Deuxième partie
7. Duchamp
Vivrait-il encore, aurait-il mis en garde
contre les intoxiqués de la théorie
et du désœuvrement ?
Jean Clair Considérations sur l’état des B-A.
Revenons à la relation de base entre poièsis et technè. Imaginer une poièsis sans technè est aussi absurde qu’une technè sans poièsis. Je peux bien sûr réduire la technique à très peu de choses, je peux la simplifier outrageusement, mais pas au point où, en disparaissant, elle ferait disparaître aussitôt avec elle la poièsis. Et ceci tient en partie au lien fondamental reposant sur la traduction de technè par ars qui fait que je ne peux supprimer la technique sans supprimer aussitôt avec elle l’art bien que l’art n’a de cesse de prétendre qu’il n’est pas qu’une affaire de technique185. Le corollaire c’est que je ne peux réduire à rien l’espace de la création et faire en sorte que la technique occupe tout le terrain. Sauf si je sors de l’aire de l’œuvrement humain et que je considère l’« œuvre » d’un paradisier, par exemple, en prétendant qu’il confectionne son merveilleux piège destiné à attirer la femelle, qui fait office de spectateur attentif à ses prouesses, de manière purement instinctive - piège qu’il referait à l’identique dans mille ans s’il pouvait vivre aussi longtemps et si les conditions de son milieu restaient les mêmes. Ou bien encore si je considère « l’œuvre » d’un ordinateur et ses très beaux dessins faits sur la base d’un algorithme qui permet de produire à volonté ces fractales qui fascinent tant le public - volontiers prêt à y reconnaître plus d’art que dans bien des productions contemporaines.
Il y a pourtant un moyen simple non pas de véritablement briser cette relation entre poièsis et technè, consolidée par deux mille cinq cents ans de métaphysique, mais de transformer radicalement le profil de l’aire d’œuvrement : c’est de ne rien faire tout en produisant quelque chose - ce qui paraît absurde, voire impossible. Duchamp a été le premier à affronter cette absurdité et par là même il a été le premier à rendre possible la thématisation de la fin de l’aire de l’œuvrement humaine reposant sur la mobilisation triangulaire du travail, de la technique et du démiurge humain, qui crée et ne produit ni par instinct ni selon un mécanisme, et ne se positionne pas non plus comme un artiste sans œuvre. Avant et après Duchamp, l’aire d’œuvrement occidentale ne pouvait plus être la même186.
La démonstration de Duchamp part comme on va voir de la différence entre œuvre et produit, si simple en apparence et que la métaphysique de l’œuvre éprouve tant de peine pourtant à articuler, car bien sûr l’œuvre est aussi un produit et elle est en même temps plus que la chose produite - c’est même tout le sens de l’aire d’œuvrement positionnée au surplomb de la poièsis.
Avant d’aller plus loin, demandons-nous si Duchamp est véritablement le premier à avoir remis en question de manière aussi radicale les fondements de l’aire d’œuvrement occidentale ? Ne peut-on dire que ce que l’on appelle les images acheiropoïétiques, littéralement « non faites de main d’homme », comme le fameux voile de Véronique, introduisent une distorsion dans la relation fondatrice de tout œuvrement humain187 ? Ne sommes-nous pas ici en présence d’images qui sont pure poièsis, poièsis sans technè, voire sans ergon, sans travail véritable ? Car dire que ces images font appel à une technique ou à un travail c’est aussitôt les humaniser, c’est blasphémer. Mais c’est justement, du fait d’être « non faites de main d’homme », qu’elles sortent du périmètre de l’œuvrement humain. Elles constituent une limite inatteignable par l’homme. Et on sait que tout un versant du discours néoclassique sur la peinture tendant à accréditer l’idée que la main du peintre ne jouerait aucun rôle dans l’exécution mais bien plutôt sa volonté, joue avec cette limite188.
Or ce que Duchamp a tenté, il l’a tenté à l’intérieur de cette aire, autrement dit à l’intérieur d’une aire où tout ce qui est produit l’est désormais « de main d’homme ».
