LIVRE NEUVIÈME
I
O bon Jésus ! quand tes guerriers virent les murs de cette terrestre Jérusalem, que de ruisseaux de larmes coulèrent de leurs yeux! le corps incliné, ils saluèrent aussitôt ton saint sépulcre du bruit qu'ils firent en tombant la face contre terre, et ils t'adorèrent, toi qui as été renfermé dans ce sépulcre, et qui es maintenant assis à la droite de ton Père, d'où tu viendras pour juger tous les hommes; alors réellement tu arrachas de leur sein un cœur de pierre, pour y substituer un cœur de chair, et tu mis en eux ton Saint-Esprit, et en ce moment ils combattaient contre tes ennemis, depuis longtemps en possession de cette ville, beaucoup plus efficacement par leurs larmes qu'ils ne l'eussent fait en lançant leurs javelots, car ainsi ils t'excitaient à venir à leur secours, et leurs larmes, quoiqu'elles coulassent à terre, montaient abondamment vers toi, leur défenseur. Leur oraison finie, ils s'avancèrent vers la royale cité, et la trouvant occupée par les ennemis du roi du ciel, ils dressèrent leurs tentes alentour dans l'ordre suivant : au septentrion campèrent les deux comtes de Normandie et de Flandre, près de l'église de Saint-Etienne, premier martyr, lapidé en ce lieu par les juifs; le duc Godefroi et Tancrède occupèrent le côté de l'occident, le comte de Saint-Gilles dressa ses tentes au midi, sur la montagne de Sion, vers l'église de Sainte-Marie, mère du Seigneur, lieu où il fit la cène avec ses disciples. Les tentes ainsi disposées autour de Jérusalem, tandis qu'ils se reposaient de la fatigue et des travaux du voyage, et préparaient des machines pour attaquer la ville, Raimond Pelet et Raimond de Taurine, et plusieurs autres sortirent du camp pour éclairer le pays d'alentour, de peur que les ennemis ne-vinssent sur eux à l'improviste, et ne les prissent au dépourvu. Ils trouvèrent trois cents Arabes, les combattirent, les vainquirent, en tuèrent plusieurs et emmenèrent trente chevaux. Les Chrétiens attaquèrent Jérusalem le dixième jour de juin, seconde férié de la deuxième semaine, mais ils ne la prirent pas ce jour-là, cependant leur attaque ne fut pas inutile, ils abattirent tellement le rempart de la ville, qu'ils dressèrent une échelle contre le mur principal, et que s'ils avaient eu une quantité suffisante d'échelles, cette première attaque eût été la dernière, car ceux qui montèrent à l'échelle combattirent longtemps de près avec les ennemis, à l'épieu et à l'épée. Il périt dans ce combat beaucoup des nôtres, mais encore beaucoup plus des leurs; les heures du soir, peu propres au combat, interrompirent la lutte, et la nuit survenant rendit le repos aux deux partis. Cependant les nôtres, pour avoir été cette fois repousses, eurent à subir de longues éternelles souffrances, car ils furent dix jours sans pouvoir trouver du pain à manger, jusqu'à ce qu'enfin il en arriva au port de Jaffa des navires chargés; ils furent grandement tourmentés de la soif, parce que la fontaine de Siloé, qui jaillit au pied de la montagne de Sion, suffisait à peine pour désaltérer les hommes, et qu'il fallait, pour envoyer boire ailleurs les chevaux et autres bestiaux, six mille hommes accompagnés d'une forte escorte de chevaliers; l'eau était donc fort chère parmi eux, et se vendait à haut prix. Les chefs ayant tenu conseil, choisirent des chevaliers pour aller aux navires, et les défendre contre les étrangers, ainsi donc, au. petit point du jour, sortirent du camp cent chevaliers de l'armée du comte de Saint-Gilles; entre autres Raimond Pelet, familier à tous les travaux de la guerre, et ennemi de l'oisiveté, avec lui venaient un autre Raimond de Taurine, Achard de Montmerle et Guillaume de Sabran ; ils marchaient vers le port, tout prêts au combat ; en route ils détachèrent trente d'entre eux pour reconnaître les petits chemins et découvrir si les ennemis s'approchaient : ces trente, après avoir avancé quelque peu, aperçurent de loin soixante et dix Turcs et Arabes. Quoiqu'en petit nombre, ils n'hésitèrent pas à les attaquer, mais les ennemis étaient si nombreux que cette poignée des nôtres ne leur put résister ; les nôtres cependant envoyèrent à la mort éternelle ceux qui avaient soutenu leur premier choc. Ils avaient cru, après cette première attaque, pouvoir se retirer, mais entourés par la foule des ennemis, ils ne purent accomplir leur dessein : là périt Achard, éminent et vaillant homme de guerre, et avec lui des gens de pied.
