Les cultures et les traditions religieuses au service du bien commun
Sélection d’articles et d’entretiens parus dans La Croix en 2015
Les religions font souvent figure d’accusées pour expliquer les tensions voire les violences entre les peuples ou au sein des nations. En France, les défenseurs d’une laïcité comprise au sens le plus étroit voudraient qu’elles n’aient plus de visibilité dans l’espace public. Dans l’élaboration de ses programmes, l’Éducation nationale est souvent en peine pour aborder le fait religieux que l’on préférerait taire. Comme si l’expérience croyante était quelque chose d’archaïque ou d’exotique ou appartenant à un passé révolu. Mais rien n’y fait. Le fait religieux persiste. Et l’on a pu observer un étonnant renversement dans les mois qui ont précédé la conférence de Paris sur le climat (COP21). Les religions ont été sollicitées pour aider à la prise de conscience de l’urgence du défi écologique et donner ainsi du poids aux décisions politiques. L’encyclique du pape François, Laudato si’, parue en juin 2015, a reçu un accueil très favorable bien au-delà du monde catholique et même chrétien. Elles ont aussi joué un rôle important après les attentats de janvier à Montrouge et à Paris.
La République a besoin des religions parce que celles-ci animent et soutiennent des lieux concrets – à commencer par les familles – où s’incarnent et s’expérimentent les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. L’expérience et le fait religieux sont de bonnes choses pour l’unité républicaine. C’est ce que montrent cette sélection d’articles de La Croix parus en 2015 au fil de l’actualité.
Dominique Greiner,
Rédacteur en chef à La Croix
1. Religions et violence
Dossier : Et demain ? Contrer le terrorisme, assurer le vivre-ensemble
La France va mobiliser un nombre record de 10 000 militaires pour assurer la sécurité des « points sensibles du territoire », tandis que 4 700 policiers sont affectés à la protection des écoles et lieux de culte juifs. Après l’énorme mobilisation de dimanche se pose la question des défis que la France va devoir relever pour contrer le terrorisme et assurer le vivre-ensemble. Dans un entretien à La Croix, Régis Debray analyse ces événements et leur signification au regard de la devise républicaine.
Entretien avec Régis Debray, auteur, entre autres ouvrages, du Moment fraternité (éd. Gallimard) : « Ne remplaçons pas la réflexion par l’émotion »
Le philosophe et essayiste, adepte d’une République aux fortes valeurs, analyse l’effet de la manifestation du 11 janvier et ses prolongements souhaitables.
– Que vous inspire le grand rassemblement national de dimanche ?
RÉGIS DEBRAY : Il ne faut pas bouder un moment d’unanimité. Paris vaut bien une messe et la République une petite comédie unanimiste de nos officiels qui ont su récupérer une émotion populaire. Mais ne remplaçons pas la réflexion par l’émotion. On est tous un peu saturés de slogans et de grands mots. La République n’est pas seulement un « Embrassons-nous Folleville ». C’est une exigence. C’est une discipline. Et c’est un courage.
– Les trois valeurs de la République – Liberté, Égalité, Fraternité – ont été scandées et répétées depuis la tuerie de Charlie. Que pensez-vous de ce rappel et de cette invocation ?
R. D. : J’avais craint à un moment que la liberté fasse oublier l’égalité et la fraternité. Je suis content de voir la sainte devise républicaine retrouver sa plénitude, au demeurant complexe, voire contradictoire. Fraternité, oui. Tous les hommes sont frères et il n’y a pas d’un côté les croyants et les incroyants, les impies et les élus. Affirmer que tous les hommes sont égaux, c’est rappeler qu’il n’y a pas de privilège de naissance conféré par une grâce surnaturelle. Liberté, bien sûr, mais dans le cadre des lois. La liberté d’expression a toujours été encadrée, depuis la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La loi du 29 juillet 1881 pose que tout citoyen peut écrire et imprimer ce qu’il veut, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. La République, c’est l’état de droit et le respect de la loi.
– Après la tuerie et cette unanimité très démonstrative, très impressionnante, sur quoi peut-on fonder un après ?
R. D. : La question de fond est de savoir si un moment d’unanimité peut se transformer en une pratique effective. On peut espérer le retour du politique, c’est-à-dire la supériorité du politique sur l’économique. Le grand événement contemporain en Occident est l’avènement du Nombre, escorté de la Figure, le règne de la dictature comptable du chiffre, accompagnée par celle de la photogénie. La sphère économique doit retrouver sa position de subordonnée. Nous devons retrouver les finalités. Exiger que nos responsables cessent d’être des comptables bruxellois, uniquement préoccupés par le sublime objectif de réduction du déficit et par le non moins sublime grand dessein, le passage du rail au transport par autocar. On peut espérer qu’ils retrouvent la France comme une personne et plus comme une entreprise. On peut espérer qu’ils retrouvent l’Histoire, c’est-à-dire la mémoire et l’espoir. Que le sondage ne soit pas l’alpha et l’oméga de leur conduite. Que le politique retrouve sa dignité. En France, la politique a été une religion séculière depuis 1789. Si vous mettez fin à cette religion séculière, c’est la religion révélée qui va devenir une politique. Nous y avons échappé grâce à notre héritage chrétien et à notre tradition de laïcité républicaine. On risquerait d’y revenir si le vide d’appartenance et le vide symbolique persistaient. Considérer enfin que l’éducation n’est pas uniquement destinée au marché du travail mais qu’elle peut aussi servir à la transmission du savoir.
