NOTICE
SUR LE
CLOCHER DE LECTOURE
PAR
Eugène Camoreyt
Membre de plusieurs sociétés savantes
Lectoure
C. SALLESSES, Imprimeur - Éditeur 1899
Cf. C. Cézerac, « Le clocher de Lectoure en 1761 », Revue de Gascogne, 1902, pp. →-78.
LE CLOCHER DE LECTOURE
Ce n'est pas la première fois qu'un Lectourois donne ce titre « Le Clocher de Lectoure » à une étude historique et archéologique sur ce monument. Ce travail, introuvable aujourd'hui, se distinguait surtout par sa tournure littéraire et par la sincérité de son auteur fort mal renseigné.
Déjà, Roquelaure dans ses Mémoires avait dit « le clocher de Lectoure » sans autre indication. Ce clocher célèbre n'avait pas besoin d'une plus précise désignation, et, du reste, au temps du spirituel Gascon, et de même au nôtre, la ville de Lectoure et ses faubourgs n'étaient plus hérissés de clochers comme autrefois, clochers dont toujours celui qui nous reste, bien dégradé hélas ! était le premier et le plus grand.
Ce n'est donc que pour les étrangers que nous dirons que c'est du clocher de l'antique Cathédrale Saint-Gervais et Saint-Protais de Lectoure qu'il s'agit.
I
Les parties le plus anciennes de cette cathédrale se trouvent dans la nef, où l'on distingue encore les énormes contreforts intérieurs pour couvrir cette nef, avec deux coupoles sur pendentifs, qui auraient eu chacune l4 mètres de diamètre [1]. Les sept grands arceaux gigantesques, en arc brisé nécessaires pour ces coupoles et posant sur les contreforts furent certainement achevés. Cela implique, pensons-nous, que les pendentifs le furent aussi.
Dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, sous l'épiscopat de Géraud de Montlezun, évêque de Lectoure et très grand constructeur, des colonnettes furent accolées aux angles des contreforts, à l'intérieur de la nef, et les deux travées de cette nef reçurent, à la place des coupoles, des voûtes ordinaires. Mais, elles s'alliaient sans doute pour le mieux par leur forme avec les deux carrés limités par les sept grands arceaux, ou, plutôt, avec les deux cercles formés par les huit pendentifs.
C'est en même temps qu'aurait été bâti un grand clocher, à l'angle extérieur nord-ouest, de la nef qui est orientée. Ce clocher passait en effet dans la tradition, et d'après une histoire d'Angleterre, pour avoir été élevé du temps de la domination anglaise, sinon par les Anglais eux-mêmes. Cette domination anglaise s'affirma ici et devint réellement effective en 1273, juste pendant l'épiscopat de notre richissime et très actif évêque Géraud.
Ce clocher figure avec sa flèche sur une vue de Lectoure faite vers l'an 1380 par le notaire Pey de Mayrés, des environs de Lectoure et attaché aux Comtes d'Armagnac. Sur son dessin, la tour donjon carrée paraît romane et seule la flèche ajourée semble être du XIIIe siècle.
Lors du funeste siège de Lectoure en 1472–1473 par l'armée du roi de France, ce clocher très peu éloigné du camp des assiégeants qu'il dominait [2] servait tous les jours aux assiégés de point d'observation pour découvrir les dispositions de l'ennemi et l'opportunité des sorties qui furent nombreuses et très meurtrières.
Le siège menaçait ainsi de s'éterniser ; il y allait d'ailleurs de l'indépendance de la Gascogne ou de son autonomie, sous son seigneur légitime et fort aimé, quoiqu'en aient dit mensongèrement, pour le perdre, ceux qui convoitaient son princier héritage. Alors survint un traité de paix qui, de la part des deux Balzac sénéchaux sanguinaires et traîtres commandant l'armée du roi, fut aussitôt enfreint.
Les troupes royales une fois entrées librement dans la ville mirent tout au pillage et à feu et sang, commençant par tuer et dépouiller dans la cathédrale un prêtre qui disait la messe. Notre prince, le comte Jean V d'Armagnac qui commandait la ville et qui, sur la foi du traité, s'était retiré dans sa maison particulière, la tour Ste Gemme, sise à environ 25 mètres de l'angle sud-ouest de notre grande église, fut également assassiné des premiers. Voici ce qu'en dit un scribe du temps sur une feuille de garde du cartulaire de Mirande :
Lan M IVe LXXIII e lo prumer disapte de caresme fo tuat et mort johan comte darmanhac dedens sa crampa a leytora Per las gens deu my, e fo gran tribulatio en tot gasconha.
« L'an 1473 et le premier samedi de carême (6 mars) fut tué et mort Jean, comte d'Armagnac, dans sa chambre à Lectoure, par les gens du roi, et fut grande tribulation en toute la Gascogne. »
En outre de sa double muraille et des tours de ses huit doubles ou triples portes, Lectoure avait un grand nombre de maisons fortes avec des tours. Le feu ne pouvant rien contre ces fortifications, tout fut démoli et rasé à hauteur de décombres.
