LIVRE VIII
DU MARIAGE DE LUTHER A LA DIETE D'AUGSBOURG.
1525-1530
CHAPITRE PREMIER
LE MARIAGE DE LUTHER.129
On se rappelle le temps où Luther, à la Wartbourg, frappé de voir tant de moines déserter leur couvent et prendre femme, cherchait dans la Parole de Dieu des arguments qui rassurassent sa conscience. L'entraînement avait été rapide, l'assentiment populaire, universel. C'était une révolution dont la soudaineté l'avait surpris lui-même. "Je m'irrite, disait-il, de ce grand nombre de moines qui quittent leur couvent, et surtout de la promptitude avec laquelle ils se marient ; car c'est une race d'hommes absolument inapte aux affaires de ce monde."
Ces moines, en effet, qui rompaient leurs vœux et revenaient à la vie séculière, n'y rentraient pas tous par la bonne porte, et cédaient souvent moins à des convictions évangéliques qu'à l'appât d'une liberté charnelle. Dans cette foule émancipée il y avait beaucoup de mélange. Les uns traînaient avec leur famille une vie misérable ; d'autres causaient du scandale par leurs mauvaises mœurs130. De même qu'on avait ri jadis de la moinerie, on riait maintenant de ces fugitifs, et l'on en était embarrassé. Les adversaires se mirent à exalter de nouveau les vertus divines et la vie angélique du cloître.
Luther n'en fut nullement troublé ; il a désormais la formule de laquelle il attend, non en vain, le rétablissement des mœurs et de la dignité ecclésiastique : "Le mariage est divin ; la famille est sainte." Et cette formule, il la prêche sans relâche, avec l'ardeur d'une inébranlable conviction.
"Le parti pris, dit-il, de pousser au célibat des natures qui n'y sont point aptes, n'engendre pas les belles vertus qu'on nous conte, mais des tentations innombrables, des péchés sans nom, des chutes lamentables ou des désespoirs sans remède. La nature violentée se venge et jette dans l'ignominie des tristes victimes d'une loi inhumaine. L'Eglise romaine prend ces naufrages à la légère. Que lui importe la mort de tant de consciences, pourvu qu'elle maintienne debout sa tyrannie ?"
Si on lui objecte que saint Paul a exalté le célibat : "Oui, répond-il, c'est un admirable état qui vous met à l'abri de beaucoup de soucis et d'angoisses, qui vous permet de vous consacrer absolument à l'œuvre de Dieu. Ce sont de nobles esprits, ceux qui se privent de tout, pour n'engendrer que des fils spirituels ; mais qu'ils sont rares, ceux à qui une pareille grâce est accordée ! A peine s'en rencontre-t-il un sur mille. Nulle vertu humaine n'y aboutit ; il faut pour cela un don surnaturel, "angelica fortitudo". Le reste de l'humanité est assujetti à la loi de la nature qui, elle aussi, est la loi de Dieu, puisqu'il a dit : "Croissez et multipliez." Dieu, qui a mis dans l'homme ces puissants instincts naturels, en a placé la sanctification et le remède dans le mariage. Voilà l'état antique, divin, institué dans le Paradis, honoré des Pères, des prophètes, des apôtres, aujourd'hui honni des moines qui lui ont substitué un impur et diabolique célibat. C'est là que l'Eglise naît et se perpétue ; c'est là que l'homme garde un corps robuste, une âme joyeuse, une bonne conscience, évite les châtiments dont Dieu frappe les peuples adonnés au libertinage. Le mariage est saint, précisément parce qu'il est un état de devoirs et de soucis. L'homme y vit d'une vie de fatigues ; la femme enfante dans la douleur ; les soucis naturels nous enseignent à nous confier à Dieu131."
C'était une note nouvelle et très saine que cet appel souvent éloquent à l'accomplissement des devoirs les plus simples et les plus excellents. Ce qu'il exalte ici, ce n'est pas le mariage, qu'il n'a du reste guère idéalisé, étant demeuré assez étranger à cette vue plus profonde et plus mystique de saint Paul qui assimile l'union de l'époux et de l'épouse à celle qui unit Jésus-Christ à son Eglise. Non, c'est la famille, avec ses peines, ses devoirs, ses vertus naturelles qu'il déclare, pour la première fois, plus hautes, plus saintes que celles de la vie cloîtrée. C'est un nouvel idéal de sainteté, de morale sociale, qu'il oppose à la morale de l'ascétisme. Et il y pousse tout le monde, ses amis surtout auxquels il demande de faire violence à l'opinion, de heurter le préjugé et de scandaliser "les hypocrites". –"Prenez femme, leur disait-il, alors même que vous n'en auriez nul désir, pour blesser Satan et ses doctrines impies."
