LA LESSIVE DU DUC D’AUMALE OU ... LE DUC TROIS EN UN
par Yves Bück
« 3 Chemises blanches, 7 Faux cols, 4 Cravates, 2 Gilets, 2 Caleçons, 2 Bonnets en coton, 6 Mouchoirs, 2 Paires de gants, 1 Chemise flanelle, 3 Chaussettes .»
Un raton laveur ?
«2 Draps de maître, 1 Drap office, 9 Drap suitte (sic), 1 drap enfant, 9 Taies d’oreiller, 42 Serviettes damier, 60 Serviettes perdrix, 12 Serviettes office203 à petits grains, 15 Grasses, 29 Tabliers cuisine, 4 Tabliers de femme, 5 Tabliers bleus, 125 Torchons, 2 Nappes damiers grande, 5 Nappes argenterie, 7 Nappes cuisine, 3 Nappes damier ordinaire, 1 Serviette turque, 25 Serviettes d’Alençon. »
Bibliothèque et archives du château de Chantilly - 3PA089
I – LE LINGE DANS TOUS SES ÉTATS
Cet inventaire à la Prévert nous introduit dans l’intimité du duc d’Aumale par le biais de son linge de corps et de celui de sa maison, qu’il salit lors de l’un de ses brefs séjours à Chantilly, en 1877. Ce linge est confié à des blanchisseurs du coin. Ils ont pignon sur rue : les Hercelin, Faligon, Bicard, Honoré ou Goyer... Occasionnellement, ils sont au service du château.
Osons quelques commentaires ! Pendant une période de vingt jours, le prince n’aurait porté que 3 chemises contre 7 faux cols et 2 caleçons. On sait que les faux-cols ont été inventés pour se dispenser de changer de chemise tous les jours. Ils étaient encore en usage dans la marine française dans les années 1960. Quant aux caleçons ! No comment. Après comptage et sans les mélanger, les serviettes surclassent les torchons.
En 1878, un an plus tard, le Prince affecte une somme de 20 000 F au « commencement des travaux de la blanchisserie » et accessoirement 750 000 F à la reconstruction du château. C’est le début de grands travaux. La blanchisserie, un minuscule ouvrage ! On peut s’attendre à ce que le chantier soit rondement mené. Il traînera en longueur… pour de bonnes raisons.
a - Le projet
Pour l’heure, le duc est commandant du 7ème corps d’armée et de la 7ème division militaire dont le siège est à Besançon. Cela ne l’empêche pas de multiplier les déplacements. On le voit souvent à Paris et à Chantilly, où sa maisonnée l’accueille au petit Château204 dont les aménagements viennent de s’achever. Il se satisfait alors du service des lavandiers du voisinage. La quantité de linge à laver n’est pas considérable. Il en sera autrement quand la reconstruction du grand château sera achevée et qu’il y fera de plus longs séjours. Il est donc logique qu’il veuille disposer dans le futur d’une blanchisserie moderne à son usage exclusif.
Le Prince, qui se mêle de tout dans les détails, a-t-il une idée précise de son projet ? Il a roulé sa bosse. Il est observateur. Il va mûrir. Mais où a t-il trouvé l’inspiration ?
Toile ou linge
Entre les deux, il faut choisir. Sur les rives de la Nonette sont ancrés de nombreux lavoirs, de Nanteuil-le-Haudouin à sa jetée dans l’Oise à Gouvieux. À Chantilly, on en recensait encore quatre au début des années 1950. Les blanchisseries sont rares. Le duc connaît l’existence de plusieurs d’entr’elles à Courteuil, à Saint Nicolas d’Acy, mais surtout, la plus importante, celle d’Avilly. Implantée à la fin du XVIIIe siècle, elle compte, en 1820, 60 employés, en 1830 plus de 200, et ferme ses portes en 1940. Elle est à la pointe du progrès. Elle est un des premiers établissements au monde à être équipé d’un bélier hydraulique205, la géniale invention de Joseph de Montgolfier, appareil qui puise l’eau de la Nonette pour la refouler dans la salle de lavage. Mais voilà : le terme « blanchisserie » prête à confusion. À Avilly, on blanchit les toiles. On ne lave pas le linge. Blanchir une toile, c’est l’ennoblir en débarrassant ses fils de leur couleur naturelle pour les rendre plus blancs que blancs suivant un processus complexe, avec usage de produits chimiques comme le chlore. Le plus spectaculaire est la finition. Les étoffes sont étendues dans les prairies, sur l’herbe haute, pour que l’air puisse circuler librement sous l’étoffe.
