1
Derniers jours d'insouciance
Dans ses yeux bleus pétille tout la candeur de l'enfance. Boucles blondes, les traits fins, Andréa a deux ans en 1914. Cette fillette est la dernière des Mainberte, une famille nombreuse qui vit à Yain-ville, tout au bord de la Seine. Vit ou plutôt survit. Les Mainberte sont au nombre des indigents. Leur chaumière est assise loin du bourg, au hameau Claquevent, entre le bac et les carrières.
A Yainville, Henri Mainberte et Julia Chéron, une famille “ordinaire...”
Bel homme longiligne à la moustache en accent circonflexe, Henri, le père d'Andréa, a connu quelques déboires au temps de ses 20 ans. C'était en 1893 et la vie semblait alors lui sourire. Malgré son jeune âge, il était déjà capitaine de gribane, l'un de ces voiliers qui transportaient des pierres pour l'endiguement du fleuve. Quelle folle idée lui traversa l'esprit un dimanche après-midi ? Aux carrières d'Yainville, Henri fit bêtement main basse sur un paquet de cordages. Sans doute pour les besoins du bord. Mais le maître absolu des lieux, Émile Silvestre, ne l'entendit pas de cette oreille. Ce vol de bout de ficelle valut un mois de prison à Henri Mainberte et ses matelots. Sa carrière de marin s'arrêta là.
Au café du Passage
Tantôt journalier, tantôt terrassier chez la veuve Cauvin du Trait, Henri Mainberte vivote depuis dans de petits métiers. Peu de viande apparaît sur la table. Si ce n'est des atignoles, boulettes composées de restes de charcuterie. On mange surtout des légumes. Un temps, pour subsister, la femme d'Henri, Julia Chéron, eut l'idée d'accueillir en nourrice des orphelins de l'Assistance. Vieille tradition dans le pays. L'expérience se solda par la perte du nourrisson qui lui avait été confié6.
Le bac d'Yainville avant la Grande guerre
Dans sa maison de Claquevent, le couple tient aussi un comptoir à l'enseigne du café du Passage. Son principal client est le frère de la maîtresse de maison, Gustave Chéron, patron du bac à rame d'Yainville. Pêcheur en Seine à ses heures, Gustave est d'une dynastie de bateliers. Avant lui, son père, Delphin, a été le passeur d'Yainville. Quant à son oncle, Gustave Mauger, il pilote le grand bac à vapeur de Duclair mis en service voici déjà quarante ans7. Autant dire qu'il a de qui tenir et connaît les courants comme sa poche. De la cale d'Heurteauville, il n'hésite pas à faire hâler son embarcation par ses passagers sur plusieurs dizaines de mètres. Après quoi, tout le monde saute à bord et l'embarcation dérive pour arriver pile devant la cale d'Yainville.
Vue de la cale d'Yainville sur une photo de la fin du XIXe siècle.
Ce vieux de la Seine, comme on dit, a donc fait ses armes sous les ordres de son père mais aussi sur le fameux quatre-mâts Quevilly, un majestueux pétrolier qui remonte régulièrement le fleuve et déplace les curieux sur les berges.
A ses moments perdus, en sifflotant Sous les ponts de Paris, Gustave Chéron réalise des maquettes de son ancien navire qui font l'admiration de la famille. Sur Seine, le Quevilly dispute la vedette au Félix-Faure, passagère à aubes qui, de mai à septembre, promène ses estivants entre Le Havre et Rouen sous le regard émerveillé des enfants Mainberte.
Des enfants, les Mainberte en ont eu huit en tout : Thérèse, Marguerite, Marie-Louise, Émile, Raymond... Puis est venue la petite Hélène qui vient de mourir en cette année 1914. Méningite. Avant de s'éteindre, la blondinette de 6 ans avait écrit à sa sœur aînée qui était aussi sa marraine :
« Je vous aime de tout mon cœur et je viens vous le répéter à l'occasion du nouvel an. Je vous remercie de votre tendre bonté pour moi et vous prie d'agréer en même temps que ma reconnaissance, mes vœux et mes souhaits de bonheur et de bonne santé. Je ne sais quoi vous dire de meilleur et je vous embrasse chère Marraine bien affectueusement. Votre petite filleule. Hélène Main-berte. »
Derrière cette prose touchante, il y a la patte de M. Vimont, le maître d'école d'Yainville qui transmet ses connaissances à une quarantaine d'enfants. Le cou de travers, Vimont passe pour autoritaire auprès de ses jeunes disciples. Surtout aux yeux de la petite Germaine Acron qui, un jour, finit par refuser tout net de fréquenter l'école. Il faudra l'intervention de son oncle Deslogé, le tonitruant garde-champêtre du village, pour ramener l'instituteur à plus de douceur envers la gamine.
