L'An 501
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L'An 501

La conquête continue

Noam Chomsky, Christian Labarre

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L'An 501

La conquête continue

Noam Chomsky, Christian Labarre

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L'An 501 tente de jeter un regard clairvoyant sur les 500 ans de la conquête européenne du monde, depuis l'arrivée de Christophe Colomb en Amérique le 12octobre 1492. Dans cet ouvrage publié initialement en 1993, Chomsky expose les mécanismes et principes au fondement de cet envahissement et ce que celui-ci laisse entrevoir pour l'avenir. Car en l'an501, alors que les États-Unis d'Amérique ont pris le relais de l'hégémonie mondiale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en développant le plus puissant et implacable empire que le monde ait connu, force est de constater que la conquête continue.

Vingt-cinq ans après sa parution, L'an 501 demeure un incontournable pour comprendre les dynamiques géopolitiques actuelles et pour s'initier à la pensée politique de Noam Chomsky. Dans un style tout imprégné d'une âpre ironie qui n'est pas sans rappeler Voltaire, le célèbre linguistique et intellectuel analyse la situation en Haïti, en Amérique latine, à Cuba, en Indonésie et ailleurs, tout en décrivant la constitution d'un tiers-monde au coeur même des États-Unis. Chomsky dresse des parallèles entre les génocides de l'époque coloniale et l'exploitation et les meurtres associés à l'impérialismecontemporain.

Véritable cours d'histoire des cinq derniers siècles dont le propos est encore criant d'actualité, cette nouvelle édition est bonifiée d'une préface inédite de l'auteur dans laquelle il rappelle que la conquête sepoursuit toujours.

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Información

Editorial
Écosociété
Año
2016
ISBN
9782897192686
PREMIÈRE PARTIE

Du vin dans de nouvelles bouteilles

CHAPITRE PREMIER

«La grande œuvre d’assujettissement et de conquête»

