Mon enfant, ma vie,
Depuis longtemps déjà je souhaite t’écrire. Je ressens le besoin de compenser les bandes dessinées que je n’ai pas faites, mais que tu aurais adorées. Je me crois incapable d’en faire, sans doute à cause d’un tempérament un peu grave, un peu montagnard. Je ne savais répondre à tes questions quand tu étais encore très jeune : « Qui a gagné la guerre ? Les Gaulois ou les Romains ? Les Chinois ou les Japonais ? » Pour réaliser un album amusant, il faut souvent des réponses simples et claires, que je n’ai pas. En fait, personne dans l’histoire n’a jamais gagné de guerre. Tous y perdent quelque chose. Combien chacun perd-il ? Eh bien, la perte est une chose difficile à mesurer. Nous savons que Han Xin, le génie militaire du premier empereur de la dynastie Han, qui succéda à la dynastie Qing, a remporté la victoire contre la célèbre armée de Xiang Yu, et qu’il a fini par succomber lui-même, peu de temps après, à la cour, sous les coups des servantes de la reine. En toutes choses les opinions nettes dont un enfant a besoin me font défaut. Trop de détails, de doutes et de contradictions se présentent en même temps dans ma tête. Cela pèse sur une maman. C’est la fin de l’enfance.
Je voudrais t’écrire, au moment où tu sors de ton enfance et t’approches du monde adulte, à propos de cette relativité, de cette incertitude et de l’importance de comprendre qu’une situation et un événement peuvent être vus dans une multitude de perspectives possibles, selon l’angle où l’on se situe, que les vérités absolues n’existent pas, que le monde n’est jamais noir ou blanc, qu’il faudrait non seulement respecter et accepter la différence, mais encore savoir que toute différence d’opinion ou de comportement est née, non pas de raisons biophysiques, mais de ce que j’appelle des « angles différents », de notre position au moment où l’on pose le regard sur quelque chose ou entame une action. La « différence culturelle » est un terme politiquement correct qui est, dans la plupart des cas, utilisé comme synonyme de « différence raciale ». Personne n’en a clairement précisé le contenu, il reste dangereusement vague et ambigu.
Ayant vécu de très longues années en Chine puis au Canada, je trouve que ces deux cultures sont beaucoup moins différentes qu’on ne le croit. La différence culturelle est selon moi une différence temporelle. Maintenant que la Chine entre dans l’ère de la commercialisation après avoir presque sauté celle de l’industrialisation, il n’y a plus beaucoup de différences, à mes yeux, entre ces deux pays. Par exemple, des deux côtés de l’océan, le taux de natalité chute à la même vitesse depuis des décennies, depuis le baby-boom des années cinquante. Le vieillissement de la population est VISIBLE dans une ville comme Shanghai. La politique de l’enfant unique a déjà été revisée : les couples formés
de deux enfants uniques ont maintenant le droit de donner naissance à deux bébés. Or beaucoup d’« enfants uniques », qui ont maintenant environ trente ans, n’ont pas le désir de se reproduire. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’une nouvelle politique démographique ne voie le jour, afin d’encourager le taux de naissance.
Mais dans ton école, parmi tes camarades, il n’y a pas ce souci de discrétion ou de camouflage. On dit simplement : « Ces Chinois, ils sont tous comme ça. » On appelle presque tous les Asiatiques, des « Chinois ». Et tu reviens à la maison me dire la même chose. Quand c’est toi qui le dis, ce n’est pas aussi facile que pour tes camarades « blancs bronzés » qui rigolent des gens d’autres races et qui, de ce fait, s’accordent une supériorité et une force qu’ils n’ont pas réellement, le mépris des autres faisant partie de leur crise d’adolescence, reflétant les idées reçues de leur entourage. Je sens qu’il y a une complication douloureuse dans ton jeune cœur. Cette douleur en toi vient de ton amour pour ta mère, de ta honte et de ton regret parfois d’être né tel que tu es. Je comprends tout cela, et je souffre de ta souffrance.
