
eBook - ePub
La France contre les robots - civilisation et technologie
- 132 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
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La France contre les robots - civilisation et technologie
Ă propos de ce livre
Georges Bernanos nous livre ici un essai visionnaire (1947) de l'effet des évolutions techniques sur notre civilisation.
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Informations
VI
Si lâon compare lâhomme de 1939 Ă celui de 1914, et ces deux hommes Ă leur commun ancĂȘtre de 1789, il semble que notre matiĂšre humaine nationale â pour employer le mot Ă la mode â se soit grandement appauvrie. Mais si câĂ©tait le monde, la vie, qui fĂ»t plus misĂ©rable encore ? Si la matiĂšre humaine française Ă©tait restĂ©e trop riche, trop vivante pour un monde Ă©galitaire, oĂč lâuniformitĂ© tient lieu dâordre ?âŠ
En 1789, notre prestige spirituel Ă©tait immense, on ne lui aurait trouvĂ© rien de comparable depuis AthĂšnes et Rome. LâĂ©tranger qui nous est restĂ© fidĂšle nous aime exactement pour les mĂȘmes raisons quâil nous eĂ»t aimĂ©s cent cinquante ans plus tĂŽt. La France de 1789 est encore prĂ©sente partout â oui, partout prĂ©sente, jusque dans les derniĂšres villes brĂ©siliennes, perdues dans la forĂȘt naine et tordue, grouillante dâinsectes ou de reptiles, le dĂ©sert vĂ©gĂ©tal que la saison sĂšche recouvre dâune espĂšce de toison grise et fauve qui a la mĂȘme odeur que la bĂȘte⊠Je parle de ce que je sais. La France quâon aime, câest la France de Rousseau, la mĂȘme France qui faisait lâorgueil de cette sociĂ©tĂ© dont Watteau est le peintre â Ă la fois si naturelle et si raffinĂ©e, si violente et si facile, dâesprit si lucide, de nerfs si fermes et pourtant si aisĂ©e Ă Ă©mouvoir de pitiĂ© ou de colĂšre, à « toucher aux entrailles » â comme on disait en ce temps-lĂ â aux entrailles seulement, car le cĆur Ă©tait alors presque aussi lucide que lâesprit. La France quâon aime, câest toujours celle que nous dĂ©peint dans ses MĂ©moires le jeune SĂ©gur, la France des idĂ©es nouvelles, de ces idĂ©es qui ont tant servi aux hommes depuis deux siĂšcles, tant passĂ© et repassĂ© de main en main et quâon imagine toujours aussi brillantes, aussi pures, diamants, rubis, saphirs, Ă la couleur du drapeau. La France quâon aime, câest toujours la France rĂ©volutionnaire de La Fayette et de Rochambeau, qui est trĂšs exactement lâopposĂ©e de la France de 1920. La France de la guerre dâAmĂ©rique, toujours si profondĂ©ment enracinĂ©e dans le peuple, tenant au peuple par toutes ses racines, mais dont les plus hautes branches ployaient et craquaient dans le vent. Un peuple beaucoup plus proche du peuple chrĂ©tien du XIIIe siĂšcle par la soliditĂ©, la simplicitĂ©, la dignitĂ© de ses mĆurs que ne le sera de lui, quelques annĂ©es seulement plus tard, par exemple, le peuple de la Monarchie de Juillet. Car, en ce temps-lĂ , câĂ©tait le peuple qui « conservait », notamment le peuple paysan, dont on ne saurait exclure le petit seigneur rural souvent plus pauvre que son fermier â tandis que les Ă©lites impatientes brĂ»laient de se jeter vers lâavenir par nâimporte quelle brĂšche, dans une de ces charges folles et sublimes qui furent toujours, prĂ©cisĂ©ment, la mĂ©thode prĂ©fĂ©rĂ©e de combat des Ă©lites françaises. Car ce sont bien les jeunesses aristocratiques et bourgeoises qui sâenivrent des idĂ©es nouvelles comme dâun vin nouveau, non seulement Ă Paris, mais au fond des lointaines provinces, ce sont elles qui sourient de tout, non par vaine insolence mais pour sâencourager Ă tout remettre en question, Ă tout risquer, Ă tout oser. On dirait quâelles veulent