Postface
I
Histoire
Un roman gros de conséquences
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L’auteur de Marie Calumet
Joseph-Louis-Octave-Rodolphe Girard dit Rodolphe Girard naît en 1879 à Trois-Rivières dans un milieu modeste, d’un père dont on ne sait pas grand-chose et d’une mère à qui il doit sa passion pour les contes populaires. Au terme d’un parcours scolaire qui le fera passer chez les Frères des Écoles chrétiennes, à l’Académie commerciale catholique et au Petit Séminaire de Montréal, il entre chez les Pères dominicains à Saint-Hyacinthe. Dieu seul sait ce qui se produit durant ce court laps de temps, mais la vocation ne le retiendra pas plus d’une semaine. Sans doute, en effet, y avait-il mieux à faire de sa vie.
Rodolphe Girard marche sur ses vingt ans quand il devient journaliste à La Patrie. Entre février 1899 et avril 1900, il publie Florence en feuilleton dans Le Monde illustré. Il reprendra ce premier roman en volume, à compte d’auteur, dès l’achèvement du dernier fascicule. Presque aussi vite, il se retrouve à l’emploi de La Presse, le plus grand quotidien de l’époque. C’est là qu’il rencontre Albert Laberge, qui deviendra son ami et son confident. La visibilité de ce nouveau poste permet à Girard de s’illustrer en 1902 avec des miscellanées allant du conte à la comédie, qu’il rassemble, cette fois-ci chez Déom Frères, sous le titre Mosaïque. La Presse donne alors un sérieux coup de pouce à son employé en affirmant le 2 août, dans un article avec photo, que son ouvrage « fait honneur à la littérature du pays, et enrichira la collection des bibliophiles ». Honorer le pays, cela tombe sous le sens quand on considère le post-scriptum qui clôt tous les premiers textes de Rodolphe Girard dans Le Trifluvien cinq ans plus tôt : « Pro Deo et Canada semper », pour Dieu et le Canada, toujours.
À vingt-trois ans, en 1902, Girard voit le Théâtre National jouer pour la première fois une de ses pièces. Fleur de lys, un drame historique en cinq actes, porte sur Madeleine de Verchères, cette toute jeune héroïne de la Nouvelle-France plus célèbre pour avoir tenu le fort, comme on dit, que pour avoir possédé des esclaves. En 1903, c’est au tour du Conscrit impérial d’être présentée. Cette pièce en un acte connaîtra deux levers de rideau : d’abord au Théâtre National puis au Monument-National, à l’occasion d’une soirée d’honneur organisée par les étudiants en droit de l’Université Laval à Montréal. Sur le programme du gala où cette pièce doit divertir la crème du Canada français, on annonce la publication prochaine de Marie Calumet.
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Il ne fit que paraître, il n’était déjà plus
Rodolphe Girard s’enhardit de l’accueil réservé à Mosaïque et profite de son poste à La Presse pour orchestrer une campagne de publicité visant à faire mousser les ventes par souscription de Marie Calumet. On trouve un entrefilet anonyme dans le quotidien le 30 mai 1903 : « L’un de nos hommes de lettres est à se documenter présentement sur cette fameuse Marie Calumet qui a eu les honneurs d’une chanson populaire au Canada mais dont l’histoire n’a jamais été écrite. Son livre sera, paraît-il, une étude de mœurs comme jamais il n’en a été publié encore en notre pays. »
Girard produit également des affiches et fait parvenir aux journaux des cartes postales par lesquelles il annonce l’envoi prochain d’un exemplaire. En réponse à l’une de ces cartes, La Presse lui offre la seule occasion qu’il aura de présenter son roman avant parution. Le 4 janvier 1904, sous le titre « Le premier livre de 1904 au Canada », on rapporte longuement les paroles de Girard, qui semble mettre en garde ses futurs lecteurs :
D’aucuns, peut-être, pour la trivialité apparente des expressions dont se servent mes personnages, m’accuseront d’avoir fait un livre de patois. Je ne songerai pas à m’en défendre autrement, adepte que je suis de cette école réaliste qui met la vérité historique au-dessus du conventionnalisme littéraire.
