C'EST MOI QUI VIS TOMBER LES LÉGIONS REBELLES;
C'EST MOI QUI VOIS PASSER LES RACES CRIMINELLES; C'EST PAR MOI
QU'ON ARRIVE AUX DOULEURS ÉTERNELLES, LA MAIN QUI FIT LES CIEUX
POSA MES FONDEMENTS: J'AI DE L'HOMME ET DU JOUR PRÉCÉDÉ LA
NAISSANCE, ET JE DURE AU DELÀ DES TEMPS. ENTRE, QUI QUE TU SOIS, ET
LAISSE L'ESPÉRANCE [1].
Je vis ces paroles qu'éclairait un feu sombre,
écrites sur une porte, et je dis:
— Maître, ces paroles sont dures.
— C'est ici, me répondit le sage, qu'il faut laisser
toute crainte; ici doit expirer toute faiblesse: nous voilà dans
ces lieux où je t'ai dit que tu verrais les tribus désolées, pour
qui il n'est plus de félicité.
Il dit; et, tournant vers moi son visage assuré, il
me prit par la main, et m'introduisit dans ces horreurs
secrètes.
Les soupirs, les pleurs et les gémissements qui
s'élevaient dans cette nuit sans étoiles formaient un si lugubre
murmure, que je ne pus retenir mes larmes. Bientôt la confusion des
langues, les horribles imprécations, les accents de la rage et les
cris du désespoir, les hurlements perçants et affaiblis, mêlés au
choc impétueux des mains, agitèrent tumultueusement cette noire
atmosphère, comme les tourbillons de sable emportés par les vents
[2].
Éperdu de terreur, je m'écriai:
— Maître, qu'entends-je! et qui sont ceux qui vivent
ainsi travaillés de douleurs?
— Ce sont, me dit-il, les âmes qui vécurent sans
vertus et sans vices: elles sont ici confondues avec cette légion
qui garda jadis la neutralité entre les anges de Dieu et les
esprits rebelles [3]. Le ciel rejeta ces lâches
enfants qui souillaient sa pureté, et l'abîme leur refusa ses
profondes retraites, de peur que les coupables ne se glorifiassent
d'avoir de tels compagnons de leurs peines.
— Qui peut donc, repris-je, leur arracher ces cris
désespérés?
— Apprends en peu de mots, ajouta mon guide, que ces
infortunés n'attendent pas une seconde mort; et qu'oubliés à jamais
dans cette ombre de vie, il n'est point de condition qui ne leur
semblât plus douce. La clémence et la justice les dédaignent
également; le monde n'a pas même conservé leurs noms; taisons-nous
sur eux aussi; mais jette un coup d'oeil, et passe.
Je regardai, et je vis un drapeau rapidement emporté
dans une course sans repos et sans terme: il était suivi d'une
foule si innombrable, que je ne pouvais croire que la mort eût
moissonné autant de victimes. Parmi celles que je reconnus, je
considérai l'ombre solitaire, qui se refusa lâchement au grand
fardeau du Pontificat [4]; et je compris alors que
j'étais au séjour des âmes tièdes, également réprouvées de Dieu et
de ses ennemis. Ces malheureux, qui n'ont point su goûter la vie,
étaient nus, et toujours assaillis d'insectes et de mouches
cruelles. Leurs larmes et le sang qui coulait de leurs blessures
allaient abreuver les vers qui fourmillaient à leurs pieds
[5].
Portant ensuite mes regards plus avant, j'aperçus un
concours de peuples sur les bords d'un grand fleuve
[6].
— Apprenez-moi, dis-je à mon guide, quels sont ceux
qu'un reste de lueur me fait découvrir, et quel est cet attrait
puissant qui les appelle au delà du fleuve.
— Tu le sauras, me répondit-il, quand tu seras à ce
triste rivage.
