe ; en Ă©change, je lui livre lâidĂ©e, quâil accueille attentif, en levant vers moi ses grands yeux bleus interrogateurs.
Oh ! lâadorable chose que la premiĂšre floraison intellectuelle ; le bel Ăąge que celui oĂč la candide curiositĂ© sâĂ©veille, sâinformant de tout ! Donc petit Paul a sa voliĂšre oĂč le ScarabĂ©e lui confectionne des poires ; son jardinet, grand comme un mouchoir, oĂč germent des haricots, dĂ©terrĂ©s souvent pour voir si la radicule sâallonge ; sa plantation forestiĂšre oĂč se dressent quatre chĂȘnes hauts dâun pan, munis encore sur le cĂŽtĂ© du gland nourricier Ă double mamelle. Cela fait diversion Ă lâaride grammaire, qui nâen marche pas plus mal.
Que de belles et bonnes choses lâhistoire naturelle pourrait loger dans les tĂȘtes enfantines, si la science daignait se faire aimable avec les petits ; si nos casernes universitaires sâavisaient dâadjoindre Ă lâĂ©tude morte des livres lâĂ©tude vivante des champs ; si le lacet des programmes, chers aux bureaucrates, nâĂ©tranglait toute initiative de bonne volontĂ© ! Petit Paul, mon ami, Ă©tudions autant que possible Ă la campagne, parmi les romarins et les arbousiers. Nous y gagnerons vigueur du corps et vigueur de lâesprit ; nous y trouverons le beau et le vrai mieux que dans les bouquins.
Aujourdâhui le tableau noir chĂŽme ; câest fĂȘte. On sâest levĂ© matin en vue de lâexpĂ©dition projetĂ©e, si matin quâil te faut partir Ă jeun. Sois tranquille : lâappĂ©tit venu, on fera halte Ă lâombre, et tu trouveras dans mon sac le viatique habituel, pomme et morceau de pain. Le mois de mai sâapproche ; le Sisyphe doit avoir paru. Il sâagit maintenant dâexplorer, aux pieds de la montagne, les maigres pelouses oĂč les troupeaux ont passĂ© ; nous aurons Ă casser entre les doigts, une Ă une, les brioches du mouton cuites par le soleil et conservant encore un noyau de mie sous leur croĂ»te. Nous y trouverons le Sisyphe, blotti et attendant lĂ aubaine plus fraĂźche que fournira le pacage du soir.
EndoctrinĂ© sur ce secret que mâavaient rĂ©vĂ©lĂ© les trouvailles fortuites dâantan, petit Paul passe aussitĂŽt maĂźtre dans lâart dâĂ©nuclĂ©er le crottin. Il y met tant de zĂšle, tant de flair des bons morceaux, quâen un petit nombre de sĂ©ances je suis approvisionnĂ© au-delĂ de mes ambitions. Me voici possesseur de six couples de Sisyphes, richesse inouĂŻe, sur laquelle jâĂ©tais bien loin de compter.
Leur Ă©ducation nâexige pas la voliĂšre. La cloche en toile mĂ©tallique suffit, avec lit de sable et vivres de leur goĂ»t. Ils sont si petits, Ă peine un noyau de cerise ! Curieux de forme malgrĂ© tout. Corps trapu, attĂ©nuant son arriĂšre en ogive ; pattes trĂšs longues, imitant, Ă©talĂ©es, celles de lâaraignĂ©e : les postĂ©rieures dĂ©mesurĂ©es et courbes, excellentes pour enlacer, enserrer la pilule.
La pariade se fait vers le commencement de mai, Ă la surface du sol, parmi les reliefs du gĂąteau dont on vient de festoyer. BientĂŽt vient le moment dâĂ©tablir la famille. Dâun zĂšle Ă©gal, les deux conjoints prennent part Ă la fois au pĂ©trissage, au charroi, Ă lâenfournement du pain des fils. Avec le couperet des pattes antĂ©rieures, un lopin de grosseur convenable est taillĂ© dans le bloc mis Ă leur disposition. PĂšre et mĂšre, de concert, manipulent le morceau, le tapent Ă petits coups, le compriment, le façonnent en une bille du volume dâun gros pois.
