Chapitre 1
Des femmes, des hommes et un quartier
La réalisation d’entretiens avec des individus ayant demeuré dans le quartier Saint-Sauveur de Québec entre 1930 et 1980 fut au cœur de la démarche empruntée. Les principaux aspects de cette enquête orale ainsi que les stratégies de recherche complémentaires mises à profit sont présentés dans la première partie de ce chapitre. L’histoire de ce quartier de la basse-ville, relativement peu étudié contrairement à son voisin Saint-Roch, est par la suite esquissée au bénéfice des lecteurs peu familiers avec celui-ci.
Figure 1.1
Panorama de Saint-Sauveur, vers 1880. L. P. Vallée, Québec, BANQ-Québec, P1000, S4, D60, P17.
De voix et d’archives
L’étude a ciblé, rappelons-le, des individus caractérisés par une longue durée de résidence dans le quartier Saint-Sauveur entre 1930 et 1980. Nous avons également visé la constitution de deux cohortes afin de comparer, à une vingtaine d’années d’intervalle, les pratiques à divers âges de la vie, soit une première dont les membres étaient nés dans les années 1920 et une seconde, dans les années 1940. Conscient de la nécessité de recueillir les témoignages des citoyens les plus âgés avant qu’ils ne puissent plus partager leurs parcours, nous ne tenions pas à ce que ces cohortes soient à tout prix de tailles identiques. De plus, ayant connu l’ensemble de la période étudiée, il paraissait souhaitable que ces derniers soient majoritaires. Par ailleurs, des personnes des deux sexes et de différents statuts résidentiels (locataires, propriétaires, locataires devenant propriétaires, etc.) et socioéconomiques (de très modestes à modérément aisés) ont été recrutées. Considérant la place importante de la dimension paroissiale dans la culture urbaine en milieu populaire québécois, nous avons finalement vu à ce que les six paroisses du quartier Saint-Sauveur, par la somme des trajectoires résidentielles des participants, soient adéquatement représentées sur les plans spatial et temporel dans l’échantillon retenu.
Figure 1.2
Femmes sur la rue Franklin, 1930. AVQ, Collection Gilles Sanfaçon, N016528.
Diverses stratégies de recrutement ont été mises de l’avant par vagues, à intervalles réguliers, et selon une logique de multiplication de la visibilité. Plus de 40 personnes au total se sont montrées intéressées ou ont été pressenties, menant à la réalisation de 33 entretiens. Trente ont été retenus, dont cinq ne répondant pas au critère de la durée de résidence. L’intégration de ces participants au corpus fut motivée par la grande qualité de leur témoignage et, pour certains, leur expérience d’autres quartiers de Québec acquise en y résidant pendant une période de temps significative, expérience qui offrait une plus grande diversité de parcours et notamment un regard extérieur sur le quartier Saint-Sauveur.
Le corpus comprend donc 30 personnes. Les termes « membres du corpus », « participants » et « hommes et femmes rencontrés » utilisés dans cet ouvrage font référence à ce groupe de 30. Douze hommes et dix-huit femmes le composent. Le spectre des âges au moment de l’entretien allait d’un homme de 58 ans à une femme de 90 ans. Neuf participants étaient âgés de moins de 70 ans, dont trois de moins de 60 ans. Onze étaient septuagénaires, alors que neuf étaient octogénaires. Le corpus comporte, par ailleurs, deux cohortes numériquement significatives. La cohorte A compte dix-neuf participants (quatorze femmes et cinq hommes) nés entre 1917 et 1932. Onze participants (quatre femmes et sept hommes), nés entre 1935 et 1950, constituent la cohorte B. Vingt-trois membres du corpus se sont éventuellement mariés et ont habité par la suite dans le quartier Saint-Sauveur durant la période 1930-1980. Trois des sept autres participants se sont établis définitivement en dehors du quartier Saint-Sauveur avant ou au moment de leur mariage, tandis que quatre sont demeurés célibataires toute leur vie.