Frappé de crainte et de respect, je marchais en
silence; et voilà qu'un vieillard [7] blanchi par
les années venait à nous dans une barque et criait: «Malheur à
vous, âmes perdues! n'espérez plus de voir les cieux: je viens pour
vous porter à l'autre rive, dans ces ténèbres, au milieu des
glaçons et des brasiers éternels… Et toi qui oses m'aborder, homme
vivant, sépare-toi de l'assemblée des morts. Mais, voyant que je ne
m'éloignais pas: C'est par une autre voie, me dit-il, c'est sur
d'autres bords et dans une autre barque que tu dois passer le
fleuve [8]. »
Alors mon guide prit la parole:
— Vieillard, cesse de t'effaroucher, et ne résiste
pas: ainsi le veut celui qui peut tout ce qu'il veut.
À ces mots, le nocher des eaux livides apaisa son
visage ombragé de barbe et ses yeux qui roulaient des flammes.
Mais ces malheureuses âmes, dans l'abattement et la
nudité, entendant les cruelles paroles du vieillard, changèrent de
couleur et grincèrent des dents. Elles blasphémaient Dieu et
maudissaient les auteurs de leurs jours et la génération de
l'homme; les temps, les lieux et leurs enfants, et les enfants de
leurs enfants.
Ensuite elles descendirent tumultueusement, en
élevant de grands cris, sur ce fatal rivage où descendra quiconque
n'a pas craint le Dieu des vengeances. Le pilote infernal les
rassemble d'un coup d'oeil, en agitant ses prunelles embrasées, et
frappe avec son aviron celles qui se reposent sur les bancs de sa
nacelle. Comme on voit le faucon tomber au cri de l'oiseleur, ou
les feuilles d'automne se détacher une à une, jusqu'à ce que
l'arbre ait rendu sa dépouille à la terre: ainsi les tristes
enfants d'Adam tombaient dans la barque, et traversaient l'onde
noire; mais ils ne touchaient pas encore l'autre bord qu'une
seconde foule pressait déjà le rivage.
— Mon fils, dit le poëte, tous ceux qui meurent dans
la colère de Dieu se rassemblent ici de toutes les régions, et
s'empressent d'arriver au delà du fleuve; car la rigueur de cette
justice qui les poursuit donne à leur effroi l'emportement du désir
[9]. Une âme juste ne se montra jamais sur ces rives
funestes; aussi tu vois combien le nocher des Enfers s'irrite de
t'y voir.
Comme il parlait, ces noires campagnes s'ébranlèrent
si fortement, qu'au souvenir seul j'éprouve encore une sueur
glacée: des vents s'échappaient de la terre plaintive, et des
éclairs sanglants sillonnaient les ombres.
Je tombai alors sans sentiment, comme un homme
enchaîné d'un profond sommeil.
NOTES
SUR LE TROISIÈME CHANT
[1] On entrevoit, dans cette fameuse
inscription, le génie et les défauts de Dante. D'abord le trois
fois per me si và établit une harmonie monotone et lugubre,
très conforme au sujet, et donne un air plus imposant et plus
brusque à cette porte personnifiée qui prend tout à coup la parole.
Mais on voit bientôt que le poëte, n'ayant pas gradué ses
expressions, n'a pas songé à faire passer le lecteur d'une moindre
sensation à une plus forte. Eterno dolore précède mal à
propos perduta gente; ensuite il dit plus mal à propos
encore que l'Enfer a été construit par le primo amore, joint
à la divina potestate et à la somma sapienza. Jamais
l'amour n'a pu concourir à la construction de l'Enfer; c'était
assez de la puissance et de la justice que le poëte vient de
nommer; il paraît qu'il a sacrifié la convenance au plaisir
d'exprimer la trinité en deux vers. Enfin, dans le grand trait qui
termine l'inscription, peut-être fallait-il laissez
l'espérance, et non laissez toute espérance. L'espérance
personnifiée en aurait eu plus de vie et de force; ce que je n'ose
pourtant affirmer.
