Première partie
La dynamique émotionnelle de la négociation
Antoine devait négocier avec Myriam, son fournisseur, sur des délais de livraison plus courts pour sa commande de biens industriels.
Antoine
« Je ne comprends pas, j’avais bien préparé mes arguments et ma position, j’avais bien compris le risque de l’absence d’accord. Je suis entré dans cette négociation en étant très confiant sur la capacité d’en sortir efficacement. C’était pour moi une négociation très importante, je ne pouvais pas me permettre d’échouer. La personne en face a été très dure, je n’ai pas réussi à la convaincre, elle ne m’a pas cru et m’a attaqué personnellement. J’ai eu l’impression d’avoir à faire à un mur. Je crois que Myriam a pris rapidement ombrage de ma position, elle a cru que je la prenais pour une idiote à répéter mes arguments, elle m’a dit alors qu’elle n’avait plus confiance en moi. J’ai eu peur que nous n’avancions pas, aussi j’ai cédé sur des points importants. Nous avons trouvé un accord, mais je reste mécontent. Car finalement je n’ai pas obtenu ce que je voulais, à savoir une réduction des délais de livraison. »
Myriam
« Cette personne est arrivée et a été très agressive dès le début, je n’ai pas compris ce qu’elle voulait, donc j’ai décidé de ne rien céder. Comme elle insistait vraiment, j’ai été obligé de lui montrer à qui elle avait à faire et que je n’étais pas du genre à me laisser impressionner. Et ça a marché car elle a fini par faire des concessions, heureusement, sinon je serais partie. Donc j’ai tenu tête et j’ai obtenu quelques points. Je n’aurais pas ce que je voulais vraiment, c’est-à-dire une baisse du coût de livraison, mais bon il faut savoir tenir tête aux gens obtus et on obtient toujours un peu. »
De nombreuses négociations échouent lors d’une dynamique inscrite dans un modèle qui est proche de cet exemple. Les protagonistes viennent à la table de négociation préparés et conscients. Mais des jeux psychologiques complexes se créent entre les parties. Ils perturbent les discussions et prennent le pas sur le contenu. Les enjeux personnels et psychologiques se mettent à contrôler la dynamique. Et les accords possibles - qui pourraient être simples - s’échouent sur la falaise des émotions.
On peut décrire une négociation comme une recherche d’accord rationnel, où chacun vient à la table avec des demandes et des capacités de concession, et la discussion rationnelle aboutit à un accord bénéfique à toutes les parties. Mais ce schéma est très théorique et dans la plupart des négociations difficiles, des interventions émotionnelles des deux côtés viennent perturber les débats rationnels.
L’objectif de cette première partie est donc de comprendre les émotions en jeux dans une négociation afin de développer des outils pour améliorer notre maîtrise des négociations.
La situation émotionnelle des parties
Les émotions dans la négociation
Une négociation peut être décrite comme un rapport entre deux personnes, qui essaient de résoudre une question d’interdépendance, avec des besoins divergents. Négocier, c’est chercher une solution commune à partir d’intérêts divergents. Une négociation est une méthode de résolution d’un conflit d’intérêt ou de position ou les parties sont interdépendantes. « Je veux quelque chose, mais c’est l’autre qui a le pouvoir de me la donner ».
- Je veux vendre à un prix plus élevé, mais l’autre peut acheter à un concurrent moins cher.
- Je veux partir à la montagne en vacances, mais mon compagnon préfère la mer.
- Je veux obtenir un délai dans le rendu de mon projet car nous sommes en retard, mais mon manager veut qu’il soit terminé vendredi.
- Je veux obtenir une belle augmentation de salaire, mais notre entreprise ne fait pas de bénéfices et mon manager n’a qu’un petit budget.