Ainsi que cela se passe dans les ateliers du ScarabĂ©e, la configuration exactement ronde est obtenue sans lâintervention mĂ©canique du roulis. Avant de changer de place, avant mĂȘme dâĂȘtre Ă©branlĂ© sur son point dâappui, le lopin est modelĂ© en sphĂšre. Encore un gĂ©omĂštre versĂ© dans la forme la mieux appropriĂ©e Ă la longue durĂ©e des conserves alimentaires.
La boule est bientĂŽt prĂȘte. Il faut maintenant lui faire acquĂ©rir, par un vĂ©hĂ©ment roulage, la croĂ»te qui protĂ©gera la mie dâune Ă©vaporation trop prompte. La mĂšre, reconnaissable Ă sa taille un peu plus forte, sâattelle Ă la place dâhonneur, en avant. Les longues pattes postĂ©rieures sur le sol, les antĂ©rieures sur la bille, elle tire Ă elle en reculant. Le pĂšre pousse Ă lâarriĂšre dans une position inverse, la tĂȘte en bas. Câest exactement la mĂ©thode du ScarabĂ©e, travaillant Ă deux, mais dans un autre but. Lâattelage du Sisyphe vĂ©hicule la dot dâune larve ; celui du grand pilulaire fait charroi pour un gueuleton que consommeront sous terre les deux associĂ©s de rencontre.
Voilà le couple parti, sans but déterminé, à travers les accidents quelconques du terrain, impossibles à éviter dans cette marche à reculons. Du reste, ces obstacles seraient-ils aperçus que le Sisyphe ne chercherait pas à les contourner, témoin son opiniùtreté à vouloir gravir le treillage de la cloche.
Entreprise rude, impraticable. Sâagriffant des pattes postĂ©rieures aux mailles de la toile mĂ©tallique, la mĂšre tire Ă elle, entraĂźne le faix ; puis elle enlace le globe, le tient suspendu. Le pĂšre, manquant dâappui, se cramponne Ă la pilule, sây incruste pour ainsi dire, ajoute son poids Ă celui de la masse et laisse faire. Lâeffort est trop grand pour durer. La bille et lâincrustĂ©, bloc unique, tombent. Dâen haut, la mĂšre regarde un instant, surprise, et tout aussitĂŽt se laisse choir pour reprendre la pilule et recommencer lâessai de lâimpossible escalade. AprĂšs chutes et rechutes, lâascension est abandonnĂ©e.
Le charroi en plaine ne se fait pas non plus sans encombre. Ă tout instant, sur le monticule dâun gravier, la charge verse, et lâattelage culbute, gigote, le ventre en lâair. Ce nâest rien, moins que rien. On se relĂšve, on se remet en posture, toujours allĂšgre. Ces dĂ©gringolades qui projettent si souvent le Sisyphe sur lâĂ©chine ne donnent pas souci ; on dirait mĂȘme quâelles sont recherchĂ©es. Ne faut-il pas mĂ»rir la pilule, lui donner consistance ? Et dans ces conditions heurts, chocs, chutes, cahots, entrent dans le programme. Ce fol trimbalement dure des heures et des heures.
Enfin la mĂšre, jugeant la chose bonifiĂ©e Ă point, sâĂ©carte un peu Ă la recherche dâun emplacement favorable. Le pĂšre garde, accroupi sur le trĂ©sor. Si lâabsence de sa compagne se prolonge, il se distrait de ses ennuis en faisant rapidement tourner sa pilule entre ses jambes postĂ©rieures, dressĂ©es en lâair. Il jongle en quelque sorte avec la chĂšre bille ; il en Ă©prouve la perfection sous les branches courbes de son compas. Ă le voir se trĂ©mousser dans cette joyeuse pose, qui mettrait en doute sa vive satisfaction du pĂšre de famille assurĂ© de lâavenir des siens ? Câest moi, semble-t-il dire, câest moi qui lâai pĂ©tri, ce pain mollet si rond ; câest moi qui lâai boulangĂ© pour mes fils. Et il exhausse, en vue de tous, ce magnifique certificat de laborieux.
Cependant la mĂšre a fait choix de lâemplacement. Une dĂ©pression est creusĂ©e, simple amorce du terrier en projet. La pilule est amenĂ©e Ă proximitĂ©. Le pĂšre, gardien vigilant, ne sâen dessaisit pas, tandis que la mĂšre fouille des pattes et du chaperon. BientĂŽt la fossette est suffisante pour recevoir la bille, chose sacrĂ©e dont le contact immĂ©diat sâimpose : lâinsecte doit la sentir osciller en arriĂšre, sur son dos, Ă lâabri des parasites, pour se dĂ©cider Ă creuser plus avant. Il redoute ce qui pourrait arriver au petit pain abandonnĂ© sur le seuil du terrier jusquâĂ lâachĂšvement de la demeure. Aphodies et moucherons ne manquent pas, qui sâen empareraient. Surveiller et se mĂ©fier est prudent.