tout revoir dâun regard sans parti pris, dâun regard neuf et dâune conscience aussi neuve que le regard, dâune conscience nette et droite, comme une grande route royale lavĂ©e et nivelĂ©e par lâaverse. Je crois quâil est presque impossible aujourdâhui de se faire idĂ©e de la prodigieuse disponibilitĂ© de ces esprits que rien ne surprend. Lorsque jâĂ©cris disponibilitĂ©, je ne prĂ©tends nullement faire allusion Ă M. Gide. M. Gide nâest pas un homme de lâancienne France. La disponibilitĂ© de M. Gide est celle dâun homme formĂ© par le moralisme le plus Ă©troit, et qui finit par se trouver vis-Ă -vis de lui dans la situation paradoxale dâun athĂ©e qui injurie Dieu, prouvant par lĂ quâil nâa pas cessĂ© dây croire. Le moins quâon puisse dire est quâon voit sur M. Gide la marque douloureuse des chaĂźnes quâil a portĂ©es. Les gens dont je viens dâĂ©crire avaient Ă©tĂ© Ă©levĂ©s, sans doute, dans une sociĂ©tĂ© fortement hiĂ©rarchisĂ©e, mais dont le principal et lâunique Code Ă©tait le Savoir-Vivre, câest-Ă -dire beaucoup moins un Code quâun Art, lâart de rendre Ă chacun ce qui lui est dĂ», et mĂȘme un peu plus, avec toute la bonne grĂące possible. Le Savoir-Vivre, disait la Marquise de CrĂ©quy, câest donner de lâesprit aux sots. Lâextraordinaire sociabilitĂ© des hommes de ce siĂšcle, pourtant si peu dĂ©vot, si libertin, semble comme un dernier reflet de lâantique fraternitĂ© des ChrĂ©tiens. Leur indulgence est merveilleuse. Piron, soupçonnĂ© dâĂȘtre lâauteur de son obscĂšne Ode Ă Priape, est convoquĂ© par le Magistrat â je crois que câĂ©tait lâimposant prĂ©sident dâAligre. « Jeune homme, dit-il, vous avez beaucoup de talent, mais vous ĂȘtes allĂ© un peu loin, cet enfantillage pourrait nuire Ă votre carriĂšre. Laissez-moi dire que la piĂšce est de ma façon⊠»
En 1789, les Ă©lites sont Ă leur place, câest-Ă -dire Ă lâavant-garde. Cent cinquante ans plus tard, les Ă©lites seront Ă lâarriĂšre, Ă la traĂźne, et elles trouveront la chose parfaitement naturelle ; câest au peuple quâelles prĂ©tendront laisser le risque, la recherche. Des classes dirigeantes qui refusent de bouger dâun pouce, que pourrait-on imaginer de plus absurde ? Comment diriger sans guides ? Les classes dirigeantes refusent de bouger, mais le monde bouge sans elles.
La France quâon aime, câest toujours la France de 1789, la France des idĂ©es nouvelles. AuprĂšs de cette France-lĂ , comme celle du XIXe siĂšcle paraĂźt triste ! Oh ! je ne veux nullement diffamer ce siĂšcle, comme lâa fait jadis LĂ©on Daudet dans un livre malheureusement destinĂ© Ă rĂ©jouir une espĂšce particuliĂšre dâimbĂ©ciles que dâailleurs il mĂ©prisait, je dis seulement que, avec toutes ses inventions et ses grands hommes, la France du XIXe siĂšcle est triste. La France du XIXe a lâair de porter le deuil de sa rĂ©volution manquĂ©e. Elle a commencĂ© par habiller les Français de noir. Jamais, en aucun temps de notre histoire, les Français nâont Ă©tĂ© si funĂšbrement emplumĂ©s ; le coq gaulois sâest changĂ© en corbeau. Le vĂȘtement est triste et laid, lâarchitecture est laide et triste. Lâhomme du XIXe a bĂąti des maisons qui lui ressemblent, et il a logĂ© le Bon Dieu aussi mal que lui. Les Ă©glises du XIXe sont tristes et laides. Mon Dieu, je sais bien, il y a la peinture, la poĂ©sie, la musique ; le gĂ©nie de la France nâa pas subi dâĂ©clipse. Câest prĂ©cisĂ©ment ce qui fait la valeur et lâintĂ©rĂȘt des signes que je viens de noter. Lorsquâun homme est accablĂ© par la tristesse, les gens du peuple disent dans leur langage quâil « se nĂ©glige ». Le souci des choses familiĂšres qui tiennent de plus prĂšs Ă la vie quotidienne est un souci dâhomme heureux.