Il est nécessaire que je t’écrive très longuement, parce que la situation est très complexe. De simples échanges quotidiens ne suffisent pas. Connaissant un peu l’histoire de l’Europe, l’histoire des deux guerres mondiales, l’histoire de l’Amérique, l’histoire des dynasties chinoises, toi aussi tu te rends compte que les civilisations, tout comme les langues, ne sont pas faites pour durer éternellement. Le changement est une loi absolue dans un monde sans absolu. Comme le dit un proverbe chinois : « Trente ans rive est, trente ans rive ouest. » Tout orgueil, mépris (y compris le mépris de soi) et préjugé provient d’une vision presque animale, sans perspective historique ni compréhension circonstancielle, fondée sur une croyance inébranlable (la croyance à la permanence). Après avoir vu, toi aussi, de tes propres yeux, la quantité d’eau et d’électricité consommée par les foyers à Shanghai, le pourcentage de la population possédant une voiture – la plupart du temps, de marque étrangère –, le prix des tickets de bus et de la taxe automobile, par comparaison à ce qui se passe en Amérique depuis presque un siècle déjà, tu trouveras le phénomène ahurissant, conscient que le pouvoir d’achat de la classe moyenne à Shanghai égale déjà celui des Américains. Cette Amérique qui se proclame haut et fort protectrice d’abord des droits de l’homme, tout en tuant un nombre incalculable de personnes pour le pétrole, protectrice ensuite de l’environnement, tout en utilisant la voiture comme un second habitat, comme une extension du corps. Ici, deux voitures par famille est la norme. Cela coûte plus cher de se déplacer en bus. Tu sais qu’il faut toujours comparer les pommes avec des pommes, que par prudence intellectuelle, on ne peut pas critiquer un système sans en étudier les raisons historiques ni juger un peuple sans considérer son chemin, ses détours, ses moyens et ses fardeaux, son éducation et ses habitudes, son déclin et les efforts qu’il fait pour ne pas mourir.
Je ne suis pas en mesure de t’empêcher de placer tes illusions dans un quelconque système ni d’avoir honte d’une collectivité à laquelle tu n’as pas à appartenir, dont l’histoire n’est pas ta responsabilité. Je peux seulement te confier comment j’essaie de trouver une sérénité dans une vie où l’on fait de ma naissance quelque chose de prédominant, où chacune de mes actions est interprétée sous l’angle de la « culture », voire de la « race », où mes livres sont souvent interprétés comme essentiellement « chinois », où l’on nie mon individualité.
Voici ce qui se passe : j’ai décidé que je ne peux plus m’en tenir à quoi que ce soit de local, que je bois l’eau de toutes les mers, que je respire l’air de l’univers, que je reçois l’enseignement des maîtres de tous les temps sans être disciple d’aucun. Mais cela semble un peu ennuyeux et risque de me faire paraître comme un étrange produit ou comme une pauvre victime de l’horrible mondialisation. D’ailleurs, je n’ai jamais compris comment la mondialisation a pu devenir un sujet si à la mode, un phénomène attaqué par tous. Ce qu’aujourd’hui on qualifie de « mondialisation » est aussi vieux que le monde.
Je t’en donne un exemple.
Tu sais que je lis le Yi Jing en français. Comment cela se fait-il que pour accéder au livre le plus ancien de la Chine, je doive, moi, passer maintenant par des traductions occidentales ? Aurais-je été mal formée dans mon pays natal ou n’aurais-je pas fait assez de devoirs dans ma jeunesse pour connaître la culture dans laquelle je suis née ? Les guerres et les révolutions auraient-elles vraiment le pouvoir de tuer ce qu’on voudrait croire immortel, la langue et la civilisation ? Un siècle après le mouvement du 4 mai, les Chinois auraient-ils encore besoin du secours du monde extérieur pour éviter le naufrage, pour répondre à cette urgence de renouvellement encore une fois ressentie à cette époque dite de l’ouverture et de la réforme ? Ces questions susciteraient des débats passionnés dans certains milieux en Chine, où parfois l’altérité paraît une menace, où le mot identité n’est pas encore démodé, n’a pas encore été discrètement remplacé par le mot mémoire. Ma réponse est simple : le Yi Jing primitif n’existe plus. La plus vieille version dont nous disposons aujourd’hui est une traduction de Kongzi (Confucius) et de Laozi (Lao-tseu), en une langue chinoise difficilement accessible aux Chinois de ma génération sans une formation spécialisée, tout comme, en Occident, peu de jeunes de ton âge connaissent le latin et veulent l’apprendre. Certes, on trouve de nombreux écrits sur ce mystérieux livre, au fil des siècles ; les traducteurs et les commentateurs anciens et modernes ne manquent pas, mais ils sont souvent portés par des intérêts politiques, moraux ou divinatoires, par un souci de vulgarisation. Ils veulent que le livre serve leurs fins, et entre leurs mains celui-ci perd de sa beauté originale : il en émane, sous l’effet du temps, une odeur de pourriture qui fait fuir la jeunesse d’aujourd’hui. La version de Richard Wilhelm, en revanche, a notamment la qualité d’être l’une des plus désintéressées et justes, car le traducteur, une fois sa traduction en allemand terminée, l’a retraduite en chinois pour en vérifier le contenu avec son enseignant. Celui (ou celle) qui traduit le Yi Jing ne peut jamais être seulement traducteur. Écrite dans une langue primitive où un mot désigne mille choses, la « traduction » de Kongzi nécessite un travail d’interprétation et de clarification considérable. Une double traduction par la même personne inspire donc confiance.
