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Malaise dans la culture
Un essai de métaphysique sur le devenir des civilisations
- 100 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
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À propos de ce livre
RÉSUMÉ :
Dans "Malaise dans la culture", Sigmund Freud explore les tensions inhérentes à la civilisation moderne. Écrit en 1930, cet essai s'inscrit dans la continuité de sa réflexion sur la psychologie collective et les pulsions humaines. Freud y analyse la manière dont les structures culturelles et sociales répriment les instincts primaires de l'individu, créant ainsi un sentiment de malaise. Il s'intéresse notamment à la dualité entre le désir de liberté individuelle et les exigences de la vie en société, qui impose des restrictions pour maintenir l'ordre et la cohésion sociale. L'auteur examine également le rôle de la religion, de la morale et de la loi dans la régulation des pulsions humaines. Freud avance que la quête de bonheur est souvent compromise par ces contraintes, engendrant une frustration collective. En s'appuyant sur ses théories psychanalytiques, il propose une réflexion sur les conflits entre le moi, le ça et le surmoi, et comment ces dynamiques internes se manifestent dans le tissu culturel. Cet ouvrage offre une critique pénétrante des fondements de la civilisation occidentale, tout en posant des questions intemporelles sur la nature humaine et le prix du progrès culturel.
L'AUTEUR :
Sigmund Freud, né le 6 mai 1856 à Freiberg, en Moravie, est l'un des penseurs les plus influents du XXe siècle. Fondateur de la psychanalyse, il a révolutionné la compréhension de la psyché humaine. Après des études de médecine à l'université de Vienne, Freud s'intéresse à la neurologie, avant de se tourner vers la psychopathologie. Sa rencontre avec Josef Breuer l'amène à développer la méthode cathartique, qui deviendra la base de la psychanalyse. Freud publie en 1900 "L'Interprétation des rêves", ouvrage fondateur où il introduit la notion d'inconscient. Au fil des années, il élabore des concepts clés tels que le complexe d'oedipe, la théorie des pulsions, et la structure tripartite de l'esprit. Freud a également écrit des essais influents sur la culture, la religion et la société, tels que "Totem et Tabou" et "L'Avenir d'une illusion". Contraint à l'exil par l'Anschluss en 1938, il s'installe à Londres, où il décède le 23 septembre 1939. Son héritage intellectuel continue de susciter débats et réflexions, faisant de Freud une figure incontournable dans les domaines de la psychologie, de la philosophie et des sciences sociales.
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Informations
III
Jusqu'ici, notre étude sur le bonheur ne nous a guère appris que ce que tout le monde savait déjà. Si nous voulons la compléter en recherchant maintenant pourquoi il est si difficile aux hommes de devenir heureux, notre chance de découvrir du nouveau ne semble pas beaucoup plus grande. Car nous avons déjà donné la réponse en signalant les trois sources d'où découle la souffrance humaine : la puissance écrasante de la nature, la caducité de notre propre corps, et l'insuffisance des mesures destinées à régler les rapports des hommes entre eux, que ce soit au sein de la famille, de l'État ou de la société. En ce qui concerne les deux premières sources, nous ne saurions hésiter longtemps, notre jugement nous contraint à en reconnaître la réalité, comme à nous soumettre à l'inévitable. jamais nous ne nous rendrons entièrement maîtres de la nature ; notre organisme, qui en est lui-même un élément, sera toujours périssable et limité dans son pouvoir d'adaptation, de même que dans l'amplitude de ses fonctions. Mais cette constatation ne doit en rien nous paralyser ; bien au contraire, elle indique à notre activité la direction à suivre. Si nous ne pouvons abolir toutes les souffrances, du moins sommes-nous capables d'en supprimer plus d'une, d'en apaiser d'autres : une expérience plusieurs fois millénaire nous en a convaincus. Nous observons toutefois une attitude différente envers la troisième source de souffrance, la souffrance d'origine sociale. Nous nous refusons obstinément à l'admettre, nous ne pouvons saisir pourquoi les institutions dont nous sommes nous-mêmes les auteurs ne nous dispenseraient pas à tous protection et bienfaits. De toute façon, si nous réfléchissons au déplorable échec, dans ce domaine précisément, de nos mesures de préservation contre la souffrance, nous nous prenons à soupçonner qu'ici encore se dissimule quelque loi de la nature invincible, et qu'il s'agit cette fois-ci de notre propre constitution psychique.
