chapitre 8
Le sud
Le bon voyageur n’a pas d’itinéraire et n’a pas l’intention d’arriver.
Lao-tseu, ve siècle av. J.-C.
La porte se dresse devant nous dans la pénombre. Sue, jeune journaliste de terrain cantonaise, a fait ce que je lui ai demandé. Elle nous a conduits dans le labyrinthe du ventre de la ville jusqu’à l’entrée d’un bordel.
Un escalier lugubre nous attend. Le bâtiment est un bloc de béton de quatre étages. Sa façade est plus étroite que celle des autres édifices. Son enseigne se compose de quelques caractères en noir sur un panneau éclairé de rouge. Les lumières rouges sont chose commune en Chine et ne sont pas nécessairement signe de débauche. C’est la seule enseigne dans cette ruelle, et il y est indiqué ceci : Massage.
Les salons de massage et les bordels abondent en Chine : omniprésents mais discrets. Le pays a été le théâtre de mouvements migratoires massifs et les gens disposent depuis peu de revenus qu’ils peuvent dépenser comme bon leur semble. Entassés les uns sur les autres et dotés d’un grand sens pratique, ils n’entendent pas rester sur leur appétit. Comme il y a des lieux où manger, boire et rigoler, il y a aussi des lieux pour aimer. Ou prendre du plaisir, si on préfère. Avec tous ces gens éloignés de leurs foyers, les relations sexuelles et le contact humain – ainsi que l’assouvissement des passions – acquièrent une valeur marchande.
Nous sommes à Guangzhou, au cœur du quartier le plus densément peuplé que j’aie vu de ma vie. Un labyrinthe massif et tentaculaire tout en immeubles de béton. Pas tout à fait des gratte-ciel, six ou sept étages maximum, mais ils sont si rapprochés qu’il ne subsiste entre eux que des passages très exigus.
Les grandes casbahs du vieux Maroc sont denses, percées de passages équivoques, et on peut y découvrir des choses merveilleuses. La vieille Jérusalem est un fouillis inextricable. Les bidonvilles de l’Inde, d’Afrique et d’Amérique du Sud sont à couper le souffle. Il y a même des quartiers emmurés en Europe qui donnent l’impression de la densité humaine, mais sans la saleté des jours anciens. La densité urbaine est différente dans des secteurs comme celui-ci, qui ont poussé à la verticale sur très peu de terrain. L’acier et le béton compartimentent la vie humaine comme rien d’autre. Les services publics – les aqueducs, les égouts, l’électricité –, si rudimentaires soient-ils, confèrent une certaine harmonie à la vie dans la colonie. Il y a nécessairement des gens qui veillent au grain ici. Ils profitent de l’activité ambiante. Mais ils seront les premiers blâmés si la catastrophe frappe et si les gens se retrouvent plongés dans les déjections ou la maladie.
On se croirait tout de même dans un bidonville qui aurait été peuplé soudainement par des hordes de gens contraintes à la promiscuité à cause de la rareté de la terre. Il bout ici une énergie indiscutable, comme si le meilleur et le pire pouvaient se produire à tout moment. Chinatown, baby.
Guangzhou, qu’on appelait autrefois Canton, est situé sur les rives de la rivière des Perles. Pendant des siècles, la côte méridionale de la Chine a été témoin de vastes migrations humaines. Avec ses îles, ses baies et ses estuaires protégés qui ouvrent sur les courants accueillants des mers chaudes, la côte a été longtemps un goulet au travers duquel les gens et les marchandises entraient en Chine et en sortaient. À la fin du xviiie siècle, Canton était devenu l’épicentre d’un vaste réseau commercial relié à l’Asie du Sud-Est et au-delà. Grâce à ces réseaux, la langue de Canton, sa culture et sa cuisine en sont venues à façonner l’idée que le monde se faisait de la Chine. Canton était aussi devenu le grand réservoir de main-d’œuvre chinoise. Des masses humaines venaient s’entasser ici en préparation d’un long voyage en mer vers des contrées lointaines où, ouvriers, ils poseraient les rails des chemins de fer ou construiraient les monuments. De ce commerce humain sont nés les Chinatowns du monde, les quartiers chinois. Aujourd’hui davantage archétypes que réalité, ces quartiers dégagent une effervescence exotique, des parfums étranges, et suscitent des impressions d’émerveillement et de malaise.
Je suis de retour ce soir à Chinatown. L’archétype reprend vie dès que nous nous aventurons dans ce labyrinthe pour trouver ce bordel. Trafic humain, chose bien réelle.
Sue m’explique que le quartier est relativement neuf. Mais sous les pas incessants des campagnards qui débarquent en ville, les rues sont tellement usées que l’impression du neuf a complètement disparu. Les murs de béton des bâtiments sont crasseux mais le quartier est bien tenu tout de même. Les ordures ont été enlevées, les devantures des magasins nettoyées, les rues balayées. Mais que Dieu nous garde d’un tremblement de terre ! Ici, l’activité humaine est comprimée et ininterrompue. C’est déjà la nuit et les artères du quartier ne sont que bruit et lumière. L’air est chaud et odorant.
De temps à autre, les passants se surprennent de voir un homme blanc accompagné de deux jeunes femmes dans ce quartier, et cela se comprend. Les étrangers pénètrent parfois dans le quartier durant le jour, et il n’est pas inimaginable qu’un Blanc y soit vu le soir. Mais n’est-il pas normalement guidé par quelqu’un du coin ? N’est-il pas là justement pour quelque raison un peu louche ?
