Les cormorans de la rivière Li
Tout va très bien, Madame la Marquise,
Tout va très bien, tout va très bien.
Pourtant, il faut, il faut que l’on vous dise,
On déplore un tout petit rien…
Paul Misraki, Tout va très bien
En Chine, dans la province de Guangxi, les pêcheurs tiennent en laisse des cormorans qu’ils ont dressés pour la pêche nocturne. Les oiseaux plongent hardiment dans la rivière Li et ramènent dans leur bec des poissons que leurs propriétaires s’empressent de leur enlever avant qu’ils les avalent. De toute manière, ils ne pourraient les avaler, puisque les pêcheurs astucieux leur ont installé autour du cou un anneau étroit qui les empêche d’ingurgiter quoi que ce soit aussi longtemps que durera la pêche. Après, les oiseaux ont droit à un kilo de poissons par jour, ce qui suffit à leur subsistance.
Les pêcheurs sont fiers de leurs cormorans, qu’ils achètent et qu’ils vendent à prix fort. Ils en prennent soin comme s’ils étaient des membres de leur famille, puisque leur survivance à tous dépend de ces palmipèdes, qui peuvent chacun ramener de la rivière jusqu’à cinq cents kilos de poissons par année. Sans compter que les pêcheurs gagnent un surplus d’argent en exigeant une jolie somme des touristes qui veulent les photographier, eux et leurs oiseaux.
Quelques âmes sensibles et éprises de socialisme s’insurgent contre cette pêche où, très évidemment et très ouvertement, un être humain exploite un autre être vivant et ne lui rend en retour qu’une mince portion du fruit de son travail. Elles constatent en plus, non sans horreur, qu’il s’agit là d’une pratique assez courante chez les animaux. Un seul exemple : les fourmis conservent, entretiennent et protègent un troupeau de pucerons et en tirent le précieux miellat dont elles raffolent.
Sans entrer dans un débat fastidieux et sans issue sur les avantages et les inconvénients du capitalisme et du socialisme, il faut constater objectivement que la société actuelle ne comporte que trois classes : les riches, les cormorans et les indigents. Les statistiques qu’on nous présente régulièrement nous informent que les riches s’enrichissent un peu plus chaque jour, de sorte que le fossé continue à s’élargir entre ces derniers et les indigents, c’est-à -dire ceux qui, pour mille raisons, possèdent peu ou rien du tout. Heureusement, les cormorans sont là pour combler ce large fossé et venir à la rescousse de ce système qui, sans eux, s’effondrerait.
Les cormorans sont à la société ce que les pucerons sont aux fourmis : ils garantissent l’enrichissement continuel des riches et empêchent les démunis de mourir de faim ou d’autre chose. Le Forum économique mondial de Davos, en Suisse, nous apprend que, depuis 2015, les 1 % les plus prospères de ce monde détiennent plus de richesses que le reste des humains sur la planète.
Durant la campagne électorale américaine de 2015, le candidat démocrate Bernie Sanders renchérissait en précisant que le dixième de 1 % des milliardaires américains détenaient autant de richesses que 90 % de toute la population des États-Unis. Ce sont d’ailleurs ces mêmes milliardaires qui ont créé la théorie et qui entretiennent la légende que plus eux-mêmes deviennent riches, plus leur richesse percole ou filtre vers le bas et finit par atteindre les niveaux inférieurs de la société. Ce qui créerait éventuellement des emplois et permettrait à la population d’atteindre une certaine prospérité.
Sanders réfutait cette théorie et prétendait que, au contraire, les pauvres devenaient chaque jour plus pauvres, pendant que les riches devenaient chaque jour plus riches. Le résultat net était que le fardeau fiscal de la classe moyenne augmentait à tel point qu’elle menaçait de disparaître complètement. Un phénomène qui n’est pas unique aux États-Unis, mais qui reflète une situation de fait dans la majorité des pays les plus prospères, dont le Canada.
