CHAPITRE IV
La constitution dans les discours publics de T. W. Tone et de L.-J. Papineau
Introduction : les constitutions de 1782, en Irlande, et de 1791, au Bas-Canada
Tel que mentionné au chapitre précédent, la question constitutionnelle est étroitement liée à celle de la dépendance nationale ou coloniale. Elle se pose dans le même contexte général et elle se développe selon une évolution chronologique voisine de l’évolution de la question de l’indépendance. Les deux questions sont l’envers et l’endroit du même problème, soit celui d’un rapport politique inégal incarné dans une constitution et maintenu par cette constitution. Nous présenterons ici le problème particulier que posent les constitutions britanniques s’appliquant à l’Irlande et au Bas-Canada, respectivement.
Ce présent chapitre comporte trois sections. Il est d’abord question, successivement, des prises de position de Tone sur la question constitutionnelle, puis de celles de Papineau à propos du même thème. La dernière section compare leurs discours publics sur ce sujet.
Tone et Papineau peuvent être vus comme des partisans de réformes constitutionnelles. Le jeune Tone a commencé sa carrière de commentateur ou de publiciste politique, sept ou huit ans après la période de l’acquisition de ce que l’on a appelé en Irlande l’« indépendance législative » par rapport à l’Angleterre. Dès ses « Essays » devant le Dublin Political Club, il se montre critique à la fois de la glorification du pacte de 1782 et de l’action politique du Parlement irlandais depuis ce temps. Durant la période de 1790 à 1793, période où il fait paraître ses brochures pour le grand public, il se fait connaître en particulier comme défenseur de cette « indépendance législative », acquise en 1782 mais encore à parfaire, défenseur de la réforme électorale et de l’émancipation des catholiques. Mais l’homme n’est pas qu’un observateur de la scène politique, il a aussi été engagé dans l’action : il a fait partie du groupe fondateur et fut membre actif des United Irishmen, et il a été secrétaire du Catholic Committee. À compter de 1795, après son bref séjour aux États-Unis, il a œuvré auprès du Directoire pour obtenir l’appui de la France à la libération de l’Irlande. C’est au cours de la seconde tentative de débarquement français que Tone sera mis en état d’arrestation.
On se souvient que, pour sa part, Papineau est député depuis 1808 à la Chambre d’assemblée du Bas-Canada, « orateur » de la Chambre depuis 1815 et chef du « parti » canadien (puis du « parti » patriote). Il est le défenseur des prérogatives et des ambitions de l’Assemblée dans l’appareil politique. Sur le plan constitutionnel, le discours de Papineau passe de l’affirmation de la primauté du principe de la représentation, de la primauté des représentants élus au sein des institutions politiques, à l’attaque contre l’autre corps législatif, nommé d’autorité selon la constitution de 1791, puis à la promotion générale du principe électif et à l’idée de convention pour régler la question constitutionnelle.
Theobald Wolfe Tone et le problème constitutionnel irlandais
Marianne Elliott, à propos de l’indépendance obtenue en 1782 et faisant référence à la crise entourant la régence de l’Irlande en 1788-1789, écrit : « It was a classic example of how empty was the independence of the Irish Parliament under the 1782 constitution, when the executive could continue to operate in defiance of it. »
L’analyse de l’administration irlandaise
En 1791, dans son Argument on Behalf of Irish Catholics…, à propos du commerce, grand et petit, Tone explique que les intérêts mutuels entre le gouvernement et le peuple tels qu’ils existent en Angleterre sont inexistants en Irlande. Le poids de l’influence anglaise sur l’administration irlandaise « must immediately give way », précise-t-il. « Commons of Ireland, by their own laws, exclude themselves from a commerce with half the known world, in complaisance to a monopolizing English company. » Il déplore le fait que la représentation au Parlement irlandais ne permette pas de s’opposer adéquatement à ce type de situation.
À ce sujet, Tone salue l’entreprise des Volunteers qui, « in the year of 1782, had emancipated their country from a foreign yoke and given to their parliament the means of being independent ». Il profite de l’occasion pour souligner que les activités de ces derniers n’avaient été entravées ni par le Gunpowder Act (février 1793), lequel interdisait l’importation et la distribution d’armes et de munitions, ni par le Convention Act (juillet 1793) qui réprimait toute tentative de la part de quelque regroupement populaire que ce soit (Catholic Committee, United Irishmen ou autres) de remettre en question la représentativité du Parlement irlandais ou de réclamer des modifications constitutionnelles qui permettraient de revoir sa composition. Ce dernier acte a été adopté pour contrecarrer les plans des United Irishmen. Tone rappelle cependant que la reconnaissance de l’autonomie législative de l’Irlande dans la constitution de 1782 était quasi inutile, parce qu’elle était inopérante, sans une réforme du Parlement de Dublin :
England had [...] to renounce her usurped right of binding them [Volunteers] by the act of her legislature ; [...] but she had an easier and more plausible method to effectuate her purpose. An English Secretary had the command of the Irish treasury to purchase Irish liberty and Irish commerce from an Irish parliament.
Ironique, il terminera son analyse en écrivant : « The trade of parliament was that, of all others, which experienced the most immediate and rapid improvement from the revolution of 1782. »
Tone publie sa première brochure, A Review of the Conduct of Administration during the Last Session of Parliament, pour le compte du Northern Whig Club, en 1790. C’est une analyse de l’activité et des conditions d’existence du pouvoir politique en Irlande. Il fait alors une relation étroite entre la nature de l’administration irlandaise et la façon dont se déroulaient les activités parlementaires. En comparant le poids de la Couronne et de sa garde rapprochée (Conseil privé) en Angleterre, dans l’élaboration des lois et l’exercice du pouvoir parlementaire, avec celui du lord lieutenant britannique et de son entourage en Irlande, Tone offre à ses concitoyens une image claire de ce qu’il qualifie être un système politique corrompu. Il expose l’incongruité d’avoir un lord lieutenant qui possède, en plus de l’impunité des personnages royaux, le loisir de disposer de la totalité des revenus du territoire. « Here, the revenues are unappropriated . » Pour le paiement des pensions, des salaires ou de toute autre somme particulière, une lettre du roi est contresignée par trois lords anglais, le lord lieutenant et le secrétaire. « Not one Irishman concerned in the transaction [...] The people may complain, but how can they punish ? »
Plus encore que les coûts exorbitants liés aux pensions et autres salaires ou dépenses, Tone déplore en premier lieu « the unconstitutional influence thus thrown into the hands of the minister ». Il dénonce le fait qu’en Irlande 104 des 144 parlementaires de la Chambre des communes « were placemen and pensioners ». Dans ces conditions, il est impossible pour l’opposition de jouer son rôle. Il ajoute qu’il faut imiter « the example of England, [...], where the influence of the Crown is much weaker than with us, and where there is, out of doors, a jealous vigilance, a fund of knowledge, and a spirit of resistance not yet to be found in Ireland ».
Soucieux d’éclairer les esprits, Tone pose alors la question : « What is a strong government ? » Il répond : « The only strength of government is the confidence of the people, a confidence not lightly bestowed, nor lightly withdrawn. » Un bon gouvernement « is not physically strong, but rests in opinion ». ...