Mais je suis ici avec Viv, qui est du nord, et Sue. Celle-ci est petite et a le teint foncé ; elle a les cheveux coupés court et hérissés comme ceux d’un garçon. Ses vêtements sont modernes et amples. Elle a un visage lunaire et laisse deviner une humeur égale et joyeuse. Ses gestes sont rapides, décidés, et il y a dans son pas une confiance et une volonté qui disent : « Je suis d’ici, moi. » Viv m’a signalé plus tôt que Sue est originaire d’un coin sur la côte célèbre pour ses gangsters. Elle n’est donc pas du quartier, mais on l’y sent comme chez elle.
Sue fraie le chemin dans le quartier et nous permet de nous y retrouver un peu, mais juste un peu. Avec ses manières délicates, Viv n’est manifestement pas d’ici. À part moi, n’est-il pas évident que nous sommes ici en observateurs et non pour faire la fête ? Il faut se méfier de ces étrangers qui regardent sans participer ou de ceux qui ne font que passer sans rien laisser, rien sacrifier. Je nous presse d’accélérer le pas, comme si nous avions un rendez-vous, comme si nous étions ici pour agir et acheter.
Nous comptons monter l’escalier et entrer dans l’établissement, et Sue ira parler au patron ; avec un peu de chance, ce sera une patronne. Nous avons de l’argent et nous voulons rencontrer une masseuse. Une fois entre nous, nous lui poserons des questions.
Le Chinatown est une histoire de chair : il est né de l’usine à corps humains que la Chine a été pendant des siècles. Les hausses soudaines de la démographie ont provoqué des surpopulations sporadiques et des migrations massives. Ces mouvements font partie de la l’histoire de la Chine, et de cette région en particulier, depuis plus de deux millénaires. Mais il a fallu l’époque des découvertes et du commerce maritime, ainsi que l’apparition de ports opulents le long de la côte méridionale, pour faire de la migration chinoise un phénomène mondial.
La main-d’œuvre chinoise fut un élément primordial dans l’expansion du commerce maritime. Pour les nouvelles économies industrialisées, la main-d’œuvre asservie ou conscrite se faisait de plus en plus rare au xixe siècle. Les bâtisseurs d’empires avaient besoin de nouveaux bras. On pouvait rapidement, et à bon prix, mobiliser des effectifs chinois pour des chantiers géants comme la construction des chemins de fer ou le creusement des canaux. Contrairement aux esclaves, on pouvait acquérir des coolies chinois sans trop user de violence, et l’obligation de les nourrir et de les loger était éphémère. Les bâtisseurs pouvaient acheter la main-d’œuvre en gros pour les besoins d’un contrat précis. En plus, cette main-d’œuvre débarquait le plus souvent avec sa propre structure de soutien, faite de contremaîtres, de payeurs et de cuisiniers, une véritable solution clé en main pour les entrepreneurs occidentaux.
Tout comme il fallait nourrir et entretenir cette main-d’œuvre, il importait aussi à l’occasion de voir aux autres besoins de tous ces humains déplacés. Ainsi, autour du cadre de cuisiniers et de blanchisseurs émergèrent d’autres spécialistes nouveau genre, notamment les agents portuaires et les fournisseurs de produits médicinaux et de gratification sexuelle. Ces éléments se sont combinés pour former tous les Chinatowns du monde, des quartiers étendus de San Francisco et de Vancouver jusqu’aux ruelles des bourgades frontalières.
J’imagine que, de toutes les choses qui faisaient qu’un Chinatown pouvait prendre un aspect étrange et différent aux yeux d’un étranger, l’écart entre le puritanisme croissant des Occidentaux et la fonctionnalité chinoise était une des plus frappantes. Chez les riches et les puissants, la polygamie était chose courante, voire admirée, dans la Chine du xixe siècle. Le corps de la femme était en règle générale un bien marchandable. Il était normal d’accorder ses faveurs sexuelles pour de l’argent ou une certaine protection. Si un tel commerce procurait à sa praticienne et à sa famille un avantage à long terme, il devenait même honorable. Les pères vendaient ainsi leurs filles : ce n’était pas de la prostitution au sens strict du terme, mais il était entendu que le corps de la fille devait servir au plaisir et à la procréation et que l’usage de ce corps serait rétribué.
Planté comme je le suis devant l’escalier, mon propre sens moral me paralyse tout à coup. Je suis soudainement mal à l’aise de songer à toute cette sexualité ou du moins attristé à la perspective de discuter intimement avec une jeune femme de sa vie sexuelle. Je frissonne à l’idée que cette âme assiégée sera soumise à un interrogatoire dans son lieu de travail, et j’en conclus que nous faisons totalement fausse route.
J’imagine cette jeune femme timide ayant à s’expliquer, assise sur un lit, comme si elle avouait son comportement discutable à ses parents. C’est trop froid, c’est trop dur. Je ne peux pas croire que ce sont des événements heureux qui l’ont conduite là où elle est.
Un bordel n’a rien de très intime non plus. Ses jeunes collègues arpentent les couloirs et ses employeurs sont à l’avant comme à l’arrière, tous sûrement au courant de ses confessions. Sans parler de la clientèle. Ces filles doivent savoir bien des choses qui ne se répètent pas. Nous avons eu tort de demander à interviewer une prostituée sur son lieu de travail. J’ai honte maintenant, et je veux m’en aller.
Je dis à mes compagnes :
— On annule tout.
— Quoi ? me demande Viv en se grattant la tête. On n’entre plus ?
— Notre idée ne vaut rien.
— Eh bien, montons au moins, et voyon...