Chaque partie arrive à la table des négociations avec son expérience, ses attentes, ses peurs et ses contraintes. La négociation n’est pas un programme informatique qui trouve un point entre deux positions, selon des algorithmes précis et rationnels. Si on négocie, c’est justement que l’on a besoin de parler, de comprendre, de toucher à l’humain. Sinon, un programme qui recherche le prix en fonction de critères préétablis serait suffisant, comme ceux qui fixent le prix des actions à la bourse. Ou bien on pourrait négocier facilement par email.
Une négociation est une discussion rationnelle, car réalisée par des acteurs adultes, rationnels, capables de réfléchir et de décider. Une négociation, c’est aussi une discussion émotionnelle, car plein d’enjeux, d’envies, de peurs ou de besoins psychologiques.
La nombreuse littérature qui analyse les négociations insiste beaucoup sur un modèle de protagonistes rationnels. Ces acteurs préparent leur négociation, sont conscients de leurs besoins ; ils ont analysé leurs possibilités et se préparent à un échange d’argumentq pour emporter la négociation et trouver un accord.
Le modèle rationnel est le cœur du sujet de nombreuses études autour de la négociation. Il est évident que les premières questions qu’on doit se poser pour essayer d’améliorer ses capacités de négociation sont de l’ordre du rationnel : comment préparer ses objectifs, quels sont les outils à utiliser, quelles sont les préparations à mettre en place ?
De nombreux manuels décrivent des modèles pour décrire les différents stades qui rythment une négociation et indiquent comment agir, quels outils utiliser, quelle manœuvre mettre en place. Souvent ils décrivent d’excellents outils pour professionnaliser les négociations.
Un acteur rationnel mesure les enjeux, fait des propositions, discute de ses valeurs, fait un choix et prends des engagements. On peut résumer la partie rationnelle d’une négociation à ce processus-là. Il est assez simple, mais ce n’est que la partie émergée de la négociation. Comme l'image classique de l'iceberg, la plupart des mouvements sont invisibles et n'appartiennent pas à la sphère rationnelle de notre esprit.
En effet, il est assez rare que dans la vie réelle, on puisse négocier simplement et rapidement. Même dans des cas assez classiques, les discussions deviennent souvent complexes, difficiles et laissent les acteurs frustrés ou inefficaces.
Si la pure rationalité était l’unique constituant des négociations, la paix régnerait sur toute la planète. L’exemple frappant, et souvent utilisé, de la situation inextricable du Proche-Orient montre que ces négociations ne sont pas juste réalisées par deux groupes discutant des modalités pour vivre sur le même territoire. La mémoire de leurs passés, les peurs complexes de l’avenir, jouent un rôle essentiel dans les enjeux de ces discussions. Ils ont surement en tête les intentions cachées qu’ils imaginent chez l’autre. Il est possible qu’ils se disent « vous me faites ici une proposition rationnelle, mesurée et intéressante, mais c’est pour mieux me manipuler et obtenir un avantage contre moi ». Chaque partie prête à l'autre des objectifs cachés et qui justifient des décisions - ou l'absence de décision - sur des points rationnels. Le continent émotionnel est plus important pour expliquer la dynamique de négociation que d’imaginer une série de validations rationnelles des propositions.
Pour autant il est vrai que le modèle de l’acteur rationnel est excellent, car c’est avec cette attitude qu’on obtient les meilleurs résultats, en gardant le contrôle des échanges avec une posture la plus rationnelle possible. Les manuels nous enseignent de rester rationnel, assez froid, distant pour pouvoir négocier avec habileté. Et nous analyserons dans le détail pourquoi.
Toutefois dans la plupart des cas, il est très difficile de tenir le rôle de négociateur rationnel des deux côtés. L’autre partie peut dangereusement essayer de jouer de l’autorité, jouer des jeux pervers de pouvoirs, menacer, intimider, refuser la négociation, élaborer des tactiques manipulatoires. Ou bien le négociateur peut avoir peur, perdre ses moyens, ne pas arriver à contrôler la discussion. Souvent les enjeux sont trop grands pour que chaque partie succède à ne pas se laisser déborder par les émotions. Il est facile de donner son opinion sur les négociations des autres, mais quand il s’agit de négocier son salaire, le prix de vente de sa maison et de négocier dans son couple, les meilleurs négociateurs perdent leurs moyens, ils sont submergés par leurs enjeux émotionnels.