Ce point fixe dont Duchamp s’est servi pour soulever l’aire d’œuvrement est passé à la postérité sous le nom de ready-made. La raison pour laquelle le ready-made occupe une place centrale dans la généalogie de l’œuvrement et du désœuvrement dans l’histoire de l’aire d’œuvrement occidentale, c’est précisément parce qu’il consomme le point de séparation maximale entre la technè d’une part, la poièsis d’autre part. Mais séparation ne veut pas dire rupture. Car s’il y a avait eu rupture il n’y aurait pas eu œuvre. La particularité du geste de Duchamp, c’est qu’il incarne aussi bien la forme la plus radicale de désœuvrement, tout en étant un réœuvrement que l’aire d’œuvrement a dû se résoudre à admettre avec beaucoup de résistance. Il est la transgression d’une limite que l’aire d’œuvrement dominée par le concept de poièsis n’a jamais réussi à matérialiser véritablement : celle entre œuvre et produit. Car si on examine une à une les raisons qui pourraient justifier ce partage, on voit qu’elles ne tiennent pas.
Ce qu’a tenté Duchamp c’est de produire une œuvre qui ne soit pas aussi un produit, ce qu’elle avait toujours été jusqu’ici.
La séparation maximale entre poièsis et technè que représente le ready-made ne peut être obtenue que parce que l’un des trois stabilisateurs disparaît - qui ne peut être la technique… Il n’en reste donc plus que deux : le travail et le démiurge (alias créateur, artiste, poète, etc.).
Cette séparation est paradoxale en ce sens que l’objet, par exemple un porte-bouteille, ne peut-être déclaré ready-made, au sens de prêt à être employé, que parce qu’il résulte d’une certaine poièsis articulée à une certaine technè. La poïétique du ready-made présuppose donc que le travail de fabrication a déjà été fait, et qu’il est donc inutile de le refaire - y compris en le représentant selon le régime de la mimésis. C’est d’une certaine façon une poïétique de l’à-quoi-bon ou du suspens - et non du suspense. Il n’y a aucun suspense dans le ready-made. C’est comme si un peintre sollicité pour peindre un portrait répondait à quoi bon refaire ce qui existe déjà sous prétexte que notre portrait est déjà pour ainsi dire collé sur notre visage, (d’où l’expression « voulez-vous mon portrait ? » adressée à quelqu’un qui vous dé-visage, comme si justement il essayait de l’arracher). On sait bien cependant que le peintre n’est pas sollicité sur la base du présupposé qu’il va refaire quelque chose qui existe déjà, mais quelque chose de différent, de nouveau, autrement dit une œuvre en tant que produit d’une poièsis consistant à transposer notre portrait. On retrouve tout ça dans le ready-made mais comme atrophié, suspendu.
La mise en situation du ready-made par Duchamp résulte d’une technè réduite à sa plus simple expression. Elle consiste, comme on sait, à choisir un objet fini puis à le transférer dans un autre lieu ou un contexte qui n’est pas le sien. Au cours de ce transfert, la technique met entre parenthèses la valeur d’usage de ce qui, en tant que produit, était prêt à servir et qui avait été conçu spécifiquement pour ça. Elle sait que l’objet choisi pour être transféré n’a pas vocation à être déplacé du lieu où il se trouvait et où il était reconnu dans sa valeur d’usage, dans cet autre lieu où on veut lui faire jouer un autre rôle. Cette technique fait subir pour ainsi dire un dépaysement à un ready-made qui n’en sera véritablement un que lorsqu’il aura rejoint son nouvel espace de présentation.
L’une des particularités phénoménologiques de cette technique tient à son caractère déictique puisqu’elle consiste à désigner quelque chose : « Ceci », « cet urinoir », « ce porte-bouteille ». Et on voit aussitôt comment se dessine une certaine parenté avec le « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte qui lui aussi relève de la déictique inscrite à même le tableau sous forme de légende. On peut même remarquer que Fontaine (le vrai nom mi-poétique mi-comique du ready-made urinoir) renferme un énoncé déictique négatif à la manière de Magritte : contrairement à ce que vous pourriez croire en vous fiant à votre vue, eh bien « ceci n’est pas un urinoir ». Ou plus exactement : « ceci n’est plus un urinoir » (tout en continuant de l’être). Quelque chose lui a été arraché, sa valeur d’usage, son être-produit pour parler comme Heidegger, mais qu’on ne voit pas à proprement parler, car il ne s’agit pas d’un morceau de cet objet. Lorsqu’on voit un urinoir on sait simplement que l’on peut s’en servir pour un certain usage. Rien à proprement parler ne disparaît dans le ready-made.