Quoi qu'il en soit, cette inscription est d'une si
grande beauté, qu'on ne peut assez l'admirer, d'abord par la place
qu'elle occupe, et ensuite par sa forme.
Qu'on songe en effet combien il était difficile de
donner une inscription aux Enfers; et combien, même après avoir eu
la sublime idée d'en personnifier la porte et de la faire parler,
il était difficile de lui prêter des paroles convenables. Elle dit
en peu de mots quand et pourquoi elle fut construite, sa
destination actuelle et sa durée future. Par ce vers: La main
qui fit les cieux posa mes fondements, elle agrandit encore
l'image qu'on se fait du créateur: je le vois d'une main arrondir
la voûte des Cieux et creuser les Enfers de l'autre. Il faut
admirer ces formes de style: c'est moi qui vis tomber; c'est moi
qui vois passer; c'est par moi qu'on arrive. Il faut s'arrêter
à la belle attitude de cette porte qui voit par une de ses faces la
naissance du temps, et l'éternité par l'autre. Il faut enfin se
pénétrer de la dernière pensée qui invite l'homme à laisser
l'espérance, elle qui ne nous quitte ni à la vie ni à la mort! On
sait comment Milton s'est approprié ce grand trait.
[2] Il règne dans cette tirade une
grande beauté d'harmonie initiative; l'aria senza tempo
tinat ressemble beaucoup au loca senta situ de Virgile.
À propos de l'aer senza stelle, on peut faire une
observation sur ces mystères qu'on appelle caprices de
langue, sur ces rapports secrets qui font que les mots
s'attirent ou se repoussent entre eux. Le poëte dit un air sans
étoiles ce qui n'a point de physionomie: parce que, les idées
d'air et d'étoiles ne formant pas une association
dans notre esprit, on ne gagne rien à les séparer: le mot
air a plus de rapport avec le jour, puisqu'il en réveille
d'abord le souvenir. Un ciel sans étoiles, n'aurait point
été non plus une expression assez mélancolique, parce que la
liaison entre les étoiles et le ciel n'est pas encore assez
étroite, et que le seul mot ciel est trop voisin de la
sérénité du jour. Enfin une nuit sans étoiles produit de
l'effet, parce qu'il existe une telle association entre la nuit et
les étoiles qu'on ne peut nommer l'une sans réveiller l'idée des
autres, ni les séparer sans donner un contrecoup à l'imagination.
La nuit annonce une obscurité que ces mots sans étoiles
rendent terrible. (Voyez la note 2 du chant XXI. )
[3] On ne sait où Dante a pris cette
histoire des anges neutres qui attendirent l'événement, et
voulurent se déclarer pour les heureux.
[4] C'est saint Célestin, cinquième
du nom, qui abdiqua la tiare, après neuf mois de siége, s'étant
laissé effrayer par Boniface VIII, alors cardinal, qui lui persuada
qu'on ne pouvait être pape et faire son salut. Célestin, homme
pieux et faible, se retira dans un ermitage, et fonda l'ordre qui
porte son nom.
[5] On voit ici le premier supplice
que le poëte ait encore décrit: les âmes égoïstes et paresseuses y
sont condamnées à une course sans fin et aux piqûres des insectes;
ce qui contraste avec leur goût pour les jouissances personnelles
et leur indifférence pour les devoirs de la société. Voltaire
peint, d'un seul vers ces esprits: Trop faibles pour servir,
trop paresseux pour nuire.
[6] Le fleuve qu'on rencontre au
vestibule des Enfers est l'Achéron. On passe après lui le Styx,
ensuite le Phlégéton, et enfin le Cocyte; car le Léthé coule au
Purgatoire, où les fautes sont oubliées. C'est ainsi que Dante
accommode les idées du paganisme à son Enfer chrétien.