Le péril de Marie Calumet ne tiendrait-il qu’à une simple question d’école littéraire? Rodolphe Girard passe pourtant pour être assez au fait des choses de la religion.
Non moins étrange, en clôture de cette tribune accordée à son journaliste, La Presse se distancie déjà de l’œuvre :
C’est sous toute réserve que nous donnons cet aperçu de Marie Calumet, obtenu de l’auteur lui-même. Comme l’a si bien dit Monsieur Girard : « le public jugera », et nous entendons bien nous prévaloir de ce droit dès l’apparition du livre dont le dernier fascicule est actuellement sous presse.
Le public jugera, en effet.
Marie Calumet paraît finalement dans la semaine du 25 janvier 1904. Tous les exemplaires s’envolent en quelques jours à peine, incluant le tirage de luxe destiné à financer l’impression de ce livre autoédité. La condamnation suit sans tarder. La Presse la première s’afflige d’avoir « donné toute la chance possible à M. Rodolphe Girard de faire connaître à l’avance la publication de son nouveau roman » et désavoue l’auteur de cet « essai à la Zola » dès le 30 janvier. Le quotidien semble surtout soucieux qu’on ne l’associe pas à « des immoralités et des persiflages grossiers ». Le 8 février, c’est au tour de La Semaine religieuse d’épuiser le dictionnaire des saintes insultes pour disqualifier Rodolphe Girard et son livre aux « pages aussi sottement et grossièrement conçues, aussi niaisement et salement écrites » qu’elles constituent un « danger de perversion morale, esthétique et littéraire ». L’organe du clergé clame même dans son éreintement que Jean Richepin « a trouvé [Marie Calumet] d’une langue tellement grasse, l’aveu est de lui, qu’il semble en avoir tout le premier éprouvé un irrépressible haut-le-cœur ». L’archevêque de Montréal Paul Bruchési, quant à lui, regarde les choses s’envenimer. Et il entend bien porter le coup de grâce, que dis-je : il part en guerre. Le clerc grimpe en chaire pour interdire le roman. Dans sa circulaire du 15 février, il salue le génie du commentaire de La Semaine religieuse : Marie Calumet représente en effet un « livre aussi grossier qu’immoral et impie ». Paul Bruchési ne se contente toutefois pas de mettre le livre à l’Index. Il exige que La Presse congédie le mécréant. Ce sera fait plus tôt que tard.
Rodolphe Girard a faim et un enfant, bientôt deux : Régine, sa femme, attend. Il ne peut pas se priver d’un revenu très longtemps. Il sollicite donc un entretien auprès de Paul Bruchési, qui lui enjoint de désavouer son livre dans les journaux. Girard lui fait parvenir une lettre de rétractation qu’il date du 4 mars 1904. Cependant sans nouvelles de l’archevêque après quelques jours, il s’enquiert de son avenir auprès de Trefflé Berthiaume, le propriétaire de La Presse. Ce dernier n’a pas reçu l’ordre de le rembaucher, pas l’intention de défier monseigneur non plus. Berné, incapable en outre de renouer contact avec Paul Bruchési, Rodolphe Girard renonce finalement à publier son mea culpa. Lorsqu’il tente d’entrer comme journaliste au Canada, il comprend l’ostracisme auquel le soumet la condamnation de Marie Calumet. On lui explique qu’à l’intégrer dans ses rangs, le quotidien devrait vite fermer ses portes.
Rodolphe Girard est forcé de s’exiler à Ottawa pour retrouver du travail. Il devient d’abord rédacteur en chef au Temps, un journal de second ordre, sans moyens. Il racontera en 1949 dans les souvenirs qu’il publie dans Le Petit Journal que, l’hiver venu, lui et ses collègues du Temps avaient dû brûler les escaliers menant à la cave pour se garder du froid. Simple parole de conteur? Quoi qu’il en soit, il quitte ce poste après moins d’un an pour devenir fonctionnaire, puis traducteur, puis militaire. Il ne reviendra au Québec qu’une fois sonné l’âge de sa retraite.