La pilule est donc introduite, Ă demi incluse dans lâĂ©bauche de cuvette. La mĂšre, en dessous, enlace et tire ; le pĂšre, en dessus, modĂšre les secousses et prĂ©vient les Ă©boulements. Tout va bien. La fouille est reprise, et la descente se continue, toujours avec la mĂȘme prudence, lâun des Sisyphes entraĂźnant la piĂšce, lâautre rĂ©glant la chute et dĂ©blayant ce qui pourrait gĂȘner la manĆuvre. Encore quelques efforts, et la pilule disparaĂźt sous terre avec les deux mineurs. Ce qui suit ne peut ĂȘtre, un certain temps encore, que la rĂ©pĂ©tition de ce que nous venons de voir. Attendons une demi-journĂ©e environ.
Si notre surveillance ne sâest pas lassĂ©e, nous verrons le pĂšre reparaĂźtre seul Ă la surface et se blottir dans le sable non loin du terrier. Retenue lĂ -bas par des soins oĂč son compagnon ne lui serait dâaucun secours, la mĂšre retarde habituellement sa sortie jusquâau lendemain. Enfin elle se montre. Le pĂšre sort de la cachette oĂč il somnolait, et la rejoint. Le couple, de nouveau rĂ©uni, va au monceau de vivres, sây restaure, puis y taille un second lopin, auquel tous les deux collaborent encore, tant pour le modelage que pour le charroi et la mise en silo.
Cette fidĂ©litĂ© conjugale mâagrĂ©e. Est-elle bien la rĂšgle ? Je nâoserais lâaffirmer. Il doit y avoir lĂ des volages qui, dans la mĂȘlĂ©e sous un large gĂąteau, oublient la premiĂšre boulangĂšre dont ils ont Ă©tĂ© les mitrons, et se vouent au service dâune autre, rencontrĂ©e par hasard ; il doit y avoir des mĂ©nages temporaires, divorçant aprĂšs une simple pilule. Nâimporte : le peu que jâai vu me donne haute estime des mĆurs familiales du Sisyphe.
RĂ©sumons ces mĆurs avant dâen venir au contenu du terrier. Tout autant que la mĂšre, le pĂšre travaille Ă lâextraction et au modelage de la piĂšce qui sera la dot dâune larve ; il prend part au charroi, avec un rĂŽle secondaire il est vrai ; il veille sur le pain lorsque la mĂšre sâabsente Ă la recherche du point oĂč se creusera le caveau ; il prĂȘte assistance aux travaux de fouille ; il voiture au dehors les dĂ©blais de la crypte, enfin, pour couronner ces qualitĂ©s, il est, dans une large mesure, fidĂšle Ă son Ă©pousĂ©e.
Le ScarabĂ©e nous montre quelques-uns de ces traits. Il pratique assez volontiers la manipulation de la pilule Ă deux, il connaĂźt le charroi par double attelage en sens inverse. Mais, rĂ©pĂ©tons-le, cette mutualitĂ© de services a pour mobile lâĂ©goĂŻsme : les deux collaborateurs travaillent et vĂ©hiculent la piĂšce Ă leur seule intention. Câest pour eux tourte de festin et rien autre. En son ouvrage concernant la famille, la mĂšre ScarabĂ©e nâa pas dâauxiliaire. Seule elle conglobe sa sphĂšre, lâextrait du tas, la roule Ă reculons, dans la posture renversĂ©e quâadopte le mĂąle du couple Sisyphe ; seule elle creuse le terrier, seule elle emmagasine. Oublieux de la pondeuse et de la nitĂ©e, lâautre sexe ne concourt en rien Ă lâextĂ©nuante besogne. Quelle diffĂ©rence avec le pilulaire nain !
Lâheure est venue de visiter le terrier. Câest, Ă une mĂ©diocre profondeur, une niche Ă©troite, juste suffisante aux Ă©volutions de la mĂšre autour de son ouvrage. Par son exiguĂŻtĂ©, le logis nous apprend que le pĂšre ne peut y prolonger son sĂ©jour. Lâatelier prĂȘt, il doit se retirer pour laisser Ă la modeleuse libertĂ© de mouvements. Nous lâavons vu, en effet, remonter Ă la surface bien avant la mĂšre.