Avant que le combat commençât, un messager avait couru sur un cheval rapide, annoncer à Raimond Pelet que les Arabes et les Turcs avaient attaqué les nôtres; ce qu'ayant ouï Raimond, il partit sans délai, donnant des talons dans le ventre de son cheval : cependant il n'arriva pas assez tôt, Achard était déjà mort; mais avant d'expirer, il avait fait payer sa vie de beaucoup de sang, et sa mort de la mort de plusieurs. Lorsque les ennemis virent de loin arriver les nôtres, ils se prirent à fuir, comme la colombe fuit d'une aile tremblante devant le vautour ; ils tournèrent le dos aux nôtres, qui les poursuivirent et en tuèrent beaucoup, ils retinrent un Turc vivant, afin qu'il leur découvrît les ruses de ses camarades, et les avertît de ce qu'ils comptaient faire contre eux. Ils prirent cent trois chevaux, qu'ils envoyèrent au camp, et allèrent aux vaisseaux accomplir la mission dont on les avait chargés. Ils apaisèrent leur faim sur ces navires chargés de vivres, mais n'y trouvèrent pas de quoi soulager leur soif, cette soif était telle dans l'armée des assiégeants, qu'ils creusaient la terre et y appliquaient leurs bouches pour en sucer l'humidité, et qu'ils léchaient la rosée sur les pierres : ils cousaient ensemble les peaux fraîches des bœufs et des buffles et des autres animaux, et lorsqu'ils allaient faire boire les chevaux, ils les accompagnaient jusqu'au nombre de six mille guerriers armés, remplissaient d'eau ces peaux, et buvaient cette eau fétide; plusieurs se privaient de manger autant qu'il était possible, parce que cette diète calmait l'ardeur de leur soif: et qui eût pu croire que la faim servît à quelque chose! que la douleur chassât la douleur! Tandis qu'ils étaient livrés à ces souffrances, les chefs faisaient apporter de lieux très éloignés des poutres et des bois pour construire des tours et des machines propres à attaquer la ville. Lorsqu'elles furent arrivées, Godefroi, le chef de l'armée, fit construire sa tour et ordonna qu'on la conduisit sur la plaine située à l'orient; en même temps le vénérable comte de Saint-Gilles ayant élevé une tour du même genre, la fit approcher de la ville du côté du midi. La cinquième férié, les nôtres célébrèrent un jeûne, et distribuèrent des aumônes aux pauvres, et la sixième férié, lorsque commença à briller la pure lumière de l'aurore, d'excellents hommes de guerre montèrent dans les tours et appliquèrent des échelles aux remparts; les Infidèles, habitants de cette illustre ville, furent saisis de stupeur et de tremblement lorsqu'ils se virent entourés d'une telle multitude; et reconnaissant que leur dernier jour était proche, et que la mort était suspendue sur leurs têtes, ils commencèrent à se défendre avec âpreté et à combattre comme des hommes sûrs de mourir. Au dessus de tous paraissait dans sa tour le duc Godefroi, non pas alors comme chevalier, mais comme archer; le Seigneur dirigeait son bras dans la mêlée et ses doigts dans le combat, et les flèches qu'il lançait perçaient le sein des ennemis et les traversaient de part en part : près de lui étaient ses deux frères, Eustache et Baudouin, comme deux lions aux côtés d'un lion, soutenant de rudes coups de traits et de pierres, dont ils rendaient avec usure quatre fois la valeur. Et qui pourrait raconter tout ce qu'ont fait ces courages invincibles, quand l'éloquence de tout ce qu’il existe aujourd'hui d'orateurs ne peut suffire à tant de louanges? Tandis qu'ainsi l'on combattait sur les remparts, une procession marchait autour de ces mêmes remparts, portant des châsses de saints, des reliques et de saints autels.22
Tout le jour on se porta des coups mutuels, mais lorsqu'approcha l'heure où le Sauveur des hommes se soumit à la mort, un certain chevalier nommé Lutold, s'élança le premier hors de la tour et fut suivi de Guicher, guerrier qui avait de sa propre main abattu un lion et l'avait tué ; deux de ses chevaliers le suivirent, et tous ensuite vinrent après leurs chefs ; alors furent mis de côté les arcs et les flèches, et ils saisirent leurs foudroyantes épées; ce que voyant les ennemis, ils quittèrent aussitôt la muraille, et s'élancèrent à terre où les guerriers de Christ les suivirent d'un pas rapide et avec de grands cris : le comte Raimond ayant, entendu ces cris au moment où il s'occupait à se rapprocher du mur, il comprit aussitôt que les Francs étaient dans la ville : « Que faisons nous ici ? » dit-il à ses chevaliers; « les Francs prennent la ville et font entendre le bruit de leurs grands cris et de leurs grands coups. » Alors il marcha rapidement avec sa troupe vers la porte