L’ANNÉE 1992 pose aux classes privilégiées des grandes puissances mondiales un défi moral et culturel capital. Ce défi est amplifié par le fait qu’à l’intérieur même de ces sociétés, notamment dans la première colonie à s’être affranchie de l’autorité d’un empire européen, les luttes populaires, au cours des siècles, ont permis d’atteindre un niveau élevé de liberté, ouvrant par là de vastes possibilités de pensée indépendante et d’action engagée. La façon dont ce défi sera relevé au cours des années à venir aura des conséquences décisives.
La date du 11 octobre 1992 marque la fin de la cinq centième année de l’ancien ordre mondial, que l’on appelle parfois ère colombienne de l’Histoire mondiale ou ère de Vasco de Gama – d’après ceux qui arrivèrent les premiers parmi les aventuriers assoiffés de pillage – ou encore «Le Reich de 500 ans», pour reprendre le titre d’un ouvrage commémoratif qui compare aux méthodes et à l’idéologie nazies celles des envahisseurs européens qui assujettirent la plus grande partie du monde1. Le thème principal de cet ancien ordre mondial était la confrontation, à l’échelon planétaire, entre les conquérants et les peuples conquis. Cette confrontation a pris des formes diverses et a reçu différents noms: impérialisme, néo-colonialisme, conflit Nord-Sud, centre contre périphérie, G7 (groupe des sept pays les plus industrialisés) et leurs satellites contre le reste du monde. Ou, plus simplement, la conquête du monde par l’Europe.
Dans le terme «Europe», nous incluons les colonies de peuplement européen, dont l’une mène à présent la croisade; conformément aux conventions sud-africaines, les Japonais sont considérés comme «Blancs honoraires», puisqu’ils sont suffisamment riches pour être admis (ou presque). Le Japon fut l’une des rares parties périphériques à échapper à la conquête et, ce qui n’est peut-être pas une coïncidence, à rejoindre le centre avec, dans son sillage, quelques-unes de ses anciennes colonies. Il y a peut-être plus qu’une simple coïncidence dans la corrélation entre indépendance et développement, comme le laisse aussi supposer un regard sur l’Europe occidentale: les parties colonisées ont suivi un parcours fort semblable à celui du tiers-monde. Un exemple remarquable est l’Irlande, conquise par la violence et empêchée par la suite de se développer au moyen des doctrines de la «liberté du commerce» appliquées de façon sélective pour assurer la subordination du Sud. Ces doctrines s’appellent aujourd’hui «ajustement structurel», «néolibéralisme» ou encore «nos nobles idéaux» (qui, bien sûr, ne s’appliquent pas à nous2).
«La découverte de l’Amérique et celle d’un passage aux Indes orientales par le cap de Bonne-Espérance sont les deux événements les plus remarquables et les plus importants dont fassent mention les annales du genre humain», écrivait Adam Smith en 1776. «Aucune sagesse humaine ne peut prévoir quels bienfaits ou quelles infortunes ces deux grands événements préparent aux hommes dans la suite des temps.» Mais un observateur honnête pouvait voir ce qui s’était passé. «[L]a découverte de l’Amérique […] a produit un [changement] de la plus grande importance […] dans l’état de l’Europe», écrivait Smith, «ouvrant […] un nouveau marché presque inépuisable» qui suscita une augmentation importante de la «puissance productive» du travail ainsi que de la «richesse et [du] revenu réel». Théoriquement, la «nouvelle classe d’échanges […] aurait dû être pour le nouveau continent une source de biens aussi féconde que pour l’ancien». Cela n’allait toutefois pas être le cas.
«[L]a barbarie et l’injustice des Européens firent d’un événement, qui eût dû être avantageux aux deux mondes, une époque de destruction et de calamité pour plusieurs de ces malheureuses contrées», poursuivait Smith, qui se révéla ainsi être l’un des premiers à commettre le crime de «rectitude politique», pour emprunter une tournure chère à l’intelligentsia contemporaine. Pour «les naturels des Indes orientales et occidentales, poursuivait-il, les avantages commerciaux qui peuvent avoir été le fruit de ces découvertes ont été perdus et noyés dans un océan de calamités qu’elles ont entraînées après elles.» Grâce à la «supériorité de forces» dont ils disposaient, les Européens «se virent en état de commettre impunément toutes sortes d’injustices dans ces contrées reculées».
Smith passe sous silence les autochtones d’Amérique du Nord: «Il n’y avait en Amérique que deux nations [celles du Pérou et du Mexique] qui fussent, à quelques égards, supérieures aux sauvages, et elles furent détruites presque aussitôt que découvertes. Le reste était tout à fait sauvage» – une idée qui faisait l’affaire des conquérants britanniques et qui allait persister, même dans les milieux universitaires, jusqu’à ce que l’éveil culturel des années 1960 ouvre enfin les yeux à beaucoup de personnes.
Plus d’un demi-siècle plus tard, Hegel discourait doctement sur les mêmes sujets dans ses cours de philosophie de l’Histoire. Il débordait de confiance à l’approche de la «phase finale de l’histoire mondiale», lorsque l’Esprit atteindrait «sa pleine maturité et sa pleine force» dans «le monde allemand». Du haut de ce noble sommet, il affirmait que les autochtones américains étaient «physiquement et psychiquement impuissants», que leur culture était si limitée qu’elle «allait fatalement rendre le dernier souffle dès que l’Esprit s’en approcherait». C’est ainsi que «les aborigènes […] disparurent progressivement au contact de la vitalité européenne». «Un tempérament doux et sans passion, un manque d’entrain et une prédisposition à la soumission…: voilà les principales caractéristiques des autochtones d’Amérique.» Ils sont tellement «indolents» qu’à l’«instigation des bons religieux», «il fallait sonner une cloche à minuit pour les rappeler à leurs devoirs conjugaux». Ils étaient même inférieurs au Nègre, «l’homme naturel à l’état complètement sauvage et inapprivoisé», au-dessous de toute «idée de respect et de moralité – de tout ce que nous appelons sentiment». Il n’y a «rien qui rappelle l’harmonie de la nature humaine […] dans ce type de personnage». «Chez les Nègres, les valeurs morales sont très faibles, pour ne pas dire inexistantes.» «Les parents vendent leurs enfants et inversement, les enfants vendent leurs parents quand l’occasion se présente.» «Chez les Nègres, le but de la polygamie est souvent d’avoir beaucoup d’enfants afin de pouvoir les vendre tous comme esclaves.» Créatures au niveau de «l’objet, et même d’un objet sans valeur», ils traitent d’«ennemis» ceux qui cherchent à abolir l’esclavage. Cela a d’ailleurs «entraîné une augmentation du sentiment d’appartenance à l’humanité chez les Nègres»; cela leur a permis de «participer à une morale supérieure et à la culture qui s’y rattache».
La conquête du Nouveau Monde déclencha deux énormes cataclysmes démographiques, sans précédent dans l’Histoire: la quasi-destruction de la population indigène de l’hémisphère occidental et la dévastation de l’Afrique où la traite des Noirs se développa rapidement pour répondre aux besoins des conquérants, le continent lui-même étant assujetti. Une grande partie de l’Asie subit également «des malheurs épouvantables». Si les modalités ont changé, les thèmes fondamentaux de la conquête ont conservé leur vitalité et leur vigueur, et cela continuera de la sorte tant que nous n’aurons pas examiné honnêtement les faits et les raisons de cette «injustice sauvage3».