En abordant l'examen d'une telle éventualité, nous nous heurtons à une assertion maintes fois entendue, mais si surprenante qu'il y a lieu de nous y arrêter. D'après elle, c'est ce que nous appelons notre civilisation qu'il convient de rendre responsable en grande partie de notre misère ; et de l'abandonner pour revenir à l'état primitif nous assurerait une somme bien plus grande de bonheur. Je déclare cette assertion surprenante parce qu'il est malgré tout certain - quelle que soit la définition donnée au concept de civilisation - que tout ce que nous tentons de mettre en oeuvre pour nous protéger contre les menaces de souffrance émanant de l'une ou l'autre des sources déjà citées relève précisément de cette même civilisation.
Par quelle voie tant d'êtres humains ont-ils donc été amenés à partager, de si étrange façon, ce point de vue hostile à la civilisation ? Je pense qu'un mécontentement profond, d'origine très lointaine, renouvelé à chacune de ses étapes, a favorisé cette condamnation qui s'est régulièrement exprimée à la faveur de certaines circonstances historiques. je crois discerner quelles furent la dernière et l'avant-dernière de ces circonstances, mais je ne suis pas assez savant pour suivre leur enchaînement assez haut dans le passé de l'espèce humaine. Déjà, lors de la victoire du christianisme sur le paganisme, ce facteur d'hostilité contre la civilisation dut être en cause ; car il fut étroitement lié à la dépréciation, décrétée par la doctrine chrétienne, de la vie terrestre. L'avant-dernière de ces circonstances historiques se présenta lorsque le développement des voyages d'exploration permit le contact avec les races et les peuples sauvages. Faute d'observations suffisantes et de compréhension de leurs us et coutumes, les Européens imaginèrent que les sauvages menaient une vie simple et heureuse, pauvre en besoins, telle qu'elle n'était plus accessible aux explorateurs plus civilisés qui les visitaient. Sur plus d'un point l'expérience ultérieure est venue rectifier ces jugements. Si la vie leur était en effet plus facile, on avait maintes fois commis l'erreur d'attribuer cet allégement à l'absence des exigences si complexes issues de la civilisation, alors qu'il était dû en somme à la générosité de la nature et à toutes les commodités qu'elle offre aux sauvages de satisfaire leurs besoins vitaux. Quant à la dernière de ces circonstances historiques, elle se produisit lorsque nous apprîmes à discerner les mécanismes des névroses, lesquelles menacent de saper la petite part de bonheur acquis par l'homme civilisé. On découvrit alors que l'homme devient névrosé parce qu'il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au nom de son idéal culturel, et l'on en conclut qu'abolir ou diminuer notablement ces exigences signifierait un retour à des possibilités de bonheur.
Il est encore une autre cause de désillusion. Au cours des dernières générations, l'humanité a fait accomplir des progrès extraordinaires aux sciences physiques et naturelles et à leurs applications techniques ; elle a assuré sa domination sur la nature d'une manière jusqu'ici inconcevable. Les caractères de ces progrès sont si connus que l'énumération en est superflue. Or, les hommes sont fiers de ces conquêtes, et à bon droit. Ils croient toutefois constater que cette récente maîtrise de l'espace et du temps, cet asservissement des forces de la nature, cette réalisation d'aspirations millénaires, n'ont aucunement élevé la somme de jouissance qu'ils attendent de la vie. Ils n'ont pas le sentiment d'être pour cela devenus plus heureux. On devrait se contenter de conclure que la domination de la nature n'est pas la seule condition du bonheur, pas plus qu'elle n'est le but unique de l’œuvre civilisatrice, et non que les progrès de la technique soient dénués de valeur pour« l'économie » de notre bonheur. On serait, en effet, tenté de soulever cette objection : n'est-ce donc point pour moi un gain positif de plaisir, un accroissement non équivoque de mon sentiment de bonheur, que de pouvoir entendre à volonté la voix de mon enfant qui habite à des centaines de kilomètres, de pouvoir apprendre sitôt après son débarquement que mon ami s'est bien tiré de sa longue et pénible traversée ? Est-il donc insignifiant que la médecine ait réussi à réduire la mortalité