La pensée centrale de Camus
Le sentiment dâabsurditĂ©
Pour Camus, lâabsurde nâest pas le rĂ©sultat dâune rĂ©flexion ou dâune analyse rationnelle, mais un sentiment qui sâannonce toujours lorsque la routine qui nous est familiĂšre sâeffondre :
En effet, une fois que lâhomme a commencĂ© Ă douter de son monde habituel, il ne pourra plus jamais sây investir entiĂšrement. LâexpĂ©rience de lâabsurde, une fois quâelle est survenue, ne lâabandonnera plus jamais. La perception immĂ©diate de lâabsurde peut ĂȘtre dĂ©clenchĂ©e par des sentiments ou des Ă©vĂ©nements individuels. Lorsque, par exemple, une relation est rompue et que lâon perd un partenaire dont on considĂ©rait lâaffection et lâamour comme Ă©ternels, tous les autres rapports existentiels sâĂ©branlent aussi rapidement. Tout ce quâil y a peu semblait familier apparaĂźt tout Ă coup comme absurde et Ă©trange. On se rend subitement compte que tout ce quâon tenait auparavant pour des rĂ©alitĂ©s objectives nâĂ©taient que des idĂ©es Ă nous que nous avions imposĂ©es au monde :
Lâappartement ancien au caractĂšre romantique, par exemple, dans lequel nous avons vĂ©cu si longtemps avec lâĂȘtre aimĂ©, les restaurants et les endroits qui nous avaient aimablement reçus, redeviennent tout dâun coup ce quâils sont, anonymes et indiffĂ©rents. Les films dâamour Ă la tĂ©lĂ©vision nous paraissent hypocrites et mĂȘme le romantique sentier de promenade et la nature qui nous entoure montrent subitement leur vrai visage. La nature familiĂšre rĂ©vĂšle en effet tout dâun coup son indiffĂ©rence :
Le diagnostic aussi dâune maladie grave comme le cancer peut dĂ©clencher un sentiment dâabsurditĂ©. Lâexplication mĂ©dicale que la rĂ©gĂ©nĂ©ration des cellules du corps est un processus tout Ă fait ordinaire, que les cellules cancĂ©reuses ne font que continuer de se multiplier de maniĂšre incontrĂŽlĂ©e au-delĂ du besoin naturel, est judicieuse et explicite. Mais pour la personne concernĂ©e, ce processus de division des cellules est et reste une absurditĂ© inadmissible. Il nâest tout simplement pas possible de trouver une place Ă la maladie dans la planification habituelle de la vie, Ă©tant donnĂ© quâelle remet tout en question. Mais, comme le souligne Camus, lâabsurde ne nĂ©cessite en aucun cas de vivre un bouleversement existentiel pour apparaĂźtre trĂšs soudainement dans notre vie :
De nombreuses personnes connaissent par exemple le sentiment bizarre quâon Ă©prouve lorsque lâon regarde du haut du clocher dâune Ă©glise vers le bas une place qui grouille de monde. ObservĂ©s de trĂšs haut, les hommes ne ressemblent plus quâĂ de petits points noirs. Comme des fourmis, ils courent fĂ©brilement dans diffĂ©rentes directions, leurs chemins se croisent Ă cette occasion et, Ă un moment, ils disparaissent Ă nouveau dans le nĂ©ant tandis que dâautres reprennent dĂ©jĂ leur place. Vu de cette hauteur, cette activitĂ© frĂ©nĂ©tique parait ridicule, oui, tout simplement absurde. Peu importe si vraisemblablement chacune de ces personnes sur la place poursuit un but bien dĂ©fini et a peut-ĂȘtre mĂȘme Ă©laborĂ© un plan ambitieux pour son existence, cette activitĂ© semble finalement extrĂȘmement Ă©trange et insignifiante. En effet, si soudainement lâun dâentre eux venait Ă ne plus ĂȘtre lĂ , peut-ĂȘtre parce quâil est mort, cela ne jouerait absolument aucun rĂŽle. Dans toute cette cohue, on ne remarquerait mĂȘme pas son absence. Vu dâen haut, le mouvement individuel des personnes est complĂštement superflu, inutile, en quelque sorte. Toute cette agitation continuelle, les mouvements contraires, le caractĂšre apparemment interchangeable des desseins et des points de rassemblement semblent dĂ©nuĂ©s de sens. Toutes les petites choses importantes et les objectifs qui ont pour chacun une importance tellement grande semblent avec la distance ĂȘtre complĂštement insignifiants, se relativisent en tendant vers le zĂ©ro et, de seconde en seconde, deviennent de plus en plus absurdes pour lâobservateur.