On dira que cette altĂ©ration du goĂ»t, cette triple dĂ©cadence de lâarchitecture, du mobilier, du vĂȘtement a Ă©tĂ© gĂ©nĂ©rale en Europe au cours du dernier siĂšcle. Mais quoi de plus naturel puisque, en tout ce qui concerne le vĂȘtement, la mode, lâarchitecture, câĂ©tait la France qui donnait le ton ? La France du XIXe porte le deuil de sa RĂ©volution manquĂ©e, lâEurope lâimite par habitude. Oh ! sans doute, ma maniĂšre dâĂ©crire lâhistoire vous surprend ou vous irrite ! Il vous plairait plutĂŽt de mâentendre dire que la France Ă©tait triste avant 1789 et nâa pas dĂšs lors cessĂ© de rire et de danser, mais jâaime mieux ĂȘtre dâaccord avec les faits quâavec vous. Câest la France que je mâefforce de comprendre, et non pas vous. RĂ©flĂ©chissez un peu cependant. Vous ne refusez jamais de vous attendrir sur Waterloo. La RĂ©volution manquĂ©e de 1789 est un dĂ©sastre qui devrait frapper beaucoup plus cruellement vos imaginations, ou, pour mieux dire, le dĂ©sastre de Waterloo nâest quâun Ă©pisode, parmi beaucoup dâautres, du dĂ©sastre national de la RĂ©volution manquĂ©e. LâEmpire sâest comme englouti dans Waterloo, sây est perdu corps et biens, mais lâEmpire nâavait pas quinze ans. Au lieu que dans ce court espace de temps qui va des fĂȘtes de la FĂ©dĂ©ration au 9 Thermidor, en passant par la mort des Girondins, on pourrait Ă©crire que les expĂ©riences et les espĂ©rances de plusieurs siĂšcles coulĂšrent Ă pic, il est vrai pavillon haut et tirant par tous les sabords. Car on peut penser ce quâon veut de Robespierre, il est parfaitement permis de croire que la terrible rĂ©pression de lâIncorruptible fut, en partie, justifiĂ©e. La RĂ©volution Ă©tait certainement dĂ©jĂ pourrie, bien avant que le 9 Thermidor fĂźt gicler partout cette pourriture. Aucune Ă©poque de lâHistoire de France nâa Ă©tĂ© aussi pourrie que le Directoire. Mais, quoi quâon pense de Robespierre, il est malheureusement certain que les braves gens qui dansĂšrent trois nuits de suite sur la place de la FĂ©dĂ©ration et vidĂšrent tant de bouteilles en lâhonneur du Paradis de la FraternitĂ© dont ils croyaient franchir le seuil, Ă©taient, pour employer lâexpression alors Ă la mode, « bougrement » loin de prĂ©voir quâun peu plus tard ils se retrouveraient ruinĂ©s par la Banqueroute, dĂ©cimĂ©s par la guerre civile, leurs familles dispersĂ©es par la conscription, en attendant le Blocus Continental et lâEmpire⊠Vingt-cinq ans de guerre, que voulez-vous, câest long, quand on a cru Ă lâavĂšnement de la Raison et Ă la Paix Universelle ! Il est certainement difficile de croire que la France ne serait devenue la plus riche, la plus peuplĂ©e, la plus cultivĂ©e, la plus renommĂ©e, la plus enviĂ©e de toutes les nations que dans le but dâaboutir finalement Ă un systĂšme social et Ă©conomique absolument contraire Ă la DĂ©claration des Droits de lâHomme, et qui nâa cessĂ© de favoriser les impĂ©rialismes â ces impĂ©rialismes dont sa mission historique Ă©tait de protĂ©ger lâEurope â au point quâelle