"Nous avons assisté aux noces de Wenceslas ; je suis heureux de voir qu'un homme d'une telle réputation a livré son nom à l'opprobre." –"Si vous avez honte du mariage, ayez honte aussi d'être homme. C'est le Dieu de ce monde, c'est Satan qui déconsidère le mariage. Suivez mon conseil ; il y a bien une heure de honte à passer, mais à cette honte succèdent des années d'honneur."
Les plus grands, les plus considérables, Bugenhagen, en 1522, Justus Jonas en 1522, Capiton, en 1524, Wenceslas Link en 1523, etc, l'écoutaient et ne craignaient pas de s'exposer à l'opprobre très réel qui les attendait ; les couvents partout se fermaient ; l'autorité s'emparait des biens abandonnés, malgré les efforts de Luther pour lui en arracher une part en faveur des pauvres et des malheureux.
L'élan s'étendit bientôt jusqu'aux couvents de femmes, où sa parole enflammée avait pénétré. Dans la nuit du 5 avril 1523, neuf nonnes ou novices du couvent des Bernardines de Nimptsch près de Grimma s'évadent. C'étaient toutes des jeunes filles nobles : Madeleine de Staupitz (la nièce de l'ancien vicaire général des Augustins), Elisabeth de Canitz, Véronique de Zeschau et sa sœur Marguerite, Laneta de Gohlis, Eve de Gross, Catherine de Bora, Eve et Marguerite de Schoenfeld. Après avoir en vain demandé à leurs familles de les retirer du cloître, elles s'étaient hardiment adressées à Luther qui conseilla, prépara l'évasion. Un de ses fidèles, Léonard Koppe, bourgeois, conseiller de la ville de Torgau, homme des plus honorables, qui avait ses entrées au couvent, entreprit l'aventure aidé de son neveu et d'un de ses amis, et l'accomplit heureusement, non sans courir de sérieux dangers. Les fugitives arrivèrent à Wittenberg, misérables et sans ressources132.
Luther, qui était alors au comble de l'indigence, en fut bien embarrassé. Il s'évertua à réintégrer les unes dans leur parenté, à placer les autres dans d'honnêtes familles, et à leur trouver des maris. Il mendia pour toutes, suppliant particulièrement Spalatin d'intéresser le prince et les grands de la cour à leur triste sort : "N'oubliez pas cette collecte, pressez en mon nom le prince à donner. Oh ! Je lui garderai le secret et ne dirai à personne qu'il a donné à ces pauvres vierges apostates."
L'aventure devait s'ébruiter bientôt et peut-être causer du scandale. Luther fut le premier à en donner connaissance au monde ; il ne voulait pas qu'elle pût prêter un seul instant à la médisance et à des commentaires injurieux pour les pauvres filles. Il écrivit donc, quelques jours après (10 avril), une lettre à Koppe qu'il rendit publique :
"Vous avez fait un acte dont on va parler et rire dans le pays. Ce fou de Léonard Koppe, va-t-on dire, s'est laissé prendre par le moine hérétique et maudit. D'un seul coup il a tiré neuf nonnes d'un couvent, et les a poussées à renier leurs vœux. On va vous traiter de ravisseur. Vous l'êtes en effet, mais comme Jésus-Christ qui arrache les âmes au démon et les enlève à sa tyrannie. Si j'ébruite ce rapt, c'est parce que tout ce que nous faisons, nous le faisons devant Dieu et n'avons peur de la lumière. C'est aussi pour sauver l'honneur de ces pauvres filles. Il ne faut pas qu'on puisse dire qu'elles ont été arrachées de leur cloître par de mauvais sujets, mais par des hommes respectables qui les ont conduites toutes ensemble en un lieu sûr et honoré. Je dis cela pour nous justifier, vous et moi, ces jeunes filles et toutes celles qui, à l'avenir, suivront leur exemple. Laissez crier les hypocrites : nous avons comme eux notre juge au ciel."
L'exemple fut contagieux. Il n'y eut bientôt plus de barrières assez hautes pour empêcher les désertions. A Zeiz, quatre nonnes bénédictines prennent la fuite avec leur abbesse, six au couvent de Sernzog, huit à Bertiz sur la Saale, seize à Widerstetten dans le pays de Mansfeld. "Quel prodige ! s'écriait Luther, qui n'admirerait ? Voici une année fertile en choses extraordinaires !"