Au Québec, 42 % de la population ne paie aucun impôt, alors qu’en Ontario, on n’en paie aucun si l’on gagne moins de 41 000 $ par année. Si vous faites partie des 58 % qui paient de l’impôt au Québec ou si vous gagnez plus de 41 000 $ en Ontario, vous êtes un cormoran et vous avez un anneau autour du cou.
Bien sûr, on dira que, même ceux qui, officiellement, ne paient pas d’impôt paient, dans les faits et à leur insu, diverses taxes. Car en utilisant des vocables ambigus ou même mensongers, les gouvernements fédéral et provinciaux ont saupoudré sur les biens de consommation une quantité invérifiable de taxes dissimulées. Elles s’appliquent à l’alcool, l’essence, le tabac, les pneus, la vente immobilière, l’immatriculation des véhicules, les prélèvements sur l’héritage, etc. La liste s’allonge et on n’est jamais sûr qu’elle soit complète.
Même les chômeurs qui fument une cigarette et qui prennent un verre de bière paient des taxes prélevées sur les cormorans. Mieux encore, les gouvernements vont jusqu’à taxer les taxes exigées par un autre niveau de gouvernement ! Mais si l’on s’en tient aux taxes retenues directement sur le revenu, les cormorans font vivre plus d’un tiers, en fait presque la moitié de la population de votre province, quelle qu’elle soit. Cela comprend, entre bien d’autres, les chômeurs, les invalides, les Autochtones, les personnes âgées, les réfugiés, les persécutés, les sportifs, les prisonniers et même les politiciens.
Bien entendu, les gouvernements ont une conscience aiguë d’abuser honteusement des cormorans que nous sommes. Ils se font d’ailleurs élire en reconnaissant publiquement l’injustice faite à la classe moyenne et en promettant d’y remédier s’ils sont portés au pouvoir. Ce qui, bien sûr, n’arrivera pas. Sauf peut-être pour un allègement fiscal insignifiant et hautement symbolique (moyenne de 330 $ en 2016 !) qui servira surtout à démontrer qu’ils ont tenu parole. Ils continuent cependant de considérer la classe moyenne comme une sorte de croisement entre une vache à lait et une poule aux œufs d’or. Ce qui fait que les cormorans sont à bout de souffle et de ressources. Ils mènent une existence souvent précaire, parfois juste au-dessus de la faillite personnelle.
Le collier que vous portez au cou à titre de cormoran n’est pas fait de fibres végétales, comme chez les oiseaux de la rivière Li. Il se présente plutôt sous forme d’une déclaration de revenus que vous devez faire chaque année. Si vous ne la faites pas, l’Agence du revenu du Canada vous imposera une peine financière sévère qui grèvera encore davantage votre revenu.
Cette déclaration annuelle de revenus vous permet d’apprendre que vous payez en argent comptant (plutôt qu’en poisson ou en miellat) des taxes fédérales ou provinciales pendant les six premiers mois de chaque année, soit de janvier jusqu’en juin. Pendant les six derniers mois, vous pouvez travailler pour vous-même et conserver ce que vous gagnez. À condition que vous n’alliez pas au restaurant, que vous ne passiez pas la nuit dans un motel ou que vous n’achetiez pas de voiture. Dans de tels cas, vous paieriez des taxes supplémentaires !
Si vous connaissez un chômeur canadien qui, chaque matin durant l’hiver, déambule le boardwalk d’Atlantic City, si vous voyez quelqu’un pousser un fauteuil roulant près d’un hôpital, si vous regardez passer une ambulance avec gyrophares et sirène en marche, dites-vous bien que les fonds nécessaires à de telles activités proviennent en bonne partie de vos contributions fiscales. Comble de l’ironie, si un policier vous arrête pour une infraction au Code de la route, il sera insensible à votre statut de cormoran. N’allez donc pas lui offrir un poisson, ce qu’il pourrait interpréter comme un pot-de-vin. N’allez pas non plus lui rappeler que vous avez participé à l’achat de sa belle casquette et au carnet dont il se sert pour vous infliger la contravention.