1. «L’injustice sauvage des Européens»

Les conquêtes hispano-portugaises eurent leur contrepartie à domicile. En 1492, la communauté juive d’Espagne fut expulsée ou forcée de se convertir. Des millions de Maures subirent le même sort. La chute de Grenade, en 1492, mit fin à huit siècles de souveraineté mauresque et permit à l’Inquisition espagnole d’étendre son emprise barbare. Les conquérants détruisirent des livres inestimables et des manuscrits qui recélaient des trésors d’enseignement classique ainsi que la civilisation qui avait fleuri sous le règne des Maures, bien plus tolérants et cultivés. La voie était ouverte au déclin de l’Espagne ainsi qu’au racisme et à la férocité de la conquête du monde – «la malédiction de Colomb», selon Basil Davidson, spécialiste de l’histoire de l’Afrique4.
L’Espagne et le Portugal allaient bientôt être délogés de leur position dominante. Leur premier concurrent important fut la Hollande qui disposait de plus de capitaux que ses rivaux, en grande partie grâce au contrôle du commerce de la Baltique qu’elle s’était acquis au XVIe siècle et qu’elle avait réussi à maintenir par la force. La Compagnie hollandaise des Indes orientales (VOC), créée en 1602, se vit octroyer pratiquement les pouvoirs d’un État, y compris le droit de faire la guerre et de conclure des traités. Formellement, il s’agissait d’une entreprise indépendante, mais ce statut n’était qu’une illusion. «L’indépendance apparente du contrôle politique de la métropole dont jouissait la VOC», écrit M.N. Pearson, provenait de ce qu’elle «s’identifiait à l’État», lui-même contrôlé par les négociants et les financiers hollandais. Nous voyons déjà apparaître ici, sous une forme très simplifiée, des éléments de la structure de l’économie politique moderne, dominée par un réseau d’institutions financières et industrielles multinationales, avec des investissements et un commerce contrôlés de l’intérieur, une richesse et une influence établies et maintenues par le pouvoir de l’État qu’elles mobilisent et contrôlent en grande partie.
«La VOC cumulait les fonctions d’une puissance souveraine et celles d’une association commerciale», écrit un historien du capitalisme hollandais: «Les décisions politiques et commerciales se prenaient à l’intérieur de la même hiérarchie d’administrateurs de la Compagnie et de hauts fonctionnaires, et l’échec comme le succès étaient en dernière instance toujours mesurés en termes de profit.» Les Hollandais établirent des positions de force en Indonésie (qui allait demeurer une colonie néerlandaise jusqu’aux années 1940), en Inde, au Brésil et dans les Caraïbes. Ils enlevèrent le Sri Lanka aux Portugais et atteignirent les rivages de la Chine et du Japon. Toutefois, les Pays-Bas furent victimes de ce que l’on appela plus tard «la maladie hollandaise»: un pouvoir central inadéquat, qui «donna peut-être la richesse à ses citoyens, mais qui resta faible en tant qu’entité», comme le fit remarquer, au XVIIIe siècle, le Britannique Lord Sheffield qui mit en garde ses concitoyens contre la même erreur5.
Les empires ibériques encaissèrent encore plus de coups lorsque des pirates, des maraudeurs et des négriers anglais se mirent à écumer les mers. Le plus célèbre d’entre eux fut probablement Sir Francis Drake. Le butin qu’il ramena en Angleterre «peut être raisonnablement considéré comme la source et l’origine des investissements britanniques à l’étranger», écrivit John Maynard Keynes: «Avec les sommes recueillies, Elizabeth put rembourser la totalité de sa dette extérieure et elle investit une partie du solde […] dans la Compagnie du Levant. Or, c’est principalement à partir des bénéfices de cette société que fut créée la Compagnie des Indes orientales, dont les bénéfices […] furent les principaux fondements des relations d’affaires britanniques.» Dans l’Atlantique, toutes les opérations menées par les Anglais avant 1630 étaient «des expéditions de pillage de négociants armés et de