SCĂNE II
UN CAPITAINE, et foule.
LE CAPITAINE. â Romains, faites place: le digne Andronicus, le patron de la vertu, et le plus brave champion de Rome, toujours heureux dans les batailles qu'il livre, revient, couronnĂ© par la gloire et la fortune, des pays lointains oĂč il a circonscrit avec son Ă©pĂ©e et mis sous le joug les ennemis de Rome.
(On entend les trompettes. Paraissent Mutius et Martius: suivent deux soldats portant un cercueil drapé de noir, ensuite marchent Quintus et Lucius. AprÚs eux paraßt Titus Andronicus, suivi de Tamora, reine des Goths, d'Alarbus, Chiron et Démétrius, avec le More Aaron, prisonniers. Les soldats et le peuple suivent: on dépose à terre le cercueil, et Titus parle. )
TITUS. â Salut, Rome, victorieuse dans tes robes de deuil! tel que la nef, qui a dĂ©chargĂ© sa cargaison, rentre chargĂ©e d'un fardeau prĂ©cieux dans la baie oĂč elle a d'abord levĂ© l'ancre: tel Andronicus, ceint de branches de laurier, revient de nouveau saluer sa patrie de ses larmes; larmes de joie sincĂšre de se retrouver Ă Rome! â O toi, puissant protecteur de ce Capitole, sois propice aux religieux devoirs que nous nous proposons de remplir. â Romains, de vingt-cinq fils vaillants, moitiĂ© du nombre que possĂ©dait Priam, voilĂ tous ceux qui me restent vivants ou morts! Que Rome rĂ©compense de son amour ceux qui survivent, et que ceux que je conduis Ă leur derniĂšre demeure reçoivent la sĂ©pulture avec leurs ancĂȘtres: c'est ici que les Goths m'ont permis de remettre mon Ă©pĂ©e dans le fourreau. â Mais, Titus, pĂšre cruel et sans souci des tiens, pourquoi laisses-tu tes fils, encore sans sĂ©pulture, errer sur la redoutable rive du Styx? Laissez-moi les dĂ©poser prĂšs de leurs frĂšres. (On ouvre la tombe de sa famille. ) Saluons-les dans le silence qui convient aux morts! dormez en paix, vous qui ĂȘtes morts dans les guerres de votre patrie. O asile sacrĂ©, qui renfermes toutes mes joies, paisible retraite de la vertu et de l'honneur, combien de mes fils as-tu reçus dans ton sein, que tu ne me rendras jamais!
LUCIUS. â CĂ©dez-nous le plus illustre des prisonniers goths, pour couper ses membres, les entasser sur un bĂ»cher, et les brĂ»ler en sacrifice ad manes fratrum, devant cette prison terrestre de leurs ossements, afin que leurs ombres ne soient pas mĂ©contentes, et que nous ne soyons pas obsĂ©dĂ©s sur la terre par des apparitions.
TITUS. â Je vous donne celui-ci, le plus noble de ceux qui survivent, le fils aĂźnĂ© de cette malheureuse reine.
TAMORA. â ArrĂȘtez, Romains! â GĂ©nĂ©reux conquĂ©rant, victorieux Titus, prends pitiĂ© des larmes que je verse, larmes d'une mĂšre qui supplie pour son fils. Et si jamais tes enfants te furent chers, ah! songe que mon fils m'est aussi cher. N'est-ce pas assez d'ĂȘtre tes captifs, soumis au joug romain et d'ĂȘtre amenĂ©s Ă Rome pour orner ton triomphe et ton retour? Faut-il encore que mes fils soient Ă©gorgĂ©s dans vos rues, pour avoir vaillamment dĂ©fendu la cause de leur pays? Oh! si ce fut pour les tiens un pieux devoir de combattre pour leur souverain et leur patrie, il en est de mĂȘme pour eux. Andronicus, ne souille point de sang ta tombe. Veux-tu te rapprocher de la nature des dieux? Rapproche-toi d'eux en Ă©tant misĂ©ricordieux: la douce pitiĂ© est le symbole de la vraie grandeur. Trois fois noble Titus, Ă©pargne mon fils premier-nĂ©.