Toutes ces pauvres filles n'étaient pas, en effet, entrées au cloître par vocation ; la plupart y avaient été placées dès l'enfance, victimes de l'avarice de leurs parents, y souffraient d'odieux traitements et s'y morfondaient. Il publia l'histoire d'une de ces fugitives, Florentina d'Oberweimar, une de ces tristes histoires de couvent, qui émut l'opinion publique, arracha des larmes à tous les cœurs sensibles et souleva l'indignation générale contre "la barbare et diabolique contrainte des vœux forcés133."
Si ardent qu'il fût à pousser ses amis au mariage, il ne semblait nullement y songer pour lui-même. Les siens s'en étonnaient ; les adversaires, Erasme entre autres, assuraient qu'il reculait devant ses propres principes, et qu'il n'osait user de la liberté qu'il procurait aux autres. La vérité est qu'accablé de travaux de toute nature et de mille soucis, il avait peu le temps d'y penser. Demeuré seul au cloître de Wittenberg avec son vieil ami, le prieur Brisger, il y menait une existence assez misérable. La source des revenus était tarie, les vexations des gens d'argent, continuelles, le dénuement si grand, qu'il se demandait parfois s'il ne ferait pas bien d'abandonner la place et de chercher, hors du pays, un séjour plus hospitalier. Il est curieux de l'entendre conter discrètement sa plainte à Spalatin, son ami à la cour, qui avait l'oreille du trop avare électeur :
"Plus aucun revenu. Depuis que nous avons abjuré le vœu de pauvreté, nous nous endettons chaque année de plus de 300 florins. Il ne nous reste rien que l'amitié. Nous vivons et nous mourons au jour le jour." (Mai 1522)
"Mes Capernaïtes (les habitants de Wittenberg) ont si bien profité à cette large et quotidienne abondance de la Parole de Dieu, que récemment, mendiant pour un pauvre citoyen de la ville, je n'ai pu obtenir que dix florins. Les pauvres, qui volontiers donneraient, n'ont rien ; les riches refusent, et je n'obtiendrais d'eux quelque chose qu'en perdant moi-même ma liberté. Tous mes honoraires consistent en neuf florins d'or ; à côté de cela, pas une obole, ni pour moi ni pour mes frères ; mais je ne leur demande rien, et, à l'exemple de saint Paul, je veux servir gratuitement mes Corinthiens en dépouillant les autres églises." (avril 1523)
"Nous sommes enveloppés dans les dettes. Je ne sais si je dois encore m'adresser au prince, ou partir et laisser périr ce qui doit périr… Aussi bien, la misère va-t-elle me forcer à quitter Wittenberg et à donner satisfaction aux papistes et à César. Blessé de la dureté et de l'avarice de cette ville, je voudrais trouver un motif honorable de partir." (Novembre 1523)
Enfin, n'y tenant plus, il va droit à l'Electeur et lui écrit :
"Mon noble et gracieux prince, votre receveur, qui a bien voulu nous donner, de votre part, un peu de blé, ne cesse de nous tourmenter pour le payement. Nous ne pouvons pourtant rien payer, puisque tous nos revenus sont tombés. Voici, je suis resté seul ici avec le prieur, sans compter quelques malheureux, persécutés pour la cause de l'Evangile, que nous avons recueillis. Le prieur ne veut pas y demeurer plus longtemps, parce que sa conscience le pousse à changer son genre de vie, et quant à moi, je ne puis assumer cette misérable charge de faire rentrer quotidiennement nos revenus ; c'est pourquoi nous nous sommes résolus à vous abandonner, comme à son naturel et dernier héritier, le couvent avec toutes ses dépendances ; car si le prieur s'en va, je n'ai plus rien à faire ici, et je chercherai un lieu où Dieu me nourrisse." (Décembre 1524)
Trois années s'étaient ainsi passées sans qu'il modifiât rien à l'ordre de sa vie. Plié à la règle, il observait les jeûnes et les carêmes par pure habitude, sans y attacher d'importance, et il garda en public son costume de moine jusqu'au 9 octobre 1524. C'était un dimanche : le matin, il prêcha en froc ; l'après-midi, revêtu d'un habit d'excellent drap dont le prince l'avait gratifié, "pour s'en faire un froc ou un habit". "Le drap, dit-il, devint habit à la gloire de Dieu, à la joie de plusieurs, à la confusion de Satan."
En prenant, après tant d'autres, cette liberté, il pensait accomplir un acte d'une grande hardiesse. "Vos mariages de prêtres et de moines, écrivait-il à Capiton (25 mai 1524), me plaisent infiniment. J'aime cet appel des maris contre l'évêque de Satan. Vous ne sauriez rien m'annoncer qui me réjouît davantage… Pour moi, j'estime que, durant ces années, j'ai fait aux faibles assez de concessions. Puisqu'ils s'endurcissent de plus en plus, il faut enfin tout faire et tout dire librement. Je vais donc enfin déposer mon froc que j'ai porté jusqu'ici pour ne pas les scandaliser. Laissons les morts ensevelir les morts."