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Un irrépressible haut-le-cœur (excursus)
En 1904, Marie Calumet s’ouvre sur la reproduction d’une lettre de Jean Richepin, que nous donnons aussi dans la présente édition. Place de choix, s’il en est, pour ce curieux document qui n’aura pourtant jamais soulevé cette question selon moi essentielle : pourquoi diable, entre tous, Jean Richepin?
Cet écrivain français, il est vrai, jouit au tournant du xxe siècle d’une renommée importante couplée d’une image de rebelle. Sa réputation lui vient en partie du scandale lié à la censure en 1876 de La chanson des gueux, un premier recueil où des parias racontent, souvent en argot, leur vie de misère et de plaisirs bas. Ces poèmes valent à leur auteur d’être mis aux fers pour outrage à la pudeur et aux bonnes mœurs, mais c’est le prix d’une célébrité que Jean Richepin semble vouloir épouser. Il entretiendra cette image avec la publication subséquente d’autres ouvrages volontiers provocateurs, comme Les morts bizarres, Les caresses et Les blasphèmes.
Au moment où Rodolphe Girard fréquente encore le Petit Séminaire de Montréal, Jean Richepin remporte aussi de bons succès avec des romans où lyrisme et romantisme priment sur les accents naturalistes, pourtant bien là, comme dans Miarka, la fille à l’ourse, qui paraît en 1888. Au théâtre, après La glu et Nana Sahib en 1883, où il interprète le rôle-titre aux côtés de Sarah Bernhardt, Jean Richepin se voit pratiquement consacré avec Le chemineau en 1897. Si bien qu’à la fin de l’automne 1903, il est invité à assister aux répétitions et à la première new-yorkaise, à Broadway, de sa Mam’selle Napoleon.
L’Alliance française annonce alors que l’auteur profitera de l’occasion pour donner une série de conférences en Amérique, qui le conduiront vraisemblablement à Montréal à l’hiver 1904. Certains journaux libéraux (Les Débats le 13 septembre 1903, Le Peuple le 18 septembre, La Presse le 21 octobre, Le Canada le 19 octobre) saluent la venue d’un auteur prolifique, mais il n’en faut pas plus pour que s’active la propagande catholique : « Que nos amis soient en garde contre l’Alliance française », peut-on lire dans le dernier numéro de novembre de La Vérité. Dans La Croix, Marc Bonin déclare la guerre à l’Alliance française et à ses membres « plus ou moins tarés », se souciant moins, prétend-il, du fait que la décision d’inviter Jean Richepin vienne « d’un Français dégénéré ou d’un vrai Français de race, d’un Français catholique ou d’un athée franc-maçon et enjuivé » que de la nature de la faute elle-même. Car « Richepin est un impie notoire », lit-on encore dans La Vérité, voire « un des plus dangereux écrivains de la France » (cette fois, c’est L’enseignement primaire qui parle), dont l’œuvre « est absolument mauvaise » et « d’un athéisme carnavalesque et forain » (Bonin, encore).
Jean Richepin, il est vrai, engage dans sa jeunesse une révolte contre le Parnasse, contre la religion et la morale bourgeoise, révolte qui n’échappe pas aux bons catholiques du Canada français. Mais il faut aussi se rappeler son passé pour le moins bohème : il a lui-même été franc-tireur, matelot, vagabond, et il entend rendre compte de ces autres vies dans l’écriture. L’œuvre populiste qui en découle travaille surtout à rendre leur bagout aux marginaux et aux gueux, à faire vivre leur langue. À ce titre, s’il remarquait dans un avertissement au glossaire de La chanson des gueux la valeur à la fois « curieuse » et « terrible » que prendrait un véritable dictionnaire d’argot, Richepin aura eu le bonheur de préfacer le premier ouvrage de ce genre, celui de Georges Delesalle, qui paraît en 1896. Son attachement à la langue et à la vie des gens modestes rappelle à bien des égards une certaine tentation ethnographique qu’on pourrait prêter à Girard, son intérêt pour une philologie très intuitive.
Cette parenté d’esprit, plus que les hauts cris des journaux conservateurs, aura pu inciter Rodolphe Girard à commander une préface à Jean Richepin en prévision d’une éventuelle rencontre à l’Alliance française. Or, au moment où il signe plutôt une lettre de refus, Richepin demeure c...