TITUS. â ModĂ©rez-vous, madame, et pardonnez-moi. Ceux que vous voyez autour de moi sont les frĂšres de ceux que les Goths ont vus vivre et mourir, et leur piĂ©tĂ© demande un sacrifice pour leurs frĂšres immolĂ©s. Votre fils est marquĂ© pour ĂȘtre la victime; il faut qu'il meure pour apaiser les ombres plaintives de ceux qui ne sont plus.
LUCIUS. â Qu'on l'emmĂšne, et qu'on allume Ă l'instant le bĂ»cher: coupons ses membres avec nos Ă©pĂ©es, jusqu'Ă ce qu'il soit entiĂšrement consumĂ©.
(Mutius, Marcus, Quintus, Lucius, sortent emmenant Alarbus. )
TAMORA. â O piĂ©tĂ© impie et barbare!
CHIRON. â Jamais la Scythie fut-elle Ă moitiĂ© aussi fĂ©roce?
DĂMĂTRIUS. â Ne compare point la Scythie Ă l'ambitieuse Rome. Alarbus marche au repos; et nous, nous survivons pour trembler sous le regard menaçant de Titus. â Allons, madame, prenez courage; mais espĂ©rez en mĂȘme temps que les mĂȘmes dieux qui fournirent Ă la reine de Troie 2 l'occasion d'exercer sa vengeance sur le tyran de Thrace surpris dans sa tente, pourront favoriser Ă©galement Tamora, reine des Goths (lorsque les Goths Ă©taient Goths et Tamora reine), et lui permettre de venger sur ses ennemis ses sanglants affronts.
(Lucius, Quintus, Marcus et Mutius rentrent avec leurs épées sanglantes. )
Note 2:(retour) Hécube et Polymnestre.
LUCIUS. â Enfin, mon seigneur et pĂšre, nous avons accompli nos rites romains: les membres d'Alarbus sont coupĂ©s, et ses entrailles alimentent la flamme du sacrifice, dont la fumĂ©e, comme l'encens, parfume les cieux: il ne reste plus qu'Ă enterrer nos frĂšres, et Ă leur souhaiter la bienvenue Ă Rome au bruit des trompettes.
TITUS. â Qu'il en soit ainsi, et qu'Andronicus adresse Ă leurs ombres le dernier adieu. (Les trompettes sonnent, tandis qu'on dĂ©pose les cercueils dans la tombe. ) Reposez ici, mes fils, dans la paix et l'honneur; intrĂ©pides dĂ©fenseurs de Rome, reposez ici, Ă l'abri des vicissitudes et des malheurs de ce monde. Ici ne se cache pas la trahison, ici ne respire pas l'envie: ici n'entre point l'infernale haine; ici nulle tempĂȘte, nul bruit ne troubleront votre repos; vous y goĂ»terez un silence, un sommeil Ă©ternels. (Entre Lavinia. ) Reposez ici, ĂŽ mes fils, en honneur et en paix!
LAVINIA. â Que Titus aussi vive longtemps en honneur et en paix! Mon noble seigneur et pĂšre, vivez aussi! HĂ©las! je viens aussi payer le tribut de ma douleur Ă cette tombe, Ă la mĂ©moire de mes frĂšres; et je me jette Ă vos pieds, en rĂ©pandant sur la terre mes larmes de joie, pour votre retour Ă Rome. Ah! bĂ©nissez-moi ici de votre main victorieuse, dont les plus illustres citoyens de Rome cĂ©lĂšbrent les succĂšs.
TITUS. â Bienfaisante Rome, tu m'as conservĂ© avec amour la consolation de ma vieillesse, pour rĂ©jouir mon coeur. â Vis, Lavinia: que tes jours surpassent les jours de ton pĂšre, et que l'Ă©loge de tes vertus survive Ă l'Ă©ternitĂ© de la gloire.
(Entrent Marcus Andronicus, Saturninus, Bassianus et autres. )
MARCUS. â Vive Ă jamais le seigneur Titus, mon frĂšre chĂ©ri, hĂ©ros triomphant sous les yeux de Rome!
TITUS. â Je vous rends grĂąces, gĂ©nĂ©reux tribun, mon noble frĂšre Marcus.