Le caractĂšre inquiĂ©tant de ce sentiment de lâabsurde est encore renforcĂ© par lâintuition que lâon nâest soi-mĂȘme quâune entre ces « fourmis », tout aussi Ă©changeable, tout aussi insignifiante, et tout aussi superflue Ă la marche du monde. On se sent Ă la fin comme un simple point qui se dĂ©place de A Ă B, et qui, Ă un certain moment, ne bouge mĂȘme plus du tout. Camus nous livre un tel exemple de lâapparition de lâab-surditĂ© au milieu du quotidien :
Le sentiment de lâabsurde peut mĂȘme survenir le matin Ă la table du petit dĂ©jeuner, lorsquâune personne que nous connaissons bien nous parait tout dâun coup parfaitement Ă©trangĂšre. Camus dĂ©crit ici lâimpression surrĂ©elle dâun homme qui observe au petit dĂ©jeuner la compagne qui partage sa vie depuis de longues annĂ©es. Il nâarrive plus Ă la percevoir de la maniĂšre Ă laquelle il sâest habituĂ© car, pendant quelques instants, il se souvient de la femme dont il est tombĂ© amoureux il y a de nombreuses annĂ©es, mais qui ne ressemble plus du tout Ă cette femme qui est maintenant assise en face de lui Ă la table du petit dĂ©jeuner.
Naturellement, dans une telle situation, on est tout dâabord irritĂ© puis on se rappelle douloureusement que sa propre femme est devenue une Ă©trangĂšre, quâelle nâest plus celle quâelle Ă©tait autrefois. Quâest devenue la personne aimĂ©e ? A-t-elle autant changĂ© ? Ou avons-nous nous-mĂȘmes changĂ© ? Pourquoi lâam-biance autour de la table du petit dĂ©jeuner est-elle si diffĂ©rente ? Avons-nous perdu le sens de la beautĂ© de notre partenaire ?
Peu importe la maniĂšre dont on rĂ©pond Ă ces questions, pour un instant le monde habituel sâeffondre. On voulait prendre un petit dĂ©jeuner convivial, comme tous les matins, mais au lieu de lâharmonie familiĂšre, on tombe (ne serait-ce que pour un bref instant seulement) sur le caractĂšre Ă©tranger et absurde dâune existence dans laquelle tout se dĂ©sagrĂšge. Pour un bref moment, mais aussi pour une pĂ©riode plus longue, lâabsurde peut nous saisir et mĂȘme devenir une certitude intĂ©rieure. Câest la raison pour laquelle Camus ne parle pas seulement du sentiment, mais Ă de nombreuses reprises aussi du « climat » dâabsurdi-tĂ©. Ce climat se niche tout dâabord dans le cĆur de la personne et devient plus tard une attitude mentale :
En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, les hommes Ă©vitent tant que possible de prendre conscience de lâabsurde et sâefforcent de vivre et agir exclusivement dans le monde qui leur est familier. Ils donnent un sens Ă leur existence et sâaccrochent Ă une routine. Ils structurent leur quotidien, ils se fixent des objectifs professionnels et privĂ©s pour lesquels ils peuvent Ă©numĂ©rer toutes les bonnes raisons possibles. Toutefois, lâabsurde peut Ă©clater Ă tout moment et Ă©branler la familiaritĂ©.
LâabsurditĂ© survient donc toujours lorsque lâhomme ne se reconnaĂźt plus dans ses rapports existentiels. Il se sent ensuite comme expulsĂ© dans un monde Ă©tranger. Ce divorce nâest toutefois pas dĂ» au hasard. Selon Camus, il est inĂ©vitable quâil se produise. Câest pourquoi lâexpĂ©rience de lâabsurde ne touche pas que certaines personnes seulement, mais nous touche tous. Chacun de nous vit Ă un moment ou Ă un autr...