On verra au XIVe Chant une belle allégorie sur ces
quatre fleuves. Tout le monde connaît celle que Platon avait
imaginée d'après la signification primitive du nom de chacun. Ce
philosophe, qui en a tant conté aux Grecs, leur disait que l'âme,
ornée des plus belles connaissances, sortait du sein de Dieu, pour
venir habiter un corps et commencer son pélerinage. Elle oubliait
d'abord, en passant le Léthé, toutes ses idées premières, et le
souvenir de sa céleste patrie: bientôt elle trouvait l'Achéron, qui
signifie privation de joie; ensuite le Styx, fleuve de
tristesse; et le Cocyte, plaintes et pleurs; enfin,
le Phlégéton, douleur brûlante et forcenée, dernier degré du
désespoir. Ainsi la terre était, selon Platon, le véritable Enfer,
où l'âme gémissait dans les angoisses, jusqu'à ce que la mort vînt
rompre ses liens, et la rejoindre à la source de son être et de sa
félicité.
[7] Le vieillard qui passe les âmes
est quelque ange de ténèbres qui trouve ici son Enfer.
[8] On ignore à quel passage le
nocher fait allusion; on voit seulement que les deux poëtes sont
transportés au delà du fleuve, et qu'ils s'y trouvent sans savoir
comment ils y sont arrivés. Les réprouvés seuls étaient reçus dans
la barque de Caron.
[9] Sainte Thérèse dit qu'une âme
criminelle, au sortir de son corps, ne trouvant point de lieu qui
lui soit plus propre et moins pénible que l'Enfer, s'y précipite
comme dans son centre, et dans le seul asile qui lui reste contre
la colère de Dieu.
CHANT IV
ARGUMENT
Dante se réveille au delà du fleuve, sur le bord des limbes qui forment le premier cercle des Enfers. — Il y voit les enfants morts sans baptême et les hommes qui n'ont suivi que la loi naturelle.
La voix lugubre de la foudre rompit ce long assoupissement, et je me relevai dans l'agitation d'un homme qu'on éveille en sursaut. Rien n'arrêtait encore ma vue errante; mais, en fixant plus attentivement ces lieux, il se trouva que j'étais penché sur le bord de l'abîme, d'où le bruit sourd et confus des gémissements et des pleurs remontait jusqu'à moi.
La bouche de l'abîme était vaste, profonde et si ténébreuse, que j'enfonçais mon regard dans son centre sans y rien distinguer.
— Or, descendons, il est temps, dans cet empire de la nuit et de la douleur, me dit mon guide pâlissant.
Et moi qui vis son trouble:
— Comment pourrai-je vous suivre si vous, qui souteniez ma vertu, partagez mon effroi?
Il me répondit:
— Les souffrances de tant d'êtres à jamais perdus dans ces gouffres troublent mon visage de cette compassion que tu prends pour l'épouvante. Allons, nos moments s'écoulent, et la longueur du voyage nous presse.
Aussitôt il s'avance, et je descends après lui sur le premier cercle dont le contour embrassait l'abîme.
Là, mon oreille fut troublée, non des cris, mais des soupirs dont l'antique nuit était sans cesse émue: c'est là qu'une foule d'époux, de mères et d'enfants, étaient plongés dans un deuil éternel.
— Tu ne demandes point, me dit le sage, quelles sont ces âmes: apprends qu'elles n'ont point péché, et que le courroux du Ciel les épargna; mais la plupart n'ont pas reçu l'eau salutaire qui lave les enfants de Christ; et celles qui vécurent avant les jours du christianisme n'ont pas honoré le vrai Dieu du culte qu'il demande. Moi-même, je suis avec elles perdu pour avoir ignoré, et malheureux d'avoir sans cesse le désir et jamais l'espérance.
Ces paroles remplirent mon coeur d'une grande amertume; car j'avais reconnu, parmi ces ombres errantes, des personnages vertueux et renommés, et, pour augmenter en moi cette lumière qui dissipe la nuit de nos erreurs:
— Apprenez-moi, dis-je à mon guide, si jamais un seul de vous a pu, par sa propre vertu, ou par une assistance étrangère, remonter de ces bords vers les lieux de la...