CHAPITRE TROISIEME
LE PRINCIPE D'ALTERITE ET ENJEU D’UNE
REINTERPRETATION THEOLOGIQUE
3.0. Introduction
La préoccupation du troisième chapitre de notre étude est de d’expliquer comment l’herméneutique théologique du pluralisme des religions en appelle au déploiement du principe d’altérité en tant que principe épistémologique qui en assure la dimension relationnelle et la porté dialogale.
Nous nous proposons de démontrer l’enjeu pluraliste d’une nouvelle intelligence théologique selon que l’exige la mise en œuvre du principe herméneutique d’altérité. Dans cette démarche, notre analyse prend acte de la nécessité d’une approche théologique qui permet d’amorcer une restructuration des données de la foi chrétienne aux prises avec l’expérience contemporaine du pluralisme des religions et du contexte plus ou moins pacifié de la coexistence interreligieuse.
A la lumière des théories avérées sur la méthode en théologie397, notre démarche ne consiste pas à proposer une technique mécanique et préfabriquée, applicable par la suite à l’analyse de la situation théologique des religions du monde.398 Nous voulons montrer que l’herméneutique théologique peut s’engager dans une nouvelle disposition procédurale, qui résulte de l’enjeu pluraliste de la relation interreligieuse, en vue d’assurer une écriture théologique à la hauteur de la capitalisation des ressources du paradigme en jeu.
Le principe épistémologique d’altérité399 sera à considérer comme une modalité critique de réorganisation méthodologique de l’herméneutique théologique en fonction du défi relationnel que représente le visage d’un pluralisme différencié des traditions croyantes. La mise en œuvre de ce principe d'altérité correspond à la visée du théologique en situation pluraliste, celle qui n’est autre que la possibilité d’intégrer la logique différentielle et asymétrique de la diversité des religions dans une herméneutique théologique non tyrannique.
3.1. Modalité méthodique d’une gestion critique du pluralisme
Dans ce paragraphe, nous voulons montrer que le pluralisme des religions au sein d'une perspective d’approche théologique, est une exigence d’altérité. Celle-ci tient lieu de principe qui explique le rapport d’externalité des traditions croyantes, et du régime de la relation différenciée propre à l'espace interreligieux. L’altérité se donne ici à percevoir comme une modalité de gestion et de contrôle de l’interprétation théologique, là où celle-ci se propose d’assurer, en permanence, à une « façon pluraliste de voir », le respect de la différence radicale sur un espace interactif d’expériences croyantes.
3.1.1. Position du problème
L'hypothèse qui conduit notre analyse concernant la portée épistémologique du principe d’altérité en théologie des religions, est de préciser le format du théologique en fonction du présupposé et de l’horizon dialogal dans toutes les relations interreligieuses.
Cette orientation trouve sa signification dans le postulat que nous pouvons déduire de cette affirmation de C. Geffré : « c’est du sein de mon engagement à l’égard de ma propre vérité religieuse que je rencontre l’autre dans sa différence en respectant sa propre prétention à la vérité ».400 En d’autres termes, dans toute relation avec un autre que moi, l'enjeu d’un dialogue réussi sera à la fois de le comprendre et de me faire comprendre.
Au-delà de cette simplification, le principe d’altérité, au plan épistémologique, est lié à la possibilité qu’il nous offre de faire fonctionner la théologie dans une perspective où il s’agira moins « d’épouser la compréhension que l’autre a de sa propre religion »401 que d’envisager sa propre vérité de foi, inaliénable en soi, en rapport avec l’impact et l’interpellation de la vérité différente et autrement articulée.
L’horizon dialogal compris dans le principe épistémologique d’altérité veut pousser l’herméneutique théologique du pluralisme vers l’impératif de rendre effective la conviction selon laquelle : « le respect de l’altérité du partenaire conduit à une meilleure intelligence de sa propre identité et stimule la recherche d’une vérité plus haute et plus compréhensive que la vérité particulière dont témoigne chaque tradition religieuse ».402
Cotre toute posture isolationniste, notre époque s'articule sur différents réseaux de relations et d'interférences entre les religions. L'affirmation du principe d'altérité est le point de départ de la reconnaissance de cette donne qui appartient à notre contexte de foi et d’existence. La pensée philosophique de notre époque est quasi-unanime sur le caractère inexorable de l’altérité comme étant impliquée dans le fait et la compréhension du soi. De telle sorte qu’il ne saurait exister d’identité personnelle qui ne présuppose l’altérité soit de la culture soit de l’histoire elle-même.
Sous une perspective théorique qui la comprend comme exigence éthique, l’altérité de la personne d’autrui est saisie par E. Lévinas comme une apparition au sens d’évènement. Pour E. Lévinas, cette « épiphanie » de l’ « autre » détruit ma prétention à ma totalité, à ma suffisance et à mon égocentricité. En ce régime, l’autre est réellement « autre », il est transcendant.403 De ce fait, « accueillir autrui, c’est mettre sa liberté en question ».404
Selon cette perception typique à E. Lévinas, le rapport à l’autre n’est pas un rapport de type alter ego. Ce n’est pas l’idée de réciprocité qui détermine l’idée d’altérité. Il s’agit plutôt de l’idée d’une « relation asymétrique avec l’autre qui, infini, ouvre le temps, transcende et domine la subjectivité ».405 Il s’ensuit que, ce que la personne de l’autre peut exiger de moi n’est pas une conséquence de ce que je peux exiger de lui. L’autre n’est pas transcendant parce que, comme moi, il est libre. Sa liberté jouit d’une supériorité qui découle de sa transcendance.406 De cette façon, « l’autre se fait valoir comme une exigence qui domine ma liberté, en un sens plus originelle que ce qui a lieu en moi ».407
L'analyse de P. Ricœur408 nous restitue l’enjeu réel de la notion d’altérité, que nous voulons comprendre comme étant constitutive du soi humain.
Chez P. Ricœur, en effet, la signification de « la méta-catégorie de l’altérité »409 se clarifie à travers l'explication qu'il donne de l'herméneutique de l’« identité narrative ».410 Dans un même projet d’une herméneutique conjuguée, P. Ricœur comprend finalement qu’« il n’y a d’évènement que pour celui qui peut le raconter, en faire mémoire, constituer archives et récit ».411
De là, P. Ricœur constate que « les vies humaines deviennent elles aussi plus lisibles lorsqu’elles sont interprétées en fonction des histoires que les gens racontent à leur sujet ».412 De même qu’en dehors d’une pure formalisation cosmologique, le temps n’existe que raconté413, ainsi en est-il de l’homme dont l’identité et la signification de cette identité, hors d’une facticité ontologique et d’une formalisation métaphysique, n’existeraient que racontées.
P. Ricœur propose une forme de tournure herméneutique qui s’appuie sur la théorie de la narratologie pour comprendre l’identité du sujet humain comme inséparable de l’altérité. Cette perspective est aux antipodes de l’idée d’une identité figée du cogito cartésien, qui n’a de fondement possible, en dehors de toute médiation, que dans l’immédiateté de lui-même.
Dans ce parcours, le projet de P. Ricœur est de poser l’altérité comme condition de possibilité d’une définition significative de toute identité. « Avant de po...