Vous avez peut-être remarqué que, dans notre société contemporaine, les voleurs de poule ont pratiquement disparu de nos villes et même de nos campagnes. Est-ce faute de poules ou faute de voleurs de petite envergure ? Vous avez peut-être remarqué aussi que les voleurs de banque à la « Bonnie and Clyde » deviennent rares et sont même menacés d’extinction. Seul le vol à l’étalage est encore à la mode chez les petites gens. Tous ces criminels d’autrefois ont raté le virage technologique et n’ont pas su s’adapter aux circonstances changeantes de notre société.
De nos jours, les rôles sont inversés. Ce ne sont plus les petites gens qui volent les riches et les nantis, mais plutôt les grandes compagnies qui exploitent honteusement la population. Voici la cigarette qu’on nous disait inoffensive ! Voici l’amiante qui nous détruit les poumons ! Voici les raisins imprégnés de pesticides ! Voici les produits alimentaires contaminés à l’E. coli, à la salmonelle ou à la listeria ! Voici les néonicotinoïdes qui tuent les abeilles ! Voici les moteurs diesel qui ne respectent pas les normes établies ! Voici la pollution atmosphérique qui réduit notre espérance de vie ! Voici les mille entourloupettes électroniques qui vous volent sans douleur et sans même que vous le sachiez !
Bien plus, nos milliardaires et nos compagnies richissimes pratiquent l’évasion fiscale sur une grande échelle. Même les grandes entreprises respectables, même les saintes coopératives, même les sociétés d’État s’y adonnent avec frénésie. Sans le dire expressément, tout le monde tente de faire en sorte que les cormorans paient le plus de taxes possibles à l’État, prisonniers qu’ils sont de leur déclaration fiscale, de leur état social et de leur peu d’influence.
Ces milliardaires et compagnies richissimes ont même établi des concepts glissants et trompeurs afin de légitimer leurs investissements dans des paradis fiscaux. Pour brouiller les pistes, elles mêlent donc dans la même marmite des phénomènes comme la planification fiscale légitime, l’évitement fiscal et l’évasion fiscale. Mais le but ultime est toujours le même : ne pas payer d’impôt ou en payer le moins possible. Ou si l’on veut, transférer sur le dos des cormorans le fardeau financier le plus lourd possible.
Les gouvernements interviennent pour enrayer ces fraudes monumentales (estimées à 300 milliards de dollars canadiens en 2017) et mettre fin à cette hémorragie fiscale. Mais beaucoup sont d’avis que, contrairement à d’autres pays, le Canada le fait avec timidité et plutôt mollement. Veut-il ménager des intérêts obscurs ? Accommoder des personnages considérables ? Quoi qu’il en soit, il est tellement plus facile de taxer davantage des cormorans sans défense et sans voix, plutôt que de pourchasser les contrevenants jusqu’aux Îles Cayman, aux Maldives ou aux Seychelles !
La France combat l’évasion fiscale en imposant des amendes pouvant atteindre 3 000 000 d’euros et sept ans de prison. Les mesures prises par le Canada existent aussi, mais, selon plusieurs, sont empreintes de lenteur et d’inaction. Un seul exemple, l’Agence du revenu du Canada annonce qu’elle utilisera les plus récents outils d’enquête et la technologie de pointe, en plus de ses équipes d’enquête plus grandes, pour
•détecter un plus grand nombre de cas d’évasion fiscale et imposer les frais, amendes et pénalités appropriés ;
•renforcer la collaboration internationale pour combattre l’évasion fiscale ;
•mettre sur pied un comité consultatif indépendant sur l’évasion fiscale à l’étranger et la planification fiscale abusive ;
•commencer le travail d’estimation de l’écart fiscal, pour que les Canadiens et les parlementaires aient confiance dans le régime fiscal.