Les Cantiliens ont pu jouir de ce spectacle. Pendant son règne à Chantilly, François Richard, dit Richard-Lenoir, installe à partir de 1808, dans l’ancienne manufacture de porcelaine rue de la Machine, une fabrique de toiles peintes : les fameuses « indiennes ». Avant l’impression du décor, les toiles doivent être parfaitement blanchies. L’opération se faisait dans des bâtiments206 sis en face du Pavillon de Manse, avec, à ses côtés, les herbes de la grasse prairie pour le séchage.
On blanchit des toiles et on lave le linge dans des établissements qui n’ont en commun que le nom. Ce n’est donc pas à Chantilly ou dans ses environs que le duc d’Aumale peut trouver un modèle. Nous pouvons imaginer qu’il s’inspira des réalisations existantes, rencontrées le long de son chemin ou au cours de ses lectures. Au tournant du demi-siècle, la révolution industrielle aidant, les blanchisseries à « linge » pullulent, en particulier dans la périphérie de Paris où elles se comptent par milliers. Trouvera t-il dans ce fatras un modèle digne de ses exigences ? Mettons nous d’abord dans l’ambiance de l’époque.
Sous le gilet, la crasse
Aujourd’hui, la propreté et l’hygiène sont des valeurs dominantes dans certaines sociétés, magnifiées par le principe de précaution : ceci dans les pays développés, avec des variantes suivant les individus, les milieux, les pays, et aussi grâce à l’utilisation forcenée des petites merveilles que sont les machines à laver. Mais dans un autrefois que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître, personne à vrai dire ne lavait vraiment son corps et ses habits. Le débarbouillage régnait en maître, réduit à sa plus simple expression, surtout par grand froid quand il gelait à pierre fendre dans les chambrées. Les anciens se souviennent que dans les internats, les pensionnaires dormaient dans des dortoirs non chauffés où, à côté des paillasses, des bacs surmontés d’une enfilade de robinets laissaient couler de minces filets d’eau. Dans le meilleur des cas, une fois par semaine, une douche chaude de courte durée, minutée, était généreusement accordée, comme une friandise.
On ne changeait alors de linge de corps et de draps que rarement. L’étui de crasse est même considéré dans la croyance populaire comme une protection contre le froid et la maladie. En revanche, la recherche de la blancheur, lorsque le linge blanc se trouve visible, est un objectif recherché, pour le linge de maison dans les ménages, et pour les trousseaux des jeunes filles. Ce blanc n’est pas incompatible avec la crasse, la crasse parfumée des uns et la crasse agrémentée de vermine des autres. Rien de choquant. Interrogez les terre-neuvas, il est encore temps. Ils vous diront que pendant les quatre mois consacrés à la pêche de la morue, ils ne lavaient ni leur corps ni leur linge, qu’il ne changeait que pour le faire sécher lorsqu’il était trop mouillé par les embruns. L’eau douce était réservée à la cuisine et à la boisson. Ils n’en souffraient pas et leurs épouses non plus qui, à leur retour au port, les accueillaient à bras ouverts.
Le nez pincé, ne leur jetons pas la pierre. À bord des morutiers, comme à Paris au XIXe siècle, l’eau courante n’arrivait au domicile de personne. Les plus humbles se rendaient à la fontaine municipale pour remplir leurs brocs et leurs seaux207. Les plus aisés faisaient appel aux porteurs d’eau en sabots. Ce qui explique pourquoi « les bourgeois ne prennent que des bains de pied et se lavent de temps en temps le bout du nez »208. L’immense château de Saint-Fargeau dans l’Yonne, où la famille d’Ormesson209 se rassemblait en été jusque dans les années 1960, n’avait pas l’eau courante.
Emile Zola, le grand témoin
La crasse : le duc d’Aumale, s’il n’utilisait pas le mot, connaissait la chose. Ne serait ce qu’en tant que militaire en activité. Les palais, comme les casernements de sa jeunesse, étaient dépourvus du moindre confort et équipés de peu de commodités. Dans le djebel algérien à la poursuite des « rebelles », comme tous ses soldats, il baignait dans sa sueur sans pouvoir changer de vêtements plusieurs jours durant. Un siècle plus tard, les mœurs n’ont guère évolué. Dans ses lettres210, Claude Levi-Strauss fait part de son bonheur de pouvoir prendre une douche de temps à autre dans l’armée. Il se rattrapera sous les tropiques.