a perdu, en un siĂšcle, sa fortune et sa puissance â jusquâĂ sa puissance militaire â sa puissance et son prestige militaires, Ă©vĂ©nement incroyable, imprĂ©visible ! Je ne cesserai de le rĂ©pĂ©ter sous autant de formes quâil sera utile dans lâespoir dâĂ©branler quelques consciences : les hommes de 89 croyaient sincĂšrement la France parvenue Ă un si haut degrĂ© de culture quâil ne dĂ©pendait plus que de sa volontĂ©, de son gĂ©nie, dâaffranchir le genre humain, non seulement des tyrannies, mais â en un dĂ©lai plus ou moins court â des disciplines sociales elles-mĂȘmes, le citoyen nâagissant plus que selon la Raison, sans aucune nĂ©cessitĂ© de contrainte. On peut sourire aujourdâhui de ces illusions, mais elles sont Ă©videmment celles dâun peuple dĂ©bordant de confiance en lui-mĂȘme. Jâajoute quâelles ne semblent pas avoir paru ridicules ou trĂšs prĂ©somptueuses aux contemporains. En Allemagne, en Autriche, en Russie, les esprits Ă©clairĂ©s ne sont pas loin de croire en effet Ă cet Ăge dâOr. Du moins jugent-ils le peuple français plus capable quâaucun autre de dĂ©montrer dans un avenir prochain quâune nation rĂ©ellement civilisĂ©e peut se passer de tribunaux et de gendarmes. VoilĂ prĂ©cisĂ©ment pourquoi on ne saurait comparer la RĂ©volution française Ă la RĂ©volution russe de 1917, par exemple. Le peuple russe de 1917 Ă©tait un peuple opprimĂ© depuis des siĂšcles et Ă peine sorti du servage. Je ne prĂ©tends pas que la masse eĂ»t conscience de sa condition misĂ©rable par rapport aux autres peuples dâEurope, mais on ne saurait dire quâaprĂšs trois ans de guerre, trahie par les gĂ©nĂ©raux, vendue par les ministres, elle fĂ»t capable dâun autre sentiment que le dĂ©sespoir, ce dĂ©sespoir que le gĂ©nie de LĂ©nine, le dĂ©vouement et la volontĂ© de quelques milliers de vĂ©ritables marxistes â dâailleurs presque tous juifs, câest-Ă -dire trĂšs diffĂ©rents des moujiks tels que nous les a peints Gorki, dans ses inoubliables souvenirs dâenfance â ont exploitĂ© au profit dâune politique rĂ©volutionnaire rĂ©aliste, lucide, inflexible. Notre RĂ©volution de 89 a commencĂ© dans la poussiĂšre et les chansons dâun joyeux Ă©tĂ© â le plus ensoleillĂ© quâon ait vu depuis cinquante ans, Ă©crira plus tard Varangeville, avec le litre de vin pour deux sols. La RĂ©volution russe a pris naissance dans la boue dâune dĂ©route totale. Il est possible, et mĂȘme probablement exact, que les fils des moujiks qui, en 1917, jetaient leurs Ă©quipements, par milliers, par centaines de milliers, sur les routes sans fin, soient maintenant persuadĂ©s, comme les hommes de 89, quâils vont dĂ©livrer le genre humain. Une telle conviction ne leur en a pas moins Ă©tĂ© imposĂ©e peu Ă peu par la propagande. Elle a Ă©tĂ© la consĂ©quence â et la consĂ©quence lointaine â de leur rĂ©volution, au lieu quâune foi analogue fut jadis la cause de la nĂŽtre. Il est malheureusement certain que la plupart des lecteurs ne tireront aujourdâhui pas grand profit de ces distinctions nĂ©cessaires.