Le contenu de la crypte consiste en une seule piĂšce, chef-dâĆuvre de plastique. Câest une mignonne rĂ©duction de la poire du ScarabĂ©e, rĂ©duction qui, par sa petitesse, fait mieux valoir le poli des surfaces et la gracieusetĂ© des courbures. Son grand diamĂštre oscille entre douze et dix-huit millimĂštres. Lâart des Bousiers a lĂ son produit le plus Ă©lĂ©gant.
Mais cette perfection est de brĂšve durĂ©e. BientĂŽt la gentille poire se couvre dâexcroissances noueuses, noires, contournĂ©es, qui la dĂ©parent de leurs verrues. Une partie de la surface, intacte du reste, disparaĂźt voilĂ©e par un amas informe. Lâorigine de ces disgracieuses nodositĂ©s mâa tout dâabord dĂ©routĂ©. Je soupçonnais quelque vĂ©gĂ©tation cryptogamique, quelque sphĂ©riacĂ©e, par exemple, reconnaissable Ă son encroĂ»tement noir et mamelonnĂ©. La larve mâa tirĂ© dâerreur.
Câest, comme de rĂšgle, un ver courbĂ© en crochet, porteur sur le dos dâune ample poche ou gibbositĂ©, signe dâun prompt fienteur. Comme celui du ScarabĂ©e, il excelle, en effet, Ă boucher les pertuis accidentels de sa coque avec un jet instantanĂ© de ciment stercoral, toujours en rĂ©serve dans la besace. Il pratique, en outre, un art de vermicellerie inconnu des pilulaires, sauf du ScarabĂ©e Ă large cou, qui dâailleurs en fait rarement usage.
Les larves des divers bousiers utilisent les rĂ©sidus digestifs Ă crĂ©pir de stuc leur loge, qui, par son ampleur, se prĂȘte Ă ce mode de dĂ©barras, sans quâil soit nĂ©cessaire dâouvrir des fenĂȘtres momentanĂ©es par oĂč sâexpulsera lâordure. Soit pour cause de large insuffisant, soit pour dâautres motifs qui mâĂ©chappent, la larve du Sisyphe, la part faite Ă lâenduit rĂ©glementaire de lâintĂ©rieur, Ă©vacue au dehors lâexcĂ©dent de ses produits.
Suivons de prĂšs une poire lorsque la recluse est dĂ©jĂ grandelette. Un moment ou lâautre, il nous arrivera de voir un point quelconque de la surface sâhumecter, se ramollir, sâamincir ; puis, Ă travers lâĂ©cran sans consistance, un jet dâun vert sombre sâĂ©lĂšvera, sâaffaissant sur lui-mĂȘme, se tire-bouchonnant. Une verrue de plus est formĂ©e. Elle deviendra noire par la dessiccation.
Que sâest-il donc passĂ© ? Dans la paroi de sa coque, la larve a ouvert une brĂšche temporaire ; et, par le soupirail oĂč reste encore un mince voile, elle a expulsĂ© lâexcĂšs de ciment dont elle ne pouvait faire emploi chez elle. Elle a fientĂ© Ă travers la muraille. La lucarne volontairement pratiquĂ©e ne trouble en rien la sĂ©curitĂ© du ver, car elle est aussitĂŽt bouchĂ©e, et de façon hermĂ©tique, avec la base du jet, que comprime un coup de truelle. Avec un bouchon si prestement mis en place, les vivres se conserveront frais malgrĂ© de frĂ©quentes trouĂ©es Ă la panse de la poire. Nul risque de lâafflux de lâair sec.
Le Sisyphe paraĂźt aussi au courant du pĂ©ril auquel sâexposerait plus tard, en temps de canicule, sa poire si petite et si peu profondĂ©ment enterrĂ©e. Il est trĂšs prĂ©coce. Il travaille en avril et mai, alors que lâatmosphĂšre est clĂ©mente. DĂšs la premiĂšre quinzaine de juillet, avant que soient venus les terribles jours caniculaires, sa famille rompt les coques et se met en recherche du monceau qui lui fournira le vivre et le couvert pendant la brĂ»lante saison. Viendront aprĂšs les courtes liesses de lâautomne, la retraite sous terre pour la torpeur ...