Une attitude classique de la littérature de management est d’enjoindre le lecteur à cacher ses émotions, à se focaliser sur les processus rationnels et maîtrisés, à se tenir froid et distant. Et en même temps, toute une littérature managériale parle du Quotient Emotionnel, de leadership et de motivation et nous enjoint de développer nos capacités à convaincre, à raconter des histoires, à faire appel à l’émotion pour pouvoir agir sur les autres. Il y a donc l’apparence d’un paradoxe. Faut-il en négociation être le plus proche possible du robot, ou faut-il prendre en compte les émotions, tel le manager moderne ? Pour résoudre ce paradoxe, nous allons analyser les émotions à l’œuvre dans les négociations.
Les émotions sont constitutives de notre être, de notre rapport au monde. Un être sans émotion est un ordinateur, un robot. Il est capable de mesurer, de comparer et de prendre des décisions selon des calculs purement rationnels, mais très limité à son programme précis. Or les rapports humains sont remplis d’émotions, d’ambitions, de volonté. La base même d’une négociation est la rencontre entre une volonté et un projet rationnel. Deux ordinateurs à qui on donnerait toutes les données sur les rapports de force et de volonté au Moyen-Orient, sur une négociation de prix, ou sur les avantages d’un week-end à la montagne n’arriveraient pas à convaincre les deux parties que le scénario calculé est le meilleur possible pour eux. Car il leur manquerait la volonté d'aboutir, le désir d'obtenir plus et de résoudre la peur de perdre.
La partie rationnelle et la partie émotionnelle de notre cerveau ne sont pas déliées. Elles ne fonctionnent pas séparément, elles sont liées, s’influencent réciproquement et entrent en jeu en même temps. L’émotion est plus rapide, on s’enflamme d’abord avant de se raisonner, mais on ne dissocie pas les deux processus. Ils sont concomitants.
Le modèle de l’acteur rationnel est intéressant, mais il est insuffisant pour comprendre ce qui se passe dans une négociation et pour nous permettre d’être plus efficace. On entend parfois au sujet d’un négociateur « il est très fort », ou alors un négociateur qui annonce fièrement « j’ai été inflexible ». Ces locutions montrent que la capacité d’un négociateur va au-delà de son habileté à calculer, prévoir, mesurer.
Ainsi, si un acteur purement rationnel entre dans une négociation avec une série d’arguments très forts mais rencontre des protagonistes très émotionnels, il ne réussira pas à trouver une solution. Le négociateur ne peut pas être uniquement un animal froid et détaché qui applique des règles. Il est contre-productif d’essayer de contraindre l’autre à être aussi un animal froid ; l’émotionnel des protagonistes est un ciment pour bâtir des négociations efficaces, ou en tout les cas, apprendre à améliorer sa capacité à négocier.
La négociation est un processus dans lequel les protagonistes projettent des enjeux importants. Une négociation n’est pas seulement un débat rationnel sur des calculs. Face à une feuille Excel, savoir que si l'on augmente ses coûts de production de 5 centimes par produit, cela entrainera une augmentation des coûts de production totale de 7%, n'est pas une négociation, c'est un calcul. C’est une négociation si les enjeux autour des coûts de production sont différents parmi les protagonistes.
Si dans un échange entre êtres humains, on arrive à une négociation, c’est bien parce que les discussions rationnelles immédiates n’ont pas permis de trouver une solution. Une négociation existe parce que les protagonistes ont des enjeux complexes. Ces enjeux donnent du sens aux discussions, car ils placent ces discussions dans un réseau de relations, de significations, de conséquences, de causes. Décider d’un week-end à la mer ou à la montagne, est-ce vraiment important ? Et pourtant tous les couples vivent des crises, démarrées sur un sujet anodin mais sur lequel toutes les émotions convergent. Les enjeux personnels complexifient fortement les discussions rationnelles et nécessitent de dépasser la mise au point simple pour passer dans le domaine de la négociation, lieu des émotions.