On se moque des gens simples qui parlent volontiers des nations comme de personnes, mais ce sont les gens simples qui ont raison. Les gens simples simplifient, quoi de mieux ? Ils ne simplifient pas Ă©videmment de la mĂȘme maniĂšre que le gĂ©nie, mais quâimporte ? Oh ! sans doute, la vie dâun peuple nâest pas moins pleine de contradictions que celle du premier venu, et les curieux gaspillent beaucoup de temps et dâingĂ©niositĂ© Ă en faire le compte, ou mĂȘme Ă en dĂ©couvrir dâimaginaires. Les curieux sont toujours dupes de leur curiositĂ©. Ils expliquent tout et ne comprennent rien. Ces beaux esprits nâaiment pas sâentendre dire que la France a Ă©tĂ© déçue, ils trouvent lâimage sommaire, grossiĂšre, ils voudraient plus de nuances. Tant pis ! Supposez quâon eĂ»t posĂ© Ă un homme cultivĂ© du XIIIe, du XVe ou du XVIIe la question suivante : « Quelle idĂ©e vous faites-vous de la sociĂ©tĂ© future ? » il aurait pensĂ© aussitĂŽt Ă une civilisation pacifique, Ă la fois trĂšs prĂšs de la nature et prodigieusement raffinĂ©e. Câest du moins Ă une civilisation de ce type que la France sâest prĂ©parĂ©e tout au long de sa longue histoire. Des millions dâesprits dans le monde sây prĂ©paraient avec elle. On comprend trĂšs bien maintenant leur erreur. Lâinvasion de la Machinerie a pris cette sociĂ©tĂ© de surprise, elle sâest comme effondrĂ©e brusquement sous son poids, dâune maniĂšre surprenante. Câest quâelle nâavait jamais prĂ©vu lâinvasion de la Machine ; lâinvasion de la machine Ă©tait pour elle un phĂ©nomĂšne entiĂšrement nouveau. Le monde nâavait guĂšre connu jusquâalors que des instruments, des outils, plus ou moins perfectionnĂ©s sans doute, mais qui Ă©taient comme le prolongement des membres. La premiĂšre vraie machine, le premier robot, fut cette machine Ă tisser le coton qui commença de fonctionner en Angleterre aux environs de 1760. Les ouvriers anglais la dĂ©molirent, et quelques annĂ©es plus tard les tisserands de Lyon firent subir le mĂȘme sort Ă dâautres semblables machines. Lorsque nous Ă©tions jeunes, nos pions sâefforçaient de nous faire rire de ces naĂŻfs ennemis du progrĂšs. Je ne suis pas loin de croire, pour ma part, quâils obĂ©issaient Ă lâinstinct divinatoire des femmes et des enfants. Oh ! sans doute, je sais que plus dâun lecteur accueillera en souriant un tel aveu. Que voulez-vous ? Câest trĂšs embĂȘtant de rĂ©flĂ©chir sur certains problĂšmes quâon a pris lâhabitude de croire rĂ©solus. On trouverait prĂ©fĂ©rable de me classer tout de suite parmi les maniaques qui protestaient jadis, au nom du pittoresque, contre la disparition du fameux ruisseau boueux de la rue du Bac⊠Or, je ne suis nullement « passĂ©iste », je dĂ©teste toutes les espĂšces de bigoteries superstitieuses qui trahissent lâEsprit pour la Lettre. Il est vrai que jâaime profondĂ©ment le passĂ©, mais parce quâil me permet de mieux comprendre le prĂ©sent â de mieux le comprendre, câest-Ă -dire de mieux lâaimer, de lâaimer plus utilement, de lâaimer en dĂ©pit de ses contradictions et de ses bĂȘtises qui, vues Ă travers lâHistoire, ont presque toujours une signification Ă©mouvante, qui dĂ©sarment la colĂšre ou le mĂ©pris, nous animent dâune compassion fraternelle. Bref, jâaime le passĂ© prĂ©cisĂ©ment pour ne pas ĂȘtre un « passĂ©iste ». Je dĂ©fie quâon trouve dans mes livres aucune de ces Ă©cĆurantes miĂšvreries sentimentales dont sont prodigues les dĂ©vots du « Bon Vieux Temps ». Cette expression de Bon Vieux Temps est dâailleurs une expression anglaise, elle rĂ©pond parfaitement Ă une certaine niaiserie de ces insulaires qui