Ce fut une femme, la célèbre Argula de Staufen, qui, la première eut la pensée sérieuse de la possibilité d'un mariage pour lui ; elle le lui fit dire par Spalatin. Il en fut surpris, et répondit :
"Je remercie Argula du conseil qu'elle me donne, et je ne m'étonne nullement qu'on cause de moi, puisque l'on cause de tout. Rendez-lui grâce en mon nom, et dites-lui que je suis sans doute entre les mains de Dieu comme toutes les autres créatures, dont il peut changer et rechanger le cœur, qu'il peut tuer ou vivifier à tout moment, à toute heure, mais que, dans les sentiments où j'ai été jusqu'ici et où je suis encore, il ne m'est pas possible de prendre femme, non que je ne sente ma chair et mon sexe, car je ne suis ni de bois ni de pierre ; mais mon âme est bien éloignée du mariage, puisque j'attends chaque jour la mort et le supplice mérité par mon hérésie. Je ne veux ni fixer à Dieu la limite de l'œuvre qu'il accomplit en moi, ni me roidir dans mes propres sentiments ; mais j'espère qu'il ne permettra pas que je vive longtemps." (Novembre 1524)
C'était à l'époque de ses grandes luttes contre Carlstadt et les prophètes célestes. Les soulèvements populaires éclataient de toutes parts, l'avenir était menaçant, et nous le voyons alors livré aux plus sombres pensées, à ces mystérieuses tentations qui bouleversaient son âme et le faisaient soupirer après la mort. Il raconte lui-même que durant toute une année il n'avait pas fait son lit, et que, chaque nuit, il s'y jetait accablé de fatigue et comme anéanti134. Plusieurs de ses lettres d'alors se terminent par cette formule : "Priez pour moi qui suis bien misérable." En même temps, par un contraste singulier de cette riche et puissante nature, il aimait la société, s'égayait avec ses amis, avait certaines recherches d'élégance et se plaisait dans la compagnie des femmes. Nul de ses adversaires n'attaque ses mœurs, ils lui reprochent simplement de jouer de la harpe, d'aimer la bière, de porter des anneaux précieux135. Les mystiques de l'école de Carlstadt et de Münzer décrivent la douce vie charnelle de Wittenberg, mais ils respectent sa personne.
Ce n'est qu'au printemps de l'année 1525 qu'on s'aperçoit qu'un changement s'est fait dans ses vues et dans ses sentiments. Ses lettres nous montrent qu'il est ébranlé et qu'il lutte. Il hésite, il plaisante avec plus ou moins de goût sur ce qu'il y a de singulier dans la situation d'un homme qui pousse tout le monde au mariage et qui s'y refuse pour lui-même :
"Pourquoi ne pressez-vous donc pas votre mariage ? demande-t-il à Spalatin. J'y ai poussé les autres par tant d'arguments que je m'y sens presque gagné, puisque nos ennemis ne cessent de condamner ce genre de vie, et que "les petits sages" qui sont parmi nous s'en moquent également." (10 avril 1525)
"Je ne comprends pas que vous vous étonniez qu'un amoureux tel que moi ne se marie pas. Etonnez-vous plutôt de ce que, ayant tant écrit sur le mariage, et mêlé aux femmes, je ne sois pas devenu femme depuis longtemps. Puisque vous demandez que je vous donne l'exemple, celui-ci n'est-il pas des plus puissants ? J'ai eu trois épouses à la fois, et je les ai si fortement aimées que j'en ai perdu deux qui ont accepté d'autres fiancés. La troisième, je ne la tiens plus que de la main gauche, et l'on va peut-être me l'arracher bientôt. N'êtes-vous pas un pauvre amoureux, vous qui n'osez pas même devenir l'époux d'une seule femme ? Faites donc en sorte que vous, qui êtes fiancé, vous ne soyez pas prévenu par un homme que tout éloigne du mariage. Si je badine ainsi, c'est pour vous pousser à ce que vous devez faire." (10 avril 1525)
Puis, au milieu même de la révolte des paysans, et alors qu'il était dans toute la passion du combat, il écrit à Jean Rühel :
"Plutôt perdre cent fois la vie que d'approuver ce que font les paysans. Et s'il se peut faire, avant que de mourir et, en dépit du diable, je prendrai Catherine pour femme. Ils ne m'ôt...