– Comment retrouver un sens fondateur ?
R. D. : Il passe par une refonte de l’école, le retour à ses principes. Qu’elle redevienne un lieu d’instruction et non un lieu d’animation. Non pas adapter les consciences à l’état de la société actuelle mais apprendre à penser par soimême. Pour apprendre à se passer de maîtres, il faut des maîtres. Des maîtres correctement payés et respectés dans leur dignité. Quand l’échelle des valeurs est indexée sur l’échelle des revenus, la tâche est difficile.
– La fraternité, tout le monde semble sacrifier à cette valeur.
R. D. : J’ai fait un livre sur le sujet, Le Moment fraternité. La fraternité est le contraire de la fratrie, et de la biologie. C’est le sens et non le sang qui la constitue. Elle consiste à s’unir par le cœur et la tête. Il n’y a que des moments-fraternité commandés par la détresse, la fragilité, la vulnérabilité. La fraternité, c’est la reconnaissance d’une paternité symbolique. On est frères en Christ, en une valeur qui vous dépasse. Il n’y a pas de fraternité sans sacralité. Aujourd’hui, on vit dans l’illusion de l’individu qui est son propre père. Ça ne marche pas. Dans le défilé du 11 janvier, nous avons récupéré la fierté. Par le drapeau, par La Marseillaise, par l’affirmation qu’on peut être français sans être franchouillard et que nous n’avons pas à baisser la tête devant d’autres cultures. L’héritage de la France passe aussi par la gauloiserie à la Wolinski comme par la fronde à la Bernard Maris. C’est le génie français.
– Comment en est-on arrivé à ces dérives communautaires, de toutes sortes, de toutes confessions, à ce soudain déluge de violence extrême ?
R. D. : On a remplacé la molécule par les atomes. Pour retrouver la communion, il faut retrouver la molécule. Les atomes juxtaposés, c’est la guerre de tous contre tous. L’idée aussi que le bonheur est la valeur suprême. Or, le bonheur, c’est l’individu. L’illusion d’autosuffisance de l’individu contemporain ne le mène pas bien loin.
– Quel est le défi principal à partir d’aujourd’hui ?
R. D. : La reconquête du symbolique, qui unit. Le diabolique est ce qui divise. Le capitalisme financier est diabolique. C’est chacun pour soi, comme dans un naufrage. Donc, retrouver le fédérateur. Qui dit fédérateur dit sacralité, et qui dit sacralité ne dit pas nécessairement bondieuserie. Les compagnons de la Libération avaient un père, de Gaulle, qui avait un sacré, la France. Qu’estce qu’une sacralité ? C’est ce qui ne se marchande pas, ne se négocie pas, c’est ce qui polarise la limaille et fait d’un tas un tout. La sacralité est ce qui dépasse les hommes, ce qui peut les unir. Mais c’est aux hommes de choisir ce qui les dépasse.
Jean-Claude Raspiengeas
La Croix du 13 janvier 2015
Dossier : Attentats. L’esprit du 11 janvier s’est estompé
Entretien avec Régis Debray, philosophe, directeur de la revue « Médium »22: « Il y avait trop de malentendus, trop d’ambiguïtés »
Le philosophe, qui avait analysé dans La Croix la forte mobilisation qui suivit les attentats (nos éditions du 13 janvier), revient trois mois après sur « l’esprit du 11 janvier ».
– Que reste-t-il de l’esprit du 11 janvier ? De ce « moment-fraternité » auquel tout le monde a cru ou voulu croire ?
RÉGIS DEBRAY : Il reste une émotion, peut-être une prise de conscience. Un moment de communion, donc d’illusion. Mais enfin, il y a des illusions qui font du bien. J’avais tout de suite vu qu’aucune organisation ne naissait de ce rassemblement, comme parfois des comités de liaison se créent. C’est le propre des événements médiatiques de retomber sur eux-mêmes. L’essai n’a pas été transformé. Mais on le sentait déjà. Il y avait trop de malentendus, d’ambiguïtés. Tout le monde était là, mais pas pour les mêmes raisons.
– Avez-vous senti, depuis, davantage de cohésion sociale ?
R. D. : Non ! On s’est aperçu très vite que les banlieues n’étaient pas venues, que les dominants étaient entre eux. Ces orchestrations médiatiques sont leur propre but, leur propre fin. Il ne faut pas trop leur en demander. Ce sont des effusions à fort coefficient narcissique.