MARCUS. â Et vous, soyez les bienvenus, mes neveux, qui revenez d'une guerre heureuse, vous qui survivez, et vous qui dormez dans la gloire. Jeunes hĂ©ros, votre bonheur est Ă©gal, Ă vous tous qui avez tirĂ© l'Ă©pĂ©e pour le service de votre patrie, et cependant cette pompe funĂšbre est un triomphe plus assurĂ©, ils ont atteint au bonheur de Solon 3 et triomphĂ© du hasard dans le lit de l'honneur. â Titus Andronicus, le peuple romain, dont vous avez Ă©tĂ© toujours le juste ami, vous envoie par moi, son tribun et son ministre, ce pallium d'une blancheur sans tache, et vous admet Ă l'Ă©lection pour l'empire, concurremment avec les enfants de notre dernier empereur. Placez-vous donc au nombre des candidats 4; mettez cette robe et aidez Ă donner un chef Ă Rome, aujourd'hui sans maĂźtre 5.
Note 3:(retour) Allusion Ă la maxime de Solon: «Nul homme ne peut ĂȘtre estimĂ© heureux qu'aprĂšs sa mort. »
Note 4:(retour) Candidatus. Candidat, on sait que ce mot a pris son origine de la robe blanche que portaient les candidats.
Note 5:(retour) Mot Ă mot, mettre une tĂȘte Ă Rome sans tĂȘte.
TITUS. â Son corps glorieux demande une tĂȘte plus forte que la mienne, rendue tremblante par l'Ăąge et la faiblesse. Quoi, irai-je revĂȘtir cette robe et vous importuner? me laisser proclamer aujourd'hui empereur pour cĂ©der demain l'empire et ma vie, et vous laisser Ă tous les soins d'une nouvelle Ă©lection? Rome, j'ai Ă©tĂ© ton soldat quarante ans, j'ai commandĂ© avec succĂšs tes forces; j'ai enseveli vingt-un fils, tous vaillants, tous armĂ©s chevaliers sur le champ de bataille, et tuĂ©s honorablement les armes Ă la main, pour la cause et le service de leur illustre patrie: donnez-moi un bĂąton d'honneur pour appuyer ma vieillesse, mais non pas un sceptre pour gouverner le monde; il le tenait d'une main ferme, seigneurs, celui qui l'a portĂ© le dernier.
MARCUS. â Titus, tu demanderas l'empire, et tu l'obtiendras.
SATURNINUS. â Orgueilleux et ambitieux tribun, peux-tu oser. . .
MARCUS. â ModĂ©rez-vous, prince Saturninus.
SATURNINUS. â Romains, rendez-moi justice. Patriciens tirez vos Ă©pĂ©es et ne les remettez dans le fourreau que lorsque Saturninus sera empereur de Rome. â Andronicus, il vaudrait mieux que tu te fusses embarquĂ© pour les enfers que de venir me voler les coeurs du peuple.
LUCIUS. â PrĂ©somptueux Saturninus, qui interromps le bien que te veut faire le gĂ©nĂ©reux Titus. . . . .
TITUS. â Calmez-vous, prince: je vous restituerai le coeur du peuple et je le sĂ©vrerai de sa propre volontĂ©.
SATURNINUS. â Andronicus, je ne te flatte point; mais je t'honore et je t'honorerai tant que je vivrai. Si tu veux fortifier mon parti de tes amis, j'en serai reconnaissant; et la reconnaissance est une noble rĂ©compense pour les Ăąmes gĂ©nĂ©reuses.
TITUS. â Peuple romain, et vous tribuns du peuple, je demande vos voix et vos suffrages; voulez-vous en accorder la faveur Ă Andronicus?
LES TRIBUNS. â Pour satisfaire le brave Andronicus et le fĂ©liciter de son heureux retour Ă Rome, le peuple acceptera l'empereur qu'il aura nommĂ©.
TITUS. â Tribuns, je vous rends grĂąces: je demande donc que vous Ă©lisiez empereur le fils aĂźnĂ© de votre dernier souverain, le prince Saturninus, dont j'espĂšre que les vertus rĂ©flĂ©chiront leur Ă©clat sur Rome, comme Titan rĂ©flĂ©chit ses rayons sur la terre, et mĂ»riront la justice dans toute cette rĂ©publique: si vous voulez, sur mon conseil, couronnez-le et criez vive notre Empereur!