infantile et, en une si extraordinaire mesure, les dangers d'infection de l'accouchée ; ou même encore à prolonger d'un nombre considérable d'années la durée moyenne de la vie de l'homme civilisé ? A de tels bienfaits, dont nous sommes redevables à cette ère pourtant si décriée de progrès scientifiques et techniques, on pourrait en ajouter toute une série, mais..., mais voici que s'élève la voix pessimiste de la critique ! La plupart de ces allégeances, insinue-t-elle, sont du même ordre que ce « plaisir à bon marché » prôné par l'anecdote connue : le procédé consiste à exposer au froid sa jambe nue, hors du lit, pour avoir ensuite le « plaisir » de la remettre au chaud. Sans les chemins de fer, qui ont supprimé la distance, nos enfants n'eussent jamais quitté leur ville natale, et alors qu'y eût-il besoin de téléphone pour entendre leur voix ? Sans la navigation transatlantique, mon ami n'aurait point entrepris sa traversée, et je me serais passé de télégraphe pour me rassurer sur son sort. A quoi bon enrayer la mortalité infantile si précisément cela nous impose une retenue extrême dans la procréation, et si en fin de compte nous n'élevons pas plus d'enfants qu'à l'époque où l'hygiène n'existait pas, alors que d'autre part se sont ainsi compliquées les conditions de notre vie sexuelle dans le mariage et que se trouve vraisemblablement contrariée l'action bienfaisante de la sélection naturelle ? Que nous importe enfin une longue vie, si elle nous accable de tant de peines, si elle est tellement pauvre en joies et tellement riche en souffrance que nous saluons la mort comme une heureuse délivrance ?
Il semble certain que nous ne nous sentons point à l'aise dans notre civilisation actuelle, mais il est très difficile de juger si, et à quel point, les hommes de jadis se sont sentis plus heureux, et alors d'apprécier le rôle joué par les conditions de leur civilisation. Nous aurons toujours la tendance à concevoir la misère de façon objective, autrement dit à nous transporter en pensée, tout en conservant nos exigences et notre sensibilité propre, dans les conditions des anciennes cultures pour nous demander alors quelles chances de bonheur ou de malheur nous auraient ainsi été offertes. Cette manière de considérer les choses, en apparence objective, en tant qu'elle fait abstraction des variations de la sensibilité subjective, est naturellement aussi subjective que possible, car elle substitue notre disposition d'esprit à toutes les autres à nous inconnues. Le bonheur est cependant une chose éminemment subjective. Quelque horreur que nous inspirent certaines situations, celle par exemple du galérien antique, ou du paysan de la guerre de Trente ans, ou de la victime de la sainte Inquisition, ou du Juif exposé au pogrom, il nous est tout de même impossible de nous mettre à la place de ces malheureux, de deviner les altérations que divers facteurs psychiques ont fait subir à leurs facultés de réceptivité à la joie et à la souffrance. Parmi ces facteurs, citons l'état originel d'insensibilité hébétée, l'abrutissement progressif, le renoncement à tout espoir, enfin les diverses manières grossières ou raffinées de s'étourdir. En cas de douleur extrême, certains mécanismes psychiques de protection contre la souffrance peuvent aussi entrer en jeu. Mais il me semble vain de continuer d'approfondir cet aspect du problème.
Le moment est venu de considérer l'essence de cette civilisation dont la valeur, en tant que dispensatrice du bonheur, a été révoquée en doute. Nous n'allons pas exiger une formule qui la définisse en peu de mots avant même d'avoir tiré de son examen quelque clarté. Il nous suffira de redire 15 que le terme de civilisation 16 désigne la totalité des œuvres et organisations dont l'institution nous éloigne de l'état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l'homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. Pour plus de clarté nous examinerons l'un après l'autre les traits de la civilisation tels qu'ils apparaissent dans les collectivités humaines. Nous nous laisserons guider sans réserve au cours de cet examen par le langage usuel ou, comme on dit aussi, par le « sentiment linguistique », certain en cela de faire droit à ces intuitions profondes qui se refusent aujourd'hui encore à toute traduction en mots abstraits.