Vous reconnaissez là le langage alambiqué qu’utilise l’État quand il est dans l’embarras et qu’il veut calmer la population inquiète et irritée. Ce langage ne suffit cependant pas à stopper l’évasion fiscale, qui se continue de plus belle et, même, qui s’aggrave d’année en année. Une analyse de la Canadian Broadcasting Corporation révèle qu’en l’espace de quatre ans (2011 à 2014), le nombre de Canadiens qui gagnent plus de 100 000 $ par année et qui ne paient pas d’impôt a augmenté de 50 % ! Croyez-vous vraiment que, depuis 2014, la situation s’est améliorée ? Croyez-vous vraiment que la firme géante KPMG a cessé d’aider les riches à éviter le fisc ? Croyez-vous vraiment qu’Amazon et Netflix paient maintenant leur juste part d’impôt ?
Nous, les cormorans, aimerions être informés davantage, régulièrement et ouvertement sur les noms de ceux qui, tout comme Messi, les Rolling Stones et les Hells Angels, s’adonnent à l’évasion fiscale ; sur les sommes récupérées par l’État ; sur les peines infligées aux individus et aux sociétés pris en défaut ; sur les moyens concrets mis en place pour mettre fin à cette fraude. Et ce, sans devoir passer des heures à fouiller Internet dans l’espoir de trouver des réponses souvent inexistantes.
Par ailleurs, si vous êtes un cormoran méchant et vengeur ou que vous êtes un adepte de l’humour noir, téléphonez au Centre fiscal du Canada ou à toute autre institution fédérale de votre choix pour exprimer votre désaccord au sujet :
•de la dette canadienne (comprenant celles du gouvernement et des sociétés de la Couronne) qui, selon le ministre des Finances Bill Morneau, devrait atteindre 1,066 $ billion en 2018-2019;
•du déficit qui devrait atteindre ou même dépasser les 20 000 000 000 $ en 2017-2018 ;
•de l’intérêt annuel sur la dette de tous les gouvernements du Canada, qui était, selon l’Institut Fraser, de 60 800 000 000 $ en 2014-2015, ce qui absorbe environ 9 % de tous leurs revenus ;
•de l’accumulation de taxes non payées par les Canadiens, qui atteint 43 800 000 000 $ en 2017, selon Radio-Canada ;
•du fiasco de l’implantation (1995) et de l’abolition (2012) d’un registre national d’armes à feu à un coût qui, selon l’émission Zone libre, dépassait les 2 000 000 000 $ dès 2004 ;
•de la subvention estimée à 205 000 000 $ accordée à la Fondation Aga Khan Canada entre 2012 et 2017 ;
•de la somme de 215 000 $ qu’ont coûté les vacances du premier ministre Trudeau en 2016-2017, à l’île personnelle de son ami Aga Khan ;
•des 10 000 000 $ accordés furtivement en 2017 à Omar Khadr, que les tribunaux ont condamné pour terrorisme ;
•du système de paye Phénix dont le coût en 2018 est d’au moins 1 000 000 000 $ et va en augmentant ;
•des 750 000 000 $ versés en 1998 à la Grande-Bretagne pour quatre sous-marins d’occasion qui, depuis, sont en cale sèche 91 % du temps et dont les réparations ont coûté plus de 2 600 000 000 $, soit trois fois plus que l’achat initial !
Il est inutile de poursuivre cette nomenclature, qui se prolongerait indûment. De toute manière, votre vive opposition ne vous mènerait nulle part et ne serait qu’une nouvelle charge de cavalerie dans un marécage. Pourtant, une toute dernière remarque : si la performance des gouvernements est si déficiente dans les grandes choses, comment sera-t-elle dans les innombrables petites choses qui constituent leur pain quotidien ?
La plupart d’entre nous ne sont que de tout petits cormorans. Nous portons au cou u...