Voici comment rapportait l'ensemble de ces événements Guillaume Bordes notaire à Lectoure en marge de l'un de ses registres :
In islo anno MCCCCLXXII in mense novembris fuit oppositum obsidium ante lectorem et duravit usque ad VI diem martii que fuit sabati in illa hera civitas lectora fuit combusta et destructa per senescallum bellicarii et agenensem nomine domini nostri regis et domino joannes comes armanacus fuit occisus per gentes regis.
« En cette année 1472 dans le mois de novembre, fut mis le siège devant Lectoure, et il dura jusqu'au sixième jour de mars qui fut un samedi. À cette heure la cité de Lectoure fut brûlée et détruite par les sénéchaux de Beaucaire et d'Agenais (Ruffec et Robert de Balzac), pour notre seigneur le roi ; et le seigneur Jean comte d'Armagnac fut tué par les gens du roi. »
Le clocher, qui avait servi si longtemps à arrêter les efforts et à déjouer les ruses des deux scélérats et la façade de la cathédrale tout au moins, furent naturellement ce qu'ils firent abattre tout d'abord. Nous ignorons le sort des autres églises et des couvents ; nous savons seulement que ces derniers n'échappèrent pas au pillage. Mais les papiers du temps parlent de la « destruction » ou de la « démolition de Lectoure » sans faire de réserves. Il ne resta de vivants dans la ville brûlée et rasée, dit Jean de Troyes, que la comtesse d'Armagnac, trois femmes et trois ou quatre hommes [3].
II
Ce n'est guère que vers l'année 1480 que Lectoure commença à se bien repeupler et à se relever effectivement de ses ruines. Déjà en 1474, Louis XI, qui avait sans doute été trompé et dont les ordres avaient été vraisemblablement dépassés, avait ordonné la reconstruction de Lectoure et il fit inviter les populations du pays à envoyer des ouvriers pour y coopérer. Les nouveaux habitants furent exemptés de touts impôts pendant cinquante-sept ans et le 3 février 1474 le siège de la sénéchaussée d'Armagnac, qui avait été établi à Auch au mois de mai de l'année précédente, y fut transféré [4].
Ce fut en 1487 que l'on pensa sérieusement à rebâtir tout ce qui avait été renversé de la cathédrale. Ce n'étaient peut-être que le chœur et six des robustes arceaux de la nef, élevés autrefois pour les coupoles, qui étaient restés debout. L'arceau qui était derrière la façade avait suivi sans doute la chute de cette façade et du grand clocher attenant.
L’évêque de Lectoure Pierre d'Absac, les chanoines ou « commis de l'église » firent venir pour la réédification un maître « peyre » Tourangeau, Mathieu Reguaneau, qui vint s'établir à Lectoure, cette même année 1487. Peyre - « travailleur de pierre » - tel était le titre chez nous, en Gascogne, de ces admirables artistes du moyen âge, à la fois architectes, ingénieurs, sculpteurs et peintres décorateurs et doreurs d'architecture, et qui ne se contentaient pas de diriger mais mettaient encore les mains à la pâte, comme de simples ouvriers [5].
L'année suivante, 1488, Mathieu Reguaneau, se mit à l'œuvre. Il jeta les fondements du nouveau clocher, à la place de l'ancien moins vaste sans doute, par un de ces très larges empattements en façon d'escalier caché dans le sol. Pour la façade il se servit de quelques soubassements de l'ancienne qu'avaient préservé les décombres des parties supérieures, C'est par suite que les contreforts extérieurs de cette façade, perpendiculaires aux murailles, à l'inverse de ceux du clocher, furent reconstruits. Il en fut de même, bien entendu, des deux énormes contreforts intérieurs attenants à cette façade.
Sur le haut de ces contreforts intérieurs, sur lesquels portait l'arceau détruit que Reguaneau dut refaire tel que nous le voyons encore, il n'oublia pas de rétablir les passages pour aller au-dessus des six autres demeurés alors debout, comme ces passages même en sont une preuve. Les six arceaux n'existant plus, ils s'ouvrent ou s'ouvriraient aujourd'hui dans le vide s'ils n'avaient été arrêtés ou bouchés à leurs deux extrémités.
Très rapidement sans doute, le nouveau clocher sortit du sol et c'est sur la voussure de sa porte d'entrée qui s'ouvra dans l'église que l'architecte fit inscrire la date du commencement de son grand travail. Elle est en caractères gothiques creusés dans la pierre et remplis d'une pâte noirâtre composée de cire et de résine. Voici cette inscription :
« DE L'INCARNATION, MILLE QUATRE CENT QUATRE-VINGT-HUIT. »
L'année commençait à Lectoure le 25 mars et finissait le 24 mars suivant. C'est donc en l'année 1488–1489 (nouveau style) que furent commencés le clocher de Lectoure et la grande façade occidentale qui lui fait suite.