L'entrée en matière est aisée ; nous admettons comme civilisées toutes les activités et valeurs utiles à l'homme pour assujettir la terre à son service et pour se protéger contre la puissance des forces de la nature : c'est l'aspect de la civilisation le moins douteux. Afin de remonter assez haut, nous citerons à titre de premiers faits culturels l'emploi d'outils, la domestication du feu, la construction d'habitations. Parmi ces faits, le second s'arroge une place éminente en tant que conquête tout à fait extraordinaire et sans précédent 17. Les autres ouvrirent à l'homme une voie dans laquelle depuis lors il s'est engagé toujours plus avant, et les mobiles qui l'y poussaient sont d'ailleurs faciles à deviner. Grâce à tous ses instruments, l'homme perfectionne ses organes - moteurs aussi bien que sensoriels -, ou bien élargit considérablement les limites de leur pouvoir. Les machines à moteur le munissent de forces gigantesques aussi faciles à diriger à son gré que celles de ses muscles ; grâce au navire et à l'avion, ni l'eau ni l'air ne peuvent entraver ses déplacements. Avec les lunettes, il corrige les défauts des lentilles de ses yeux ; le télescope lui permet de voir à d'immenses distances, et le microscope de dépasser les limites étroites assignées à sa vision par la structure de sa rétine. Avec l'appareil photographique, il s'est assuré un instrument qui fixe les apparences fugitives, le disque du gramophone lui rend le même service quant aux impressions sonores éphémères ; et ces deux appareils ne sont au fond que des matérialisations de la faculté qui lui a été donnée de se souvenir, autrement dit de sa mémoire. A l'aide du téléphone, il entend loin, à des distances que les contes eux-mêmes respecteraient comme infranchissables. À l'origine, l'écriture était le langage de l'absent, la maison d'habitation le substitut du corps maternel, cette toute première demeure dont la nostalgie persiste probablement toujours, où l'on était en sécurité et où l'on se sentait si bien.
On dirait un conte de fées ! Et cependant, elles sont la réalisation directe de tous - non de la plupart des souhaits forgés dans les contes, ces œuvres dont grâce à sa science et à sa technique l'homme a su enrichir cette Terre où il est apparu tout d'abord comme une chétive créature proche de l'animal, où chaque rejeton de sa race doit encore faire son entrée à l'état de nourrisson totalement impuissant O inch of nature ! Et l'homme peut à bon droit les considérer comme des conquêtes de la civilisation. Il s'était fait depuis longtemps un idéal de la toute-puissance et de l'omniscience, et il l'incarnait en ses dieux, Il leur attribuait tout ce qui lui demeurait inaccessible, ou lui était interdit. On peut donc dire que ces divinités étaient des « idéals culturels ». Maintenant qu'il s'est considérablement rapproché de cet idéal, il est devenu lui-même presque un dieu. Mais seulement, en vérité, à la manière dont les humains savent en général atteindre à leurs types de perfection, c'est-à-dire incomplètement : sur certains points pas du tout, sur d'autres à moitié. L'homme est devenu pour ainsi dire une sorte de « dieu prothétique », dieu certes admirable s'il revêt tous ses organes auxiliaires, mais ceux-ci n'ont pas poussé avec lui et lui donnent souvent bien du mal. Au reste, il est en droit de se consoler à l'idée que cette évolution ne prendra précisément pas fin avec l'an de grâce 1930 18. L'avenir lointain nous apportera, dans ce domaine de la civilisation, des progrès nouveaux et considérables, vraisemblablement d'une importance impossible à prévoir ; ils accentueront toujours plus les traits divins de l'homme. Dans l'intérêt de notre étude, nous ne voulons toutefois point oublier que, pour semblable qu'il soit à un dieu, l'homme d'aujourd'hui ne se sent pas heureux.