sâattendrissent sur nâimporte quelle relique, comme une poule couve indiffĂ©remment un Ćuf de poule, de dinde, de cane ou de casoar, Ă seule fin dâapaiser une certaine dĂ©mangeaison quâelle ressent dans le fondement. Je nâai jamais pensĂ© que la question de la Machinerie fĂ»t un simple Ă©pisode de la querelle des Anciens et des Modernes. Entre le Français du XVIIe et un AthĂ©nien de lâĂ©poque de PĂ©riclĂšs, ou un Romain du temps dâAuguste, il y a mille traits communs, au lieu que la Machinerie nous prĂ©pare un type dâhomme⊠Mais Ă quoi bon vous dire quel type dâhomme elle prĂ©pare. ImbĂ©ciles ! nâĂȘtes-vous pas les fils ou les petit-fils dâautres imbĂ©ciles qui, au temps de ma jeunesse, face Ă ce colossal Bazar que fut la prĂ©tendue Exposition Universelle de 1900, sâattendrissaient sur la noble Ă©mulation des concurrences commerciales, sur les luttes pacifiques de lâIndustrie ?⊠A quoi bon, puisque lâexpĂ©rience de 1914 ne vous a pas suffi ? Celle de 1940 ne vous servira dâailleurs pas davantage. Oh ! ce nâest pas pour vous, non ce nâest pas pour vous que je parle ! Trente, soixante, cent millions de morts ne vous dĂ©tourneraient pas de votre idĂ©e fixe : « Aller plus vite, par nâimporte quel moyen. » Aller vite ? Mais aller oĂč ? Comme cela vous importe peu, imbĂ©ciles ! Dans le moment mĂȘme oĂč vous lisez ces deux mots : Aller vite, jâai beau vous traiter dâimbĂ©ciles, vous ne me suivez plus. DĂ©jĂ votre regard vacille, prend lâexpression vague et tĂȘtue de lâenfant vicieux pressĂ© de retourner Ă sa rĂȘverie solitaire⊠« Le cafĂ© au lait Ă Paris, lâapĂ©ritif Ă Chandernagor et le dĂźner Ă San Francisco », vous vous rendez compte !⊠Oh ! dans la prochaine inĂ©vitable guerre, les tanks lance-flammes pourront cracher leur jet Ă deux mille mĂštres au lieu de cinquante, le visage de vos fils pourra bouillir instantanĂ©ment et leurs yeux sauter hors de lâorbite, chiens que vous ĂȘtes ! La paix venue vous recommencerez Ă vous fĂ©liciter du progrĂšs mĂ©canique. « Paris-Marseille en un quart dâheure, câest formidable ! » Car vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problĂšme Ă rĂ©soudre sera toujours de transporter vos viandes Ă la vitesse de lâĂ©clair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbĂ©ciles ? HĂ©las ! câest vous que vous fuyez, vous-mĂȘmes â chacun de vous se fuit soi-mĂȘme, comme sâil espĂ©rait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau⊠On ne comprend absolument rien Ă la civilisation moderne si lâon nâadmet pas dâabord quâelle est une conspiration universelle contre toute espĂšce de vie intĂ©rieure. HĂ©las ! la libertĂ© nâest pourtant quâen vous, imbĂ©ciles !
Lorsque jâĂ©cris que les destructeurs de la machine Ă tisser ont probablement obĂ©i Ă un instinct divinatoire, je veux dire quâils auraient sans doute agi de la mĂȘme maniĂšre sâils avaient pu se faire alors, par miracle, une idĂ©e nette de lâavenir. Lâobjection qui vient aux lĂšvres du premier venu, dĂšs quâon met en cause la Machinerie, câest que son avĂšnement marque un stade de lâĂ©volution naturelle de lâHumanitĂ© ! Mon Dieu, oui, je lâavoue, cette explication est trĂšs simple, trĂšs rassurante. Mais la Machinerie est-elle une Ă©tape ou le symptĂŽme dâune crise, dâune rupture dâĂ©quilibre, dâune dĂ©faillance des hautes facultĂ©s dĂ©sintĂ©ressĂ©es de lâhomme, au bĂ©nĂ©fice de ses appĂ©...
Table des matiĂšres
- Sommaire
- Note de Lâediteur
- Preface
- Chapitre I
- Chapitre II
- Chapitre III
- Chapitre IV
- Chapitre V
- Chapitre VI
- Chapitre VII
- Chapitre VIII
- Disponibles aux Editions AOJB
- Page de copyright