Les orientations poursuivies ont mené au choix de la méthode des entretiens semi-dirigés. La production de récits « de pratiques » servant à analyser l’« action en situation » a en effet été préférée à la production de récits de vie, où les gens sont parfois invités à se raconter en une seule consigne directrice. Les trois premières parties du guide d’entretien (annexe 1) donnaient accès à des informations sur l’origine, la scolarité et la famille du participant (origine des parents, nombre de frères et sœurs, etc.), son enfance (loisirs, amis, déménagements), ses expériences de travail de jeunesse ainsi que sur ses fréquentations, son mariage et ses propres enfants, s’il y avait lieu. Les deux autres parties du guide visaient à cerner les quatre facettes d’une culture urbaine retenues pour l’étude. Cinq champs de pratiques du quartier, au sein desquels des éléments précis ont été ciblés, ont permis de brosser un portrait fouillé de ces facettes, soit habiter, travailler, consommer, se divertir et s’entraider. Ces cinq champs ont été abordés dans l’ordre ou le désordre, selon le fil de la discussion, par des questions ouvertes, semi-ouvertes et fermées. Le rapport identitaire à l’espace vécu et les représentations du milieu de vie et des autres espaces urbains transcendant l’ensemble d’un discours, ils ont été abordés de façon transversale, à différents moments de la vie du participant et à travers chaque champ de pratiques au moment opportun dans l’entretien. Les aspects de cette cinquième partie du guide d’entretien non abordés au cours de la discussion l’étaient en fin d’entrevue.
Quatre personnes rencontrées ont demandé la confidentialité de l’entretien accordé, alléguant ne pas souhaiter être reconnues. Leur identification a été rendue impossible, tout comme celle des autres membres du corpus. Les citations et les références à des cas individuels ponctuant cet ouvrage sont ainsi accompagnées d’un nom fictif attribué à chacun d’entre eux. Le lecteur pourra, avec celui-ci, consulter l’annexe 2 afin de prendre connaissance de courtes biographies permettant de replacer les propos dans la trajectoire globale du participant.
L’articulation rigoureuse des sources orales avec de nombreuses sources écrites a permis de vérifier et d’approfondir les données nouvelles offertes par les entretiens. Les stratégies de recherche complémentaires ont été mises en œuvre en amont et en aval de l’enquête orale : en amont afin de disposer de données quantitatives propres à caractériser précisément la population du quartier Saint-Sauveur et de la ville de Québec durant la période étudiée et en aval afin d’examiner des pistes révélées par le contenu des entretiens.
Les données des recensements quinquennaux canadiens ont fourni des informations sociodémographiques et socioéconomiques diversifiées : nombre d’habitants, âge, sexe, état matrimonial, origine ethnique, langue, religion et données sur la scolarité, les ménages, la famille, le logement et l’emploi. Ces données sont ventilées par secteurs de recensement pour les années 1951 à 1981, secteurs correspondant aux territoires des paroisses. Par ailleurs, des recherches dans les fonds d’archives paroissiaux ont été effectuées au cours de l’enquête orale et de l’analyse des entretiens afin d’approfondir certaines questions, compléter des informations trop partielles ou remettre en contexte certains sujets abordés. Les cahiers de prônes (annonces faites par le curé à la population de sa paroisse) ainsi que les documents relatifs à la vie religieuse (messes, location de bancs, processions et autres événements) et aux activités des différents groupes, associations, mouvements et centres communautaires paroissiaux ont été notamment examinés. Les rapports des visites paroissiales effectuées par les curés et leurs vicaires au domicile de leurs ouailles (données statistiques diverses et commentaires sur la vie paroissiale) et les journaux paroissiaux ont également été mis à profit. Cette documentation a ouvert une fenêtre sur les points de vue des autorités religieuses quant à la vie dans le secteur placé sous leur responsabilité. Les données acquises par l’enquête orale, confrontées à celles provenant de ces sources, ont ainsi permis de déceler les écarts entre les objectifs et les perceptions des autorités religieuses et les désirs, les perceptions et les réalités de la population.
Les archives municipales de la Ville de Québec, en particulier les rôles d’évaluation qui s’y trouvent, ont donné la possibilité de confirmer la présence de divers commerces et services dans le quartier Saint-Sauveur. Les annuaires Marcotte ont été consultés dans le même but et également afin de vérifier des déclarations de participants relatives à la longue durée de résidence de certains voisins. Par ailleurs, les fruits de recherches précédentes sur d’importantes institutions du quartier comme le Patronage Laval et la Maison Notre-Dame-de-la-Providence, réalisées notamment dans les fonds d’archives des congrégations religieuses les ayant dirigées, ont été mis à profit, tout comme des monographies paroissiales et institutionnelles, réalisées souvent pour des anniversaires commémoratifs (10e, 25e, etc.). Ces dernières ont constitué des compléments d’information fort utiles. La lecture d’articles de journaux et de rapports publics clôt l’éventail des stratégies de recherche complémentaires.
Le quartier Saint-Sauveur
Le développement du quartier Saint-Sauveur s’amorce concrètement au XIXe siècle. Le blocus ...