maraudeurs pour s’approprier, par des moyens honnêtes ou malhonnêtes, une partie des richesses qu’y détenaient les nations ibériques» (Kenneth Andrews). Les aventuriers qui jetèrent les bases des empires marchands des XVIIe et XVIIIe siècles «poursuivaient une vieille tradition européenne de l’union de la guerre et du commerce», ajoute Thomas Brady; «la croissance de l’État européen conçue comme une opération militaire» donna naissance à «cette figure foncièrement européenne du soldat-marchand». Plus tard, le jeune État anglais à peine centralisé reprit la tâche «de faire la guerre pour conquérir des marchés», fonction jusqu’alors assurée par «les raids de pillage des loups de mer élisabéthains» (Christopher Hill). La Compagnie britannique des Indes orientales fut dotée de lettres patentes en 1600. En 1609, celles-ci furent renouvelées pour une période illimitée et accordèrent à la Compagnie le monopole du commerce avec l’Orient, sous l’autorité de la Couronne. Il s’ensuivit des guerres brutales, menées fréquemment avec une barbarie inouïe, entre les rivaux européens qui y attirèrent les populations indigènes, souvent aux prises avec leurs propres luttes internes. En 1622, l’Angleterre chassa les Portugais du détroit d’Ormuz, «la clé des Indes», et finit par gagner ce gros lot. On se partagea ensuite une grande partie du reste du monde de la façon bien connue.
La montée du pouvoir de l’État avait permis à l’Angleterre de soumettre sa propre périphérie celtique et d’appliquer ensuite les techniques récemment mises au point avec encore plus de sauvagerie à d’autres victimes de l’autre côté de l’Atlantique. Le mépris des Anglais pour «ces paysans celtes dégoûtants qui vivaient aux confins de leur monde» aida également ces «Anglais prospères et civilisés» à prendre une position clé dans le commerce des esclaves, au fur et à mesure que «le mépris […] étendait son ombre des zones d’obscurantisme toutes proches aux contrées lointaines d’outre-mer», écrit Thomas Brady.
À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, l’Angleterre fut assez puissante pour imposer les Lois sur la navigation (1651, 1662) qui interdisaient aux commerçants étrangers l’accès à ses colonies et donnaient aux navires britanniques «le monopole de la navigation de leur pays» (donc de l’importation), soit «par des prohibitions absolues», soit «par de fortes charges» imposées aux autres, écrit Adam Smith, qui juge ces mesures avec un mélange de réserves et d’approbation. Les «deux objectifs» de ces initiatives étaient d’acquérir «la puissance stratégique et la richesse économique grâce aux navires et au monopole colonial», peut-on lire dans Cambridge Economic History of Europe. Le but de la Grande-Bretagne, lors des guerres anglo-hollandaises qui s’étalèrent de 1652 à 1674, était de limiter, voire de détruire la flotte et le commerce hollandais et de contrôler la traite des esclaves, fort lucrative. Le point de mire était l’Atlantique, où les colonies du Nouveau Monde offraient d’énormes richesses. Les lois et les guerres contribuèrent à l’expansion des zones commerciales dominées par les marchands anglais qui parvinrent à s’enrichir grâce à la traite des esclaves et à leur «commerce-pillage avec l’Amérique, l’Afrique et l’Asie» (Hill). Ils furent aidés en cela par «des guerres coloniales organisées sous le patronage de l’État» et par les divers moyens de contrôle économique qui permirent au pouvoir de l’État d’inventer une voie à la fortune privée et une forme particulière d’expansion déterminée par ses exigences6.