Ce qui rapproche aussi le ready-made de l’œuvre de Magritte, c’est le fait qu’il semble que l’on pourrait se passer de la représentation de la pipe pour comprendre de quoi il retourne quand on dit « ceci n’est pas une pipe » en présence de l’image d’une pipe. On retrouve ici l’à-quoi-bon qui ne porte plus sur la question de refaire quelque chose qui existe déjà (un porte-bouteille par exemple), mais sur celle de peindre, de faire œuvre de quelque chose que l’on peut aisément se représenter dans son imagination. J’aurais alors l’air de faire du « ceci n’est pas une pipe » un ready-made au sens d’une œuvre qu’il est inutile de faire puisqu’elle est pour ainsi dire toute faite dans ma tête, une fois bien sûr qu’on m’a expliqué de quoi il retourne. Mais en faisant cela je courcircuiterais la poièsis, ce que ne fait justement pas le ready-made qui s’appuie sur elle, qui lui fait confiance pour ainsi dire, comme s’il voulait réconcilier enfin ces deux choses que l’on essaie éternellement de séparer : le produit et l’œuvre - pour mieux les séparer encore et de façon pour ainsi dire définitive.
Si je ne peins pas le tableau, je ne produis rien ; et il n’y a pas dans le monde un produit (avant qu’il n’ait été peint par Magritte) intitulé « ceci n’est pas une pipe » dont je pourrais dire qu’il est ready-made. Quant à dire qu’il est ready-made dans ma tête ça n’est pas non plus satisfaisant, car je ne peux à proprement parler prendre ce ready-made pour le transporter ailleurs, dans un musée par exemple. Il faut donc le fabriquer, et pour cela il faut mobiliser un certain travail. L’énoncé « ceci n’est pas une pipe » n’est pas attaché à la représentation d’une pipe spontanément ; il faut les mettre ensemble sur un même tableau en faisant appel à une certaine technique (qui n’est pas celle du ready-made). « Ceci n’est pas une pipe » ne peut pas être un ready-made en raison même de la nécessaire présence de cet énoncé dont la production relève de la poièsis.
Une pipe seule, achetée dans un magasin, peut tout à fait être un ready-made si j’en décide ainsi (ce point de la « décision » va être éclairé sous peu). Une pipe accompagnée de l’énoncé « ceci n’est pas une pipe » n’en est plus un, sauf si, prenant le tableau de Magritte de l’endroit où il se trouve et le transportant ailleurs je le revendiquais comme ready-made - ou plutôt ready-made inversé189 ! Et encore, comme on va voir cela ne suffirait pas.
Ainsi, bien qu’elle présente extérieurement une forme de désœuvrement par le fait même qu’on peut se poser à son propos la question de l’à-quoi-bon faire œuvre de ça puisqu’on en sait tout avant même de l’avoir produite, l’ancrage de l’œuvre de Magritte dans la poièsis (et de facto dans une technique picturale) est essentiel190. Nous nous poserons ultérieurement la question, et elle est fondamentale, de savoir s’il en est de même du ready-made, autrement dit : pourrait-on s’en tenir dans son cas à la simple expérience de pensée ou bien sa production effective est-elle indispensable à la manière du tableau de Magritte ?
Afin de donner le maximum de portée à la séparation entre technè et poièsis, le geste de Duchamp, et il a lui-même explicité cette condition à plusieurs reprises, suppose cet autre savoir que l’élection de l’objet se fasse par-delà toute considération d’attrait pour la forme, autrement dit par-delà toute considération de goût (bon ou mauvais191) : « Mon idée a été de trouver, de choisir un objet qui ne m’attirait ni par sa beauté, ni par sa laide...