située contre la tour de David, et appelant ceux qui étaient dans le fort, leur dit de lui ouvrir : aussitôt l'émir qui gardait le fort, connaissant qui c'était, lui ouvrit la porte, et commit à sa foi lui et les siens pour les protéger, afin qu'ils échappassent à la mort; mais le comte dit qu'ils n'en feraient rien, à moins qu'il ne lui remît la tour; l'émir y consentit de bonne grâce, et le comte lui fit toutes les promesses qu'il avait demandées; mais le duc Godefroi n'ambitionnait ni fort, ni palais, ni or, ni argent; et à la tête des Francs il s'appliquait à faire payer aux ennemis le sang des siens répandu autour de Jérusalem et à venger les outrages et les ignominies dont ils avaient accablé les pèlerins. Dans aucun combat il n'avait trouvé tant d'occasions de tuer, non pas même sur le pont d'Antioche où il pourfendit le géant infidèle, lui et Guicher, ce chevalier qui avait coupé en deux le lion, et des milliers d'autres chevaliers d'élite, allaient détranchant des corps d'hommes de la tête aux pieds, de droite à gauche et par tous les bouts. Les ennemis ne pouvaient fuir, cette multitude confuse se faisait empêchement à elle-même ; ceux qui cependant purent échapper à un tel massacre entrèrent dans le temple de Salomon, et s'y défendirent l'espace d'un long jour; mais comme le soir approchait, les nôtres craignant que le soleil ne vînt trop tôt à se coucher, redoublèrent d'efforts, et faisant irruption dans l'intérieur du temple, s'y précipitèrent, et tous ceux qui étaient dedans furent misérablement misa mort. Là se répandit tant de sang humain que les mains et les bras, séparés du corps, nageaient sur le pavé du temple, et, portés par le sang décote et d'autre, s'allaient joindre à d'autres corps, de manière qu'on ne pouvait discerner à quel cadavre appartenaient les membres qui se venaient unir à un cadavre mutilé. Les guerriers qui exécutaient ce carnage étaient eux-mêmes incommodés des chaudes vapeurs qui s'en exhalaient, après avoir accompli cette boucherie impossible à décrire, ils se laissèrent quelque peu adoucir aux sentiments de la nature et conservèrent la vie à quelques jeunes hommes et quelques jeunes femmes, qu'ils attachèrent à leur service; puis parcourant les rues et les places, ils enlevèrent tout ce qu'ils trouvèrent, et chacun garda pour lui ce qu'il avait pris. Jérusalem était alors remplie de biens temporels et il ne lui manquait rien que les félicités spirituelles.
Aucun donc des pèlerins venus à Jérusalem ne demeura dans la pauvreté; enrichis de tant de biens, ils marchèrent d'un pas joyeux au Saint-Sépulcre du Seigneur, et rendant grâces à celui qui y avait reçu la sépulture, ils allèrent y déposer leurs péchés mortels. Ce jour, ainsi qu'il avait été prédit par le prophète, glorifia le sépulcre du Seigneur: Tous s'avancèrent, non pas sur leurs pieds, mais prosternés sur leurs genoux et leurs coudes, et inondèrent le pavé d'une pluie de larmes ; après cette offrande d'une solennelle dévotion, ils se rendirent dans leurs maisons, à eux destinées par le Seigneur, et, cédant aux besoins de la nature, accordèrent à leurs corps brisés des aliments et du sommeil. Le lendemain, lorsque l'aurore montra à la terre ses premiers rayons, pour qu'il ne demeurât dans la ville aucun lieu propre à des embûches, ils coururent en armes au temple de Salomon pour y exterminer ceux qui étaient montés sur le faîte, il s'y était réfugié une grande quantité de Turcs, qui alors en auraient fui volontiers s'ils eussent pu prendre des ailes et s'envoler; mais la nature, qui leur avait refusé des ailes, leur fournit l'issue malheureuse de leur misérable vie : voyant les nôtres venir à eux sur le faîte du temple, ils se jetaient au devant des épées nues, aimant mieux succomber par une très prompte mort, que de périr longuement sous le joug d'une cruelle servitude; et ils se précipitaient aussi en bas du temple, et la terre, qui donne à tous les aliments de la vie, leur donnait la mort. Cependant les nôtres ne tuèrent pas tous ceux qu'ils trouvèrent, mais en réservèrent plusieurs à la servitude. Ensuite on ordonna de nettoyer la ville, et il fut enjoint à ceux des Sarrasins qui demeuraient en vie, d'en retirer les morts et de purifier la ville de toutes les souillures d'un si grand carnage, ils obéirent promptement, emportèrent les morts en pleurant, et élevèrent hors des portes des bûchers élevés comme des citadelles ou des bâtiments de défense; ils rassemblèrent dans des paniers les membres coupés, les emportèrent dehors, et lavèrent le sang qui souillait le pavé des temples et des maisons.