Ce parcours, ce détour même, que Wilhelm a entrepris pour transmettre tant bien que mal le contenu du Yi Jing – un texte qui lui semblait, pour reprendre ses propres mots, « à la fois étrange et familier » – est aussi le mien, puisque je tente, moi aussi, de m’approcher du Yi Jing (qui me paraît également « à la fois étrange et familier », même si ce n’est pas exactement comme l’entend Wilhelm) par le biais d’un esprit occidental. Du reste, ce parcours est en soi une excellente représentation de la philosophie du Yi Jing : celle de la transformation.
Le Yi Jing se préoccupe non pas de la recherche des choses dans leur essence, telles que définies par leurs limites corporelles, mais de leurs mouvements et des rapports qu’elles entretiennent, malgré elles, au fil de leur transformation. Le caractère Yi veut dire « changement, échange, mutation, transformation ». Le sort du Yi Jing, qui témoigne de la façon dont nos anciens concevaient l’univers et l’existence, nous montre déjà jusqu’à quel point une mémoire, aussi fondamentale puisse-t-elle être, malgré sa fixation par écrit et avec comme véhicule la langue elle-même, nous est difficile à conserver intégralement, à déchiffrer et à saisir dans son sens original, en dépit de nos désirs et de nos efforts pour l’éterniser dans le temps.
L’un des esprits occidentaux les plus proches du Yi Jing s’exprime à mes yeux chez Paul Valéry. Il a avoué dans ses Cahiers que ce dont il a le plus peur est de se faire définir. La mémoire, selon lui, est « d’essence corporelle », liée à la forme, sous condition de la « répétabilité ». Or, poursuit-il, toujours dans ses Cahiers, « l’esprit abhorre la répétition, et tant qu’on se répète, il n’y a pas esprit ».
Le livre le plus ancien de Chine, tout comme ce pays même, connaît sa renaissance, redevient moderne seulement lorsqu’il flotte sur les vagues de l’époque moderne et reçoit de ses lecteurs le souffle du temps. Les cultures, éphémères par définition, renaissent au croisement d’autres cultures. Car le nous n’existe pas s’il n’y a pas de vous. L’individualité est une illusion si l’autre ne vient pas la nourrir, la remplacer ou la recréer. La vie s’arrête quand il n’y a plus d’interaction entre le yin et le yang. Rien en ce monde n’est définitif. Tout est passage. Tout meurt et tout renaît, parce que tout change. Voilà la seule loi permanente de l’être et du devenir qu’enseigne le Yi Jing.
Rainer Maria Rilke, en commentant une peinture de Léonard de Vinci, a décrit sous un autre angle la dynamique entre le soi et l’autre : « On sait comme on voit mal les choses parmi lesquelles on vit, et il faut souvent attendre que quelqu’un arrive de loin pour nous dire ce qui nous entoure. Et l’on dut ainsi repousser aussi loin de soi les choses, afin d’être plus tard capable de s’en approcher d’une façon plus équitable et plus calme, avec moins de familiarité et à distance respectueuse. Car on ne commença à comprendre la nature qu’au moment où l’on ne la comprit plus, qu’on sentit qu’elle était l’Autre. » Pour mieux contempler le paysage, il faut que le soi se détache et devienne l’autre.
Ce qui rapproche Rilke du Yi Jing est cette mise à distance entre le soi et l’autre qui permet de les considérer non pas comme une matière utilisable, mais comme des images sans signification pratique. C’est cette reconnaissance d’une grande réalité qui dépasse la forme que les taoïstes, héritiers du Yi Jing, appellent « la voie ». Selon le Yi Jing, « [l]es transformations n’ont ni conscience ni action, elles sont paisibles et ne se meuvent pas. Mais si on les excite, elles pénètrent toutes les situations sous le ciel ».
Non seulement nous devons sans cesse traduire, interpréter et réinventer notre vieille mémoire collective, mais nous ne sommes pas plus certains de notre mémoire personnelle et récente. Nous doutons de la capacité de notre cerveau de conserver une réalité sans l’altérer, sans que la moisissure du temps pousse sur le corps de cette réalité ni que celle-ci prenne une teinte artificielle à force de baigner dans un liquide antiseptique ou sirupeux.
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