À son retour d’exil, le duc d’Aumale ne peut que constater la formidable évolution de Paris. Certes, s’il fréquente les beaux quartiers, il voit tout autour, la misère... et la prolifération des blanchisseries. L’une n’allant pas sans l’autre, ce qui n’échappe pas à un jeune écrivain, Emile Zola. Le 1er avril 1876, « Le Bien public » publie son nouveau feuilleton, « L’Assommoir », avant sa sortie en volume l’année suivante. À sa parution, l’ouvrage suscite de vives polémiques car il est jugé trop cru. Ce réalisme provoque son succès et assure à l’auteur fortune et célébrité.
Aumale se fait apporter tous les matins les gazettes parisiennes, il ne peut ignorer le bestseller du moment ni son auteur. Grand lecteur, il se tient forcément au courant de l’actualité littéraire, d’autant plus qu’en décembre 1871 il est élu à l’Académie française. Il fréquente les écrivains et les invite même à sa table. Raymond Cazelles, conservateur des collections du musée Condé de 1971 à 1983, écrit211 : « En 1883, on ne reçoit pas à Chantilly que des princes ou des aristocrates. La littérature, l’art ou l’armée y sont dignement représentés. Emile Zola, Edmond de Goncourt, Paul Bourget, Ernest Renan, Pierre Loti ont bénéficié de ces invitations. »
Aumale reçoit Zola. Il connaît son œuvre. Ils ne sont pas du même monde, ni du même bord. Ils sont tous les deux républicains ; l’un par conviction, l’autre par abnégation, voire résignation. Ils aiment les peintres et la peinture. L’un est le chantre de la peinture moderne et a des liens d’amitié avec Edouard Manet et Paul Cézanne ; l’autre préfère l’académisme et partage le point de vue de Léon Gérôme, peintre de bonne renommée, connu pour ses violentes attaques contre l’impressionnisme. Plus tard, Zola renie ses amis Manet et Cézanne. Aumale semble s’en réjouir. Léonce Grandin rapporte : « Pendant tout le repas, le duc d’Aumale ne souffla pas mot de l’Institut, mais, en revanche, ne fit que parler d’art, les premières politesses échangées. » À Émile Zola, le Prince disait : « Je vous ai lu et suivi dans votre campagne contre Manet. » Il y a de la malice et un peu de jouissance dans cette remarque.
Cher collègue
En 1882, le Tout-Paris célèbre le cinquantenaire de la première de la pièce de Victor Hugo « Le Roi s’amuse », et est invité à la représentation à la Comédie française. Aumale est dans la salle. Il trône dans sa baignoire attitrée, comme tous les princes et les aristocrates. Zola est avec le vulgum people au balcon. L’écrivain en souffre-t-il ? Plus tard, il surprend son monde quand il annonce qu’il tente l’Académie française. On le croyait ennemi des honneurs et des médailles. « Oui, l’Académie me tente… Au fond de mon indépendance, il y a un vieux germe de servitude. Il me faut une étiquette, une discipline, des maîtres, le coup de fouet des honneurs officiels. Je veux figurer dans les cortèges, les salons où l’on cause et traiter le duc d’Aumale de « cher collègue». Ah, le plaisir d’abandonner le solennel « Monseigneur » au profit de l’amical « Collègue ». Aumale ne sera jamais son collègue. Pourtant, le romancier y met du sien. En 1889, Zola se présente pour la première fois. Premier échec. Il battra les records d’obstination en essuyant vingt-cinq refus successifs. Consolation : à chaque fois, ce sera l’occasion de visiter ces espérés futurs collègues académiciens et ainsi de rencontrer Henri d’Orléans dans l’intimité jusqu’en 1897. Le Duc ne vota jamais pour lui, ni pour Jules Verne qui concurrença Zola dans la course à l’immortalité.
Il n’a pas eu le temps. Ce qui suit est surprenant. Ernest Daudet, premier biographe de H.O.212 raconte : le 6 mai 1897, Aumale est au Zucco, sa propriété de Sicile. Il devise ...