II
Après avoir ainsi purgé de tout ennemi la ville dite pacifique, il fallut que les nôtres s'occupassent de faire un roi, en choisissant l'un d'entre eux pour gouverner une si grande ville et un peuple si nombreux. Du jugement de tous, d'un vœu unanime, et du consentement général, Godefroi fut élu le huitième jour après celui où ils avaient attaqué la ville. A bon droit se réunit-on sur un pareil choix, car il se montra tel dans son gouvernement qu'il fit plus d'honneur à la dignité royale qu'il n'en reçut d'elle; soit que nous contemplions, nous indignes, les royales facultés de son corps, ou les richesses plus que royales de son âme, nous pensons qu'il a été égal à la dignité qui lui a été conférée sur la ville de Jérusalem, il se montra si excellent et si supérieur en royale majesté que, s'il se pouvait faire que tous les rois de la terre se vinssent réunir autour de lui, il serait, au jugement de tous, reconnu le premier en vertus chevaleresques, beauté de visage et de corps, et excellence de noble vie. il était convenable qu'ensuite: après avoir élu l'honorable chef qui devait gouverner honorablement leurs corps, ils se choisissent un guide de leurs âmes, qui fût de même sorte : ils élurent donc un certain clerc nommé Arnoul, très versé dans la science des lois divines et humaines. Cette élection eut lieu le jour de la fête de Saint-Pierre-aux-Liens, laquelle fête s'appliquait parfaitement à celle immaculée cité, qui, si longtemps enchaînée dans les liens du démon, fut, du jour qu'elle eut un évêque, libre et déliée. C'est ainsi que, comme on l'a dit, la nation des Francs pénétra à force de combats jusqu'au sein de l'Orient, et, avec l'aide divine, purifia Jérusalem de l'ordure des Gentils, qui l'avaient souillée pendant environ quatre cents ans. La consécration canonique d'un saint évêque en cette ville et l'élévation d'un roi rendit le nom des Francs célèbre par tout l’Orient, et fit reluire, même aux yeux des Infidèles, la toute-puissance de Jésus-Christ, crucifié en ce lieu. Après que l'évêque et le roi eurent été joyeusement consacrés, des députés de la ville de Naplouse vinrent, attirés par la splendeur de cette lumière de grâce, vers le roi Godefroi, et lui apportèrent un message de leurs concitoyens, le priant de leur envoyer quelqu'un des siens pour les recevoir eux et leur ville sous son gouvernement et sa domination, car ils voulaient que son empire s'étendît sur eux, parce qu'ils aimaient mieux être gouvernés par lui que par d'autres. Naplouse est une ville de la Carie, province d'Asie, le roi ayant tenu conseil, leur envoya son frère Eustache et Tancrède accompagnés d'une grande troupe de chevaliers et de gens de pied, ils les reçurent avec toutes les marques d'un grand respect et se remirent eux et leur ville sous la domination de Godefroi.
III
Lorsqu'ils eurent ainsi fait, ce serpent tortueux et rampant, qui envie toujours les félicités des fidèles, sentit une violente douleur de voir s'étendre ainsi la gloire du nom chrétien et s'agrandir le royaume de Jérusalem régénérée. Il excita violemment contre eux l'émir de Babylone, Clément ou plutôt l'Insensé,23 et souleva avec lui tout l'Orient. Il espérait, cet audacieux auteur de toute malice, les exterminer entièrement eux et leur ville, et effacer complètement la mémoire du sépulcre du Seigneur. Mais de même que sont vaines les pensées des hommes, de même s'évanouit leur puissance, Clément rassembla tout ce qu'il put de gens et marcha vers Ascalon en pompeux appareil : lorsqu'il y fut arrivé, un messager vint en toute diligence en apporter a...