Malgré les grandes dimensions de ce clocher qui occupe encore à sa sortie de terre 170 mètres carrés et de la façade qui en occupe 425, ces très importantes constructions dans une ville ruinée depuis peu, ne demandèrent guère qu'une dizaine d’années pour arriver à leur complet achèvement.
Dans son testament fait en 1504 et qu'on pourra lire ci-après, Mathieu Reguaneau parle des sommes qui lui étaient encore dues pour l'achèvement de l'aiguille du clocher « por la agulha deu clochier acheber » Le bouton au sommet de cette aiguille était à 88 mètres au-dessus du sol [6].
Encore n'avait-il travaillé à cette grande œuvre de la cathédrale que temps par temps. Il avait, dans les intervalles sans doute, bâti sur la façade du nord un élégant et haut clocheton qui se voit encore et qui peut donner une idée des dispositions de la grande flèche disparue après trois siècles d'existence.
De plus, il avait en 1490 sculpté deux chandeliers de pierre dans la cathédrale pour l'autel des âmes du purgatoire. Il avait encore travaillé aux cloîtres de cette même église, renversés sans doute à la suite du siège, et travaillé à la restauration de l'église du Saint-Esprit. Cette dernière, la seconde des deux grandes églises de Lectoure et dont le clocher se partage l'honneur de figurer avec le nôtre de construction anglaise sur la vue de la ville au XIVe siècle dont nous avons parlé et qui n'est qu'un résumé donnant seulement les principaux monuments de la ville [7]. Reguaneau avait encore fait en partie, la clairevoie ou la balustrade, d'une clôture qui était peut-être celle de ce petit chœur de la cathédrale renversé plus tard, au XVIe siècle ; il avait fait un tombeau, semble-t-il, dans l'église des Cordeliers ; avait refait, en 1498, l'autel de la cathédrale pour lequel il avait sculpté précédemment deux chandeliers de pierre.
En 1499, il avait encore, en qualité d'architecte de Lectoure, refait quatre piliers dans le chœur de la cathédrale d'Agen. Enfin, en 1502, il avait relevé à Lectoure la grande porte triple du front de la ville et son boulevard. Cette porte, dite la Porte de Bocouère, Porte peinte, Porte du Boulevard, Porte de Toulouse, Porte des Jacobins, etc., fut décorée par lui de peintures. C'était la porte la plus forte de Lectoure, celle d'où avait été « tirée » cette « grosse serpentine laquelle d'un seul coup tua le maître de l'artillerie du Roi et quarante aultres canonniers » (J. DE TROYES). L'arceau de son troisième passage portait d'un côté sur la formidable tour (et porte) Saint Thomas, de construction anglaise, d'après son plan, et de là partait une muraille fortifiée rétrécissant la grande rue, tout le long de la cathédrale, et venant se souder au contrefort nord-ouest du clocher de Mathieu Reguaneau [8].
En grand nombre étaient à Lectoure des maîtres « Peyres » ses contemporains ; voici les noms de ceux d'entre-eux qui furent certainement ou purent être ses collaborateurs, et méritent une mention, avant, les uns ou les autres, contribué à sa gloire.
D'abord, Pey Banchet, nommé sans doute dans son testament ; Anthoni Drolha, Anthoni Bosc, Anthoni German, Anthoni Bernia, Anthoni deu Mas, parmi lesquels doit se trouver le maître Anthoni nommé avec Banchet dans ce même testament ; puis, Bernat… Johan Rotzie, Johan Traversa, Johan de Bordas, Pey deus Carmes, James… George Angeyrolas, etc., etc. Il y a là plusieurs noms gascons, seulement le dernier ici cité est apparemment Italien.
De pareilles constructions, une telle activité - même ne savons-nous pas tout - dans une ville aussi pauvre que Lectoure l'était encore, montrent bien qu'il n'y a qu'à vouloir pour pouvoir.
Si la grande œuvre de maintes cathédrales demeura si longtemps en suspens, on peut l'attribuer à l'indifférence avaricieuse de beaucoup d'évêques.
Au contraire, l'évêque de Lectoure Pierre d'Absac, de la famille des seigneurs de la Douze en Périgord, Abbé de la Grasse, évêque de Rieux, puis de Lectoure - en 1487 - et archevêque de Narbonne, - à partir de 1494 - semble avoir été un de ces hommes bienfaisants et libéraux, grands bâtisseurs : Ce fut lui certainement qui fut le principal instigateur de la plus grande œuvre de Mathieu Reguaneau à Lectoure, la façade de la cathédrale et son clocher.
Les autres marques de sa libéralité, sont les legs qu'il fit au chapitre d...