Comme le fit remarquer Adam Smith, les Européens devaient leur succès à leur maîtrise des moyens de la violence et à leur immersion dans cette culture. «La guerre en Inde, c’était encore du sport», écrit John Keay: «en Europe, c’était devenu une science.» D’un point de vue européen, les conquêtes à travers le monde étaient de «petites guerres» et elles étaient considérées comme telles par les autorités militaires, écrit Geoffrey Parker. Ce dernier fait remarquer à ce propos que «Cortès conquit le Mexique avec tout au plus 500 Espagnols; Pizarro renversa l’empire inca avec moins de 200; et tout l’empire portugais (du Japon à l’Afrique méridionale) était administré et défendu par moins de 10 000 Européens». En 1757, les Européens sous les ordres de Robert Clive faisaient face à des forces 10 fois plus nombreuses lors de la bataille décisive de Plassey qui ouvrit la voie à la prise du Bengale par la Compagnie des Indes orientales, puis à la domination britannique de l’Inde. Quelques années plus tard, les Britanniques parvinrent à compenser leur infériorité numérique en mobilisant des mercenaires indigènes. Ceux-ci constituèrent 90% des forces britanniques d’occupation en Inde et formèrent le noyau des armées britanniques qui envahirent la Chine au milieu du XIXe siècle. Le fait que les colonies nord-américaines ne fournissaient pas «de forces militaires […] au soutien de l’Empire» fut une des principales raisons avancées par Adam Smith pour défendre l’idée que la Grande-Bretagne «s’affranchisse» d’en assurer la charge.
Les Européens «combattaient pour tuer» et ils avaient les moyens de satisfaire leur soif de sang. Dans les colonies américaines, les indigènes étaient abasourdis par la férocité des Espagnols et des Britanniques. «Pendant ce temps, à l’autre bout du monde, les peuples d’Indonésie étaient tout aussi atterrés par la rage d’anéantissement qui caractérisait les guerres menées par les Européens», ajoute Parker. Les Européens avaient laissé loin derrière eux l’époque du XIIe siècle que décrivait un pèlerin espagnol en route vers La Mecque: «Les guerriers vaquent à leurs occupations guerrières, tandis que le peuple vit tranquille.» Les Européens étaient peut-être venus pour faire du commerce, mais ils restèrent pour conquérir: «impossible de maintenir le commerce sans la guerre ni la guerre sans le commerce», écrivait en 1614 un des conquérants hollandais des Indes orientales. Seuls la Chine et le Japon parvinrent à garder les Européens hors de chez eux à l’époque, parce qu’«ils connaissaient déjà les règles du jeu». La domination du monde par l’Europe «reposait de façon décisive sur l’usage constant de la force», écrit Parker: «Ce fut grâce à leur supériorité militaire et non à un quelconque avantage social, moral ou naturel que les Blancs parvinrent à créer et à maintenir, ne fût-ce que pour une brève période, la première hégémonie mondiale de l’Histoire7.» Quant à savoir s’il s’agit vraiment d’une «brève période», c’est là une question d’opinion.
«Les historiens du XXe siècle sont d’accord pour dire que ce furent généralement les Européens qui provoquèrent brutalement l’écroulement des systèmes commerciaux asiatiques, lesquels avaient été relativement paisibles avant leur arrivée»: c’est ainsi que James Tracy résume la situation dans un savant ouvrage sur les empires marchands dont il a dirigé la publication. Ils introduisirent le commerce d’État dans une région de marchés relativement libres, «ouverts à tous ceux qui venaient pacifiquement, à des conditions qui étaient bien connues et généralement acceptées». Leur incursion violente dans ce monde entraîna un «mélange, typiquement sinon uniquement européen, de pouvoir de l’État et d’intérêts commerciaux, sous la forme d’un organisme public qui dirige le commerce ou d’une compagnie commerciale qui se comporte comme un État». «Le trait principal qui différencie les entreprises européennes des réseaux commerciaux indigènes dans diverses parties du monde», conclut cet auteur, c’est que les Européens «organisèrent leurs principales entreprises commerciales soit comme une extension de l’État […] soit comme des compagnies commerciales autonomes […] dotées de plusieurs des principales caractéristiques de l’État», tout en étant soutenus par le pouvoir central de la mère-patrie.
C’es...

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