– Cette émotion populaire profonde et partagée sur ce crime a-t-elle accentué les fractures communautaires ou permis d’en prendre conscience ?
R. D. : Ni l’un ni l’autre. Elle les a voilées dans un moment d’euphorie que l’on pouvait croire transcendantal mais qui était au fond instantané et destiné à ne pas survivre. Ce qui est ennuyeux, c’est qu’on a sacralisé l’état d’esprit pour le moins léger de Charlie Hebdo, l’idée qu’on peut rire de toute chose, qui est en réalité en porte-à-faux avec les données de l’époque. Notre dernière fête de la Fédération a réveillé un certain sacré républicain. C’est heureux. Il se trouve que ce sacré, pour beaucoup à travers le monde, est sacrilège. C’est malheureux. Autrement dit, ce qui est sacré pour quatre millions de personnes est sacrilège pour quatre cents millions. C’est embêtant. Ce fusionnel n’a pas donné lieu à une réflexion sur les sacralités d’aujourd’hui, sur le rôle du religieux dans les solidarités existentielles. Le réflexe n’a pas embrayé sur une réflexion. C’est dommage.
– Jamais, depuis le 11 janvier, nous n’avons autant parlé de laïcité. Qu’en pensez-vous ?
R. D. : C’est sans doute un opérateur de consensus, commode comme tous les consensus. Il n’est pourtant pas facile de faire refleurir une République laïque dans un monde chaque jour moins républicain qu’hier, où beaucoup qui se disaient maghrébins se disent désormais musulmans, où les Israéliens se disent juifs et les Indiens, hindous… Il faut maintenant entrer dans le vif du sujet : donner de la laïcité une définition claire. On verra que ça ne peut, en aucun cas, être une contre-religion d’état mais simplement un cadre juridique qui a aussi ses interdits et ses contraintes.
– Avez-vous vu ou senti s’esquisser des solutions, des pistes s’ouvrir ?
R. D. : J’ai surtout été frappé que cette grande manifestation d’hommage à la laïcité se soit achevée, le 11 janvier, dans une synagogue. Et que dans ce lieu de culte se soit tenue une sorte de meeting politique. J’ai trouvé curieuse cette concession au communautarisme. Dans la rue, le président de la République, avec un signe religieux ostentatoire sur le crâne, patientait en attendant le chef d’un gouvernement étranger. Par définition, un président n’attend pas. Dans un lieu de culte en France, qui est donc un territoire français, on l’attend mais pas l’inverse. Quand un président de la République porte une kippa et non un chapeau, on peut dire qu’il fait une sérieuse entorse à la laïcité républicaine. Ce sont certes des détails protocolaires, mais qui montrent que nos gouvernants ne sont pas très sérieux dans leur pratique de la laïcité.
– Ces événements nous ont-ils « aidés » à prendre mieux conscience du phénomène djihadiste ?
R. D. : Oui, ils nous ont aidés à envisager plus nettement, plus concrètement le monde musulman en séparant salafisme, djihadisme, soufisme… Ils ont contribué à notre réflexion sur la radicalisation, et donc sur les contre-radicalisations dans les prisons ou ailleurs. Sur le plan politique, toutefois, je n’ai discerné ni stratégie, ni vision du monde, pas même une nouvelle organisation de la diplomatie.
– Que souhaiteriez-vous dans les mois qui viennent ?
R. D. : J’attends une meilleure réflexion sur les différences culturelles à travers la planète, sur l’illusion que nous vivons tous à la même époque parce que nous évoluons dans un même espace. Un milliard de croyants qui ne pensent pas comme nous, ce n’est pas à dédaigner. Et comment combattre avec succès ce qu’on ne s’est pas soucié de comprendre ? J’attends une perception plus aiguë et un certain relativisme. J’attends qu’on fasse un peu plus d’histoire et de géographie.
Jean-Claude Raspiengeas
La Croix du 10 avril 2015
Entretien avec le cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux : « L’avenir n’est pas de s’entre-tuer mais de voir ce que l’on peut faire ensemble »
Pour la première fois, le pape préside aujourd’hui une audience générale interreligieuse, à l’occasion des 50 ans de la déclaration conciliaire ouvrant l’Église au dialogue avec les religions non chrétiennes. Pour La Croix , le cardinal Jean-Louis Tauran explique le sens à donner à Nostra aetate dans un contexte de fortes tensions entre les religions.
– Nous célébrons aujourd’hui le 50e anniversaire de la déclaration du concile Vatican II sur les relations de l’Église avec « les religions non chrétiennes ». Comment entendre aujourd’hui cet appel à la fraternité universelle dans un monde déchiré ?
CARDINAL JEAN-LOUIS TAURAN : Cet anniversaire est l’occasion de nous souvenir de la grande nouveauté de Nostra aetate : pour la première fois, le Magistère reconnaît les parcelles de vérité existant dans les autres religions. Par cette déclaration, l’Église affirme que tous les hommes, toutes les femmes ont un rappo...