Imaginons un directeur commercial qui négocie le prix de vente de ses produits avec un client. Évidemment, la volonté des deux parties est différente : l'un veut vendre à un prix élevé et l'autre veut réduire ses coûts d'achats ; il s’agit d’une négociation commerciale classique. Pourtant les enjeux personnels peuvent être plus ou moins importants. Si le directeur commercial essaie d'atteindre un niveau de chiffre d'affaire qui lui permettra d'atteindre une grosse prime, cette négociation devient plus importante que la même discussion, tenue trois mois auparavant. On pourrait imaginer que son entreprise va mal et qu'à travers cette négociation, il essaie de conserver son poste en danger. Les émotions qui vont le traverser vont différer, suivant les enjeux qu'il met dans cette négociation et qui n'ont pas de lien avec la partie rationnelle, calculatoire de la négociation. Et selon ces enjeux intérieurs, ses réactions seront très différentes. Au contraire, si notre directeur commercial a atteint son quota de chiffre d’affaire du trimestre, il arrivera avec une grande liberté, acceptera facilement de ne pas conclure sa vente. Sa situation personnelle, ses enjeux personnels ont plus d’impact sur la négociation que les questions de prix, de coût, de calcul précis.
La négociation est une discussion entre personnes humaines ; c’est la recherche d’un accord basé sur les besoins des parties. Or ces besoins sont complexes ; ils sont liés à de nombreux enjeux à l’intérieur du cerveau de chaque partie. Et ces enjeux définissent le cadre émotionnel de la négociation.
Une discussion sans enjeu n’est pas une négociation, c’est une simple transaction. L’exemple le plus simple est l’achat d’une baguette de pain dans une boulangerie. Chaque partie est consciente et claire sur ce qu’il va se passer : l’échange d’argent contre une baguette. Ce n’est pas une négociation, c’est une manière transactionnelle de régler un rapport humain. On entre en négociation quand les possibilités de trouver une solution rapide et simple à un besoin ont été épuisées, que ce soit la transaction simple ou une demande autoritaire.
Nous vivons dans un monde où la règle est l’intensification des rapports humains. Les relations au travail sont de plus en plus complexes et en période de crise et de redéfinition économique, les enjeux sont de plus en plus importants pour chacun des acteurs. La pression sur les résultats augmente, les risques présents dans les interactions augmentent. Donc la charge émotionnelle des parties est en augmentation dans beaucoup de négociations.
Si les relations économiques ont de plus en plus d’enjeux, les négociations dans la vie courante sont elles aussi pleines d’enjeux. Discuter d’un projet d’achat d’une maison avec son compagnon, demander une augmentation à son manager, négocier un délai dans un projet dont on est responsable, sont des situations avec un fort enjeu. La vie personnelle et professionnelle est remplie d’émotions et d’enjeux complexes et interdépendants.
Ces enjeux nourrissent notre machine émotionnelle et repoussent ou endorment notre capacité à maîtriser rationnellement les discussions. Ils créent des tensions, des difficultés qui nous éloignent de la résolution simple des négociations. Ces tensions, ces enjeux, sont le terreau des émotions qui vont grandir et agir sur la négociation. Si un négociateur professionnel et aguerri est capable de gérer toutes ces tensions avec un grand professionnalisme, la plupart d’entre nous ne le sont pas. La bonne nouvelle est qu’on peut progresser. Un des objectifs principaux de ce livre est d’aider à comprendre ces émotions pour permettre de progresser en négociation.
Très souvent, les protagonistes déroulent des jeux de pouvoirs et d’autorité, appliquent des outils manipulatoires, par pur calcul rationnel. On pourrait penser que la partie rati...