MARCUS. â Par le suffrage et avec les applaudissements unanimes de la nation, des patriciens et des plĂ©bĂ©iens, nous crĂ©ons Saturninus empereur, souverain de Rome, et nous crions vive Saturninus, notre empereur!
(Une longue fanfare, jusqu'Ă ce que les tribuns descendent. )
SATURNINUS. â Titus Andronicus, en reconnaissance de la faveur de ton suffrage dans notre Ă©lection, je t'adresse les remercĂźments que mĂ©ritent tes services, et je veux payer par des actions ta gĂ©nĂ©rositĂ©; et pour commencer Titus, afin d'illustrer ton nom et ton honorable famille, je veux Ă©lever ta fille Lavinia au rang d'impĂ©ratrice, de souveraine de Rome et de maĂźtresse de mon coeur, et la prendre pour Ă©pouse dans le PanthĂ©on sacrĂ©: parle, Andronicus, cette proposition te plaĂźt-elle?
TITUS. â Oui, mon digne souverain; je me tiens pour hautement honorĂ© de cette alliance; et ici, Ă la vue de Rome, je consacre Ă Saturninus, le maĂźtre et le chef de notre rĂ©publique, l'empereur du vaste univers, mon Ă©pĂ©e, mon char de triomphe et mes captifs, prĂ©sents dignes du souverain maĂźtre de Rome. â Recevez donc, comme un tribut que je vous dois, les marques de mon honneur abaissĂ©es Ă vos pieds.
SATURNINUS. â Je te rends grĂąces, noble Titus, pĂšre de mon existence. Rome se souviendra combien je suis fier de toi et de tes dons, et lorsqu'il m'arrivera d'oublier jamais le moindre de tes inapprĂ©ciables services, Romains, oubliez aussi vos serments de fidĂ©litĂ© envers moi.
TITUS, Ă Tamora. â Maintenant, madame, vous ĂȘtes la prisonniĂšre de l'empereur; de celui qui, en considĂ©ration de votre rang et de votre mĂ©rite, vous traitera avec noblesse, ainsi que votre suite.
SATURNINUS. â Une belle princesse, assurĂ©ment, et du teint dont je voudrais choisir mon Ă©pouse, si mon choix Ă©tait encore Ă faire. Belle reine, chassez ces nuages de votre front; quoique les hasards de la guerre vous aient fait subir ce changement de fortune, vous ne venez point pour ĂȘtre mĂ©prisĂ©e dans Rome; partout vous serez traitĂ©e en reine. Reposez-vous sur ma parole; et que l'abattement n'Ă©teigne pas toutes vos espĂ©rances. Madame, celui qui vous console peut vous faire plus grande que n'est la reine des Goths. â Lavinia, ceci ne vous dĂ©plaĂźt pas?
LAVINIA. â Moi, seigneur? Non. Vos nobles intentions me garantissent que ces paroles sont une courtoisie royale.
SATURNINUS. â Je vous rends grĂąces, aimable Lavinia. â Romains, sortons; nous rendons ici la libertĂ© Ă nos prisonniers sans aucune rançon; vous, seigneur, faites proclamer notre Ă©lection au son des tambours et des trompettes.
BASSIANUS, s'emparant de Lavinia. â Seigneur Titus, avec votre permission, cette jeune fille est Ă moi.
TITUS. â Comment? seigneur, agissez-vous sĂ©rieusement, seigneur?
BASSIANUS. â Oui, noble Titus, et je suis rĂ©solu de me faire justice Ă moi-mĂȘme, et de rĂ©clamer mes droits.
(L'empereur fait sa cour Ă Tamora par signes. )
MARCUS. â Suum cuique 6 est le droit de notre justice romaine; ce prince en use et ne reprend que son bien.
Note 6:(retour) Chacun son droit.
LUCIUS. â Et il en restera le possesseur, tant que Lucius vivra.
TITUS. â TraĂźtres, loin de moi. OĂč est la garde de l'empereur? Trahison, seigneur! Lavinia est ravie.
SATURNINUS. â Ravie? par qui?
BASSIANUS. â Par celui qui peut avec justice enlever au monde entier sa fiancĂ©e.
(Marcus et Bassianus sortent avec Lavinia. )
MUTIUS. â Mes frĂšres, aidez Ă la conduire hors de cette enceinte; et moi, avec mon Ă©pĂ©e, je me charge de garder cette porte...