______________
Photo de la page suivante : l'école d'Yainville photographiée en 1913 par Georges Ybert, 10 rue du Docteur-Blanche, Rouen. Plusieurs d'entre eux seront orphelins de guerre.
Ont été identifiés, de gauche à droite, assis au 1er rang : Mlle Lépron (4e) ; Mlle Brosse (5e) ; Madeleine Beyer (7e) ; Joseph Grain (8e) ; Léon Grain (9e) ; Mlle Rio (dernière).2e rang : Marguerite Bénard (1ère) ; Roger Bruneau (7e) ; Fessard (9e) ; Berthe Grain (10e) ; Germaine Acron (11e) ; Hélène Mainberte (12e). 3e rang : Georgine Beyer (1ère) ; Henri Beyer (4e) ; Émile Mainberte (7e) ; Raymond Mainberte (8e) ; Louise Lefèbvre (dernière à l'écart). Debouts au dernier rang : Marie-Louise Mainberte (2e) ; Juliette Fessard (3e) ; Blanche Bénard (4e) ; Yvonne Lévêque (5e) ; M. Vimont (6e) ; Louise Grain (7e) ; Marie Deconihout (8e) ; Louise Acron (10e).
Outre la petite Hélène, le couple Mainberte a déjà perdu André, un garçonnet d'un an. Andréa, la dernière des enfants, a donc hérité de son prénom. André, c'est aussi le saint patron de la paroisse d'Yainville et sa statue trône dans l'église. Cette famille Mainberte, nous la retrouverons de loin en loin dans ce récit. Elle illustre les tragédies sourdes et ordinaires qui se trameront à l'arrière.
Les grandes régates de Duclair
En ce mois de juillet 1914, les temps sont encore à l'insouciance. Le 5 ont lieu comme à l'accoutumée les grandes régates de Duclair présidées par Max de Joigny, le maire de Saint-Paër. Dans la tribune d'honneur, il est assis aux côtés d'Henri Denise, maire de Duclair et conseiller général du canton. Depuis leur création, en 1873, Denise a assumé le secrétariat de cette société nautique qui attire même des Parisiens sur nos rives. Parmi les officiels ont aussi pris place Charles Pigache, conseiller d'arrondissement, le pharmacien Bobée ou encore le Dr Chatel, médecin nouvellement installé dans la région.
Créée en 1893, la fanfare de Duclair a succédé à une société musicale fondée en 1876. Elle ne fut dissoute qu'en 1984. L'aventure aura duré plus d'un siècle...
Sous la baguette experte de Louis Pellerin, la fanfare locale revient tout juste d'un concours à Mantes-la-Jolie où ses quarante exécutants se sont couverts de lauriers. Un couronnement après des années de cours de solfège, de répétitions, d'aubades et de bals dans toutes les communes du canton. Avec celles d'Yvetot et de Caudebec-lès-Elbeuf, la clique en grand uniforme remplit le bourg de flonflons, depuis la rue des Moulins jusqu'aux quais en passant par la place Saint-Eloi et celle du marché.
Sur ce fond musical, une marée humaine continue d'affluer, coiffée de hauts de forme, de canotiers, de casquettes et de chapeaux voilés. Pour cette foule des grands jours, l'attraction sera bien sûr sur l'eau. Mais aussi dans les airs. Car dans la région se dispute ce jour-là un rallye aérostatique. Place de la mairie, L'hirondelle, un immense ballon gonflé à l'hydrogène prend son envol au son de La Marseillaise. Lecomte, le pilote, échange quelques signaux lumineux avec la voiture suiveuse et met aussitôt le cap sur Rouen. Mais il n'ira pas bien loin. Une pluie persistante s'abat et l'engin est contraint d'atterrir avec modestie dans la propriété de M. Heurteaux, conseiller municipal de Villers-Ecalles. On accueille cet extra-terrestre en allant chercher à la cave la bouteille aux araignées8.
Pendant ce temps, sur la Seine, se déroulent les compétition...