Ainsi nous reconnaissons le niveau culturel élevé d'un pays quand nous constatons que tout y est soigneusement cultivé et efficacement organisé pour l'exploitation de la terre par l'homme, et que la protection de celui-ci contre les forces naturelles est assurée ; en un mot que tout y est ordonné en vue de ce qui lui est utile. En pareil pays, les fleuves aux crues menaçantes verraient leur cours régularisé, et les eaux disponibles amenées par des canaux aux points où elles feraient défaut. Le sol serait cultivé avec soin et l'on y sèmerait des plantes appropriées à sa nature ; les richesses minérales extraites assidûment du sous-sol y seraient employées à la fabrication des instruments ou des outils indispensables. Les moyens de communication y seraient abondants, rapides et sûrs, les bêtes sauvages et dangereuses exterminées, l'élevage prospère. Mais nous réclamons davantage à la civilisation et nous souhaitons voir encore ces mêmes pays satisfaire dignement à d'autres exigences. En effet, nous n'hésitons pas à saluer aussi comme un indice de civilisation - tout comme si nous voulions maintenant désavouer notre première thèse - ce souci que prennent les hommes de choses sans utilité aucune ou même en apparence plutôt inutiles ; quand par exemple nous voyons dans une ville les jardins publics, ces espaces qui, en tant que réservoirs d'air et terrains de jeu, lui sont nécessaires, ornés par surcroît de parterres fleuris, ou encore les fenêtres des maisons parées de vases de fleurs. Cet « inutile » dont nous demandons à la civilisation de reconnaître tout le prix n'est autre chose, on s'en rend compte immédiatement, que la beauté. Nous exigeons de l'homme civilisé qu'il honore la beauté partout où il la rencontre dans la nature, et que des mains mettent toute leur habileté à en parer les choses. Il s'en faut que nous ayons épuisé la liste des requêtes que nous présentons à la civilisation. Nous désirons voir encore les signes de la propreté et de l'ordre.
Nous ne nous faisons pas une haute idée de l'urbanisme d'une ville de province anglaise, au temps de Shakespeare, quand nous lisons que devant la porte de sa maison paternelle, à Stratford, s'élevait un gros tas de fumier. Nous nous indignons et parlons de « barbarie », c'est-à-dire l'opposé de civilisation, lorsque nous voyons les chemins du « Wienerwald » 19 jonchés de papiers épars. Toute malpropreté nous semble inconciliable avec l'état civilisé. Nous étendons en outre au corps humain nos exigences de propreté, et nous étonnons d'apprendre que le Roi-Soleil en personne dégageait une mauvaise odeur ; enfin nous hochons la tête quand, à Isola Bella, on nous montre la minuscule cuvette dont Napoléon se servait pour sa toilette du matin. Nous n'éprouvons même aucune surprise à entendre dire que l'usage du savon est la mesure directe du degré culturel. Il en est de même de l'ordre qui, tout autant que la propreté, se rattache à l'intervention humaine. Cependant, alors que nous ne pouvons nous attendre à voir régner la propreté au sein de la nature, celle-ci en revanche, si nous voulons bien l'écouter, nous enseigne l'ordre ; l'observation de la grande régularité des phénomènes astronomiques a fourni à l'homme, non seulement un exemple, mais encore les premiers points de repère nécessaires à l'introduction de l'ordre dans sa vie. L'ordre est une sorte de « contrainte à la répétition » qui, en vertu d'une organisation établie une fois pour toutes, décide ensuite quand, où et comment telle chose doit être faite ; si bien qu'en toutes circonstances semblables on s'épargnera hésitations et tâtonnements. L'ordre, dont les bienfaits sont absolument indéniables, permet à l'homme d'utiliser au mieux l'espace et le temps et ménage du même coup ses forces psychiques. On serait en droit de s'attendre qu'il se fût manifesté dès l'origine et de lui-même dans les actes humains ; il est étrange qu'il n'en ait pas été ainsi, bien plus, que l'homme ait montré une tendance naturelle à la négligence, à l'irrégularité, et à l'inexactitude au travail, et qu'il faille tant d'efforts pour l'amener par l'éducation à imiter l'exemple du ciel.
La beauté, la propreté et l'ordre occupent évidemment un rang tout spécial parmi les exigences de la civilisation. Personne ne prétendra que leur importance soit comparable à celle, autrement vitale pour nous, de la domination des forces de la nature, ou à celle d'autres facteurs qu'il nous faudra apprendre à connaître ; et cependant personne ne les reléguerait volontiers au rang d'accessoires. L'exemple de la beauté, dont nous ne pourrions accepter l'exclusion d'entre les préoccupations de la civilisation, s...
Table des matières
- Sommaire
- Section I
- Section II
- Section III
- Section IV
- Section V
- Section